Chapitre 16  LANDYN

 

J’ai encore du mal à vivre avec ce que j’ai découvert en rentrant. On l’oublie, ça pâlit, heureusement d’ailleurs, puis ça s’agrippe à nouveau quand on s’y attend le moins. Le ciel était léger, ample et d’un gris acier. Mais je savais que quelque chose clochait. C’était trop tôt le matin pour que la porte soit ouverte, et Chien, qui est entré avant moi, est ressorti sur le béton ciré en laissant des empreintes ensanglantées. Je me suis rué hors du pick-up en appelant Cessie et Vale, mais aucun des deux n’a répondu. Je suis entré, j’ai vu du verre, des lampes renversées et des rideaux à terre. Nos mondes oscillent dans un sens puis dans l’autre. J’ai crié leurs noms. Jusqu’au couloir qui menait aux chambres, et c’est là que je l’ai vue étendue devant celle de Vale dans une grande flaque de sang, le bout de ses doigts effleurant la porte fermée.

 

LE garçon est arrivé de Dieu sait où, couvert de boue et de vomi, comme s’il avait vu un fantôme. Il en avait peut-être vu un.

« J’avais envie de voir Ma », a-t-il dit.

Je ne savais pas ce que ça signifiait, mais en disant ça il a brisé mon vieux cœur fatigué.

On avait tous été témoins d’apparitions ces derniers jours. On sentait un frisson étranger flotter autour de nous. Ce n’est pas que j’avais peur, j’essayais juste d’être vigilant au cas où le vent tournerait. On n’est pas hanté par ce qui nous fait peur, mais par ce qu’on désire. Si on n’est pas attiré par la chose qui nous poursuit, alors ça reste une chose, ou une personne, ou une renarde, peut-être, et qui ne signifie rien de plus. Ce qu’une apparition représente, c’est le désir qu’on a pour quelqu’un dans une forme autour de laquelle on peut enrouler son cerveau. Alors, on autorise la chose qui nous hante à s’installer en nous et la magie opère. Un moment comme celui que j’avais connu avec ma renarde, quand au lieu que ce soit elle qui me hante ou qui me chasse, c’est moi qui me suis lancé à ses trousses. Où que j’aille, je la guettais, je croyais apercevoir sa queue, je suivais ses traces dans la boue près de la menthe aquatique, et je l’avais observée avec ses petits lors de cette soirée embrasée. On se met à chercher la chose qui nous a tellement terrifiés. Pas seulement la renarde. Je sais que la mère du garçon le hantait aussi. Qu’il la cherchait partout, qu’il s’imprégnait du moindre mot la concernant.

Vale est parti prendre un bain puis je l’ai entendu monter se coucher. Je lui ai apporté un thé mais il dormait déjà.

Je suis allé rendre visite au jeune Thomas. Qui dormait aussi, comme si tous les deux avaient prévu de se retrouver en rêve, alors je lui ai laissé une part de tourte au porc et le journal accompagné d’un petit mot. Quand Thomas vivait avec nous, les gosses devaient partager un lit, et il arrivait souvent qu’ils se retournent, s’étirent ou gigotent dans leur sommeil, au même moment. Tandis que je regardais Thomas se reposer, j’ai songé que c’était peut-être justement ce qui était en train de se passer. J’ai aussi parlé avec une infirmière.

J’étais perturbé par ce que mon garçon m’avait dit de sa mère le matin même. Il avait tellement de mal avec ça. Mais qu’est-ce qu’un vieil homme en sait ? Je savais ce qu’il avait vu la nuit où elle était morte à Kabwe, mais j’ignorais comment ça l’affectait.

 

Je me suis arrêté à l’Admiral sur le chemin du retour. Un beau demi en guise d’en-cas s’imposait. J’étais encore secoué d’avoir vu Vale rentrer à moitié trempé de chagrin. Il n’y avait pas de doute, il avait passé la nuit à se débattre avec ses démons, et à son odeur on aurait pu croire qu’il s’était baigné dans le Styx.

Le joli brin de fille était là.

« Bonjour.

— Salut. » Elle avait l’air un peu plus taiseuse que d’ordinaire.

« Comme d’habitude, mais un demi.

— Ça caille dehors, hein ?

— C’est rien de le dire.

— Votre chienne est pas avec vous ? Elle va bien ?

— Oh, elle va pas fort. Un mauvais jour. J’ai préféré la laisser à côté du feu.

— Tenez. » Elle a poussé le demi vers moi. « Vous voulez manger quelque chose ?

— Vous avez quoi ? Je prendrai des grattons s’il y en a.

— Bien sûr. » Elle s’est figée un moment – ça m’a étonné – puis elle s’est retournée pour en attraper un paquet. « Tenez. »

J’ai avalé une grande gorgée. Un remède venu tout droit des officines de la nature.

« Que c’est bon. Vous venez de sauver la vie d’un vieil homme. Rude matinée, mais voilà qu’elle est presque oubliée.

— Désolée d’entendre ça. Ça a un rapport avec Tom ? Walker ?

— Tiens ? Vous le connaissez ?

— Pas vraiment. Il vient ici, enfin il venait avec, vous savez, avec Vale.

— Ah, alors comme ça vous avez eu le plaisir de faire la connaissance de mon fils aussi ? » Il se peut que je n’aie pas fait attention à mon expression et que j’aie froncé les sourcils en disant ça.

« Ouais. En quelque sorte. » Elle a essuyé le comptoir devant moi. « Je peux vous demander, est-ce qu’il est, enfin…

— Est-ce qu’il est… » J’ai bien observé la fille. Des yeux bleus, clairs et ouverts.

« Est-ce qu’il va bien ? » Elle a demandé ça doucement, presque dans un chuchotement.

« Ah, ma foi. » J’ai dû prendre une inspiration. « Je suis pas sûr de ce que vous entendez par là, mais je ne peux pas dire qu’il aille bien.

— OK. Alors ça va. Pas qu’il n’aille pas bien, ça, ça ne va pas. »

Je n’étais pas en terrain connu, je n’avais pas l’habitude que des filles se fâchent avec moi au sujet de mon garçon. Mais elle était clairement du genre à dire ce qu’elle pensait. Le cœur ouvert allait de pair avec les yeux ouverts.

« Il est un peu difficile en ce moment. Un peu nerveux. N’empêche, s’il n’a pas été gentil, vous devriez lui remonter les bretelles. Ne le laissez pas s’en tirer comme ça. »

Ça lui a plu. J’ai vu ça à ses joues qui ont rougi légèrement.

« Peut-être que je le ferai.

— Oui, n’hésitez pas à le remettre à sa place. Et puis, si ça ne vous coûte pas trop, donnez-lui une deuxième chance. Seulement si vous pensez qu’il en vaut la peine. C’est un bon gars. Honnête et loyal. Vous pourriez finir par l’apprécier de nouveau. Je dois reconnaître que, côté savoir-vivre, je ne lui ai pas été d’une grande utilité.

— Oh, je l’aime bien. Mais je ne crois pas que ce soit réciproque.

— Ah, ça, je peux pas savoir. Mais je dirais que c’est lui-même qu’il n’aime pas beaucoup, et moi non plus il ne m’aime pas beaucoup. Il traverse une mauvaise passe.

— OK.

— Il serait idiot de pas vous apprécier. Chez les Midwinter on apprécie toujours une fille qui se laisse pas faire et qui a une belle chevelure rousse. »

Elle a souri.

« Je préfère ça. S’il a pas été gentil, secouez-lui les puces puis attendez la suite pour prendre une décision. Je parie qu’il sera aussi repentant qu’un chiot qui a mâchouillé une chaussure et qu’il essayera de se faire pardonner. »

 

Quand je suis arrivé à la maison j’ai trouvé un mot du jeune Mole sur la porte disant qu’il était passé, et une carte de visite bleue et blanche au nom de M. Mole, avec son numéro de téléphone, etc. Très élégant. J’étais content que ça marche aussi bien pour lui. C’était le plus doux dans cette bande de gars, pourtant il n’était pas gâté par la nature ; mais, pendant que les autres faisaient les quatre cents coups, lui travaillait tranquillement pour se construire une vie, sans oublier d’être un brave garçon.

La maison était toujours calme, d’un calme pesant même, et j’ai pensé qu’une balade apaiserait mon cerveau en ébullition. J’ai eu envie d’aller du côté nord des bois en quête de traces pour voir si ma renarde était sortie. La neige fraîche me dirait si elle traînait encore la patte.

J’ai cherché Pup. Elle était près du feu et n’avait pas l’air de vouloir bouger.

« Ça va, ma puce ? »

Elle a remué les oreilles pour me montrer qu’elle m’avait entendu et elle a levé vers moi un vieil œil fatigué. Elle n’était pas bien. J’ai préféré la laisser tranquille.

« À bientôt, ma vieille amie. Je te rapporterai une pomme de pin à mâchouiller, goûteuse et humide, ça te rappellera l’odeur des bois. Ça te dit ? »

Je me suis redressé et suis sorti, sifflant pour rameuter le restant des chiens.

Le temps était parfait. Clair et froid, avec quelques nuages grumeleux. La neige reviendrait plus tard, mais pour le moment il y avait un répit.

Les chiens étaient contents d’être dehors. Deux dans les haies, un qui se roulait dans quelque chose, un qui creusait, un autre qui le regardait creuser, et la vieille Jessie assise comme toujours à quelques mètres de moi, ses moustaches paresseuses et immobiles. C’était la fille du collie de mon père. Qui s’appelait Mollie. Mollie le collie. Lui trouvait ça drôle, même une fois qu’elle était morte. On s’est remis en route, et on avait à peine traversé deux champs que j’ai senti revenir le calme.

Je me suis arrêté à l’allée du vieux chêne et me suis retourné pour regarder vers Rabbit Hill. Les bois formaient une ligne sur la gauche. Je suis resté à absorber toute cette beauté et, je n’ai pas honte de l’avouer, reprendre mon souffle.

 

Quand j’étais gamin je galopais dans ces champs tous les jours, chassant des animaux, trouvant ceci, cachant cela. En un après-midi je devenais pirate, voleur et roi, et quand je rentrais à la maison mon père me demandait :

« Qu’est-ce que tu as fabriqué, fiston ?

— Oh, rien.

— Il se passe des choses là-bas ?

— Pas des masses. »

Il me faisait un clin d’œil et je restais évasif, je ne disais rien. Puis plus tard, alors que j’étais attablé devant le ragoût brûlant de ma mère, occupé à couler de gros navires de pain dans les profondeurs de la sauce, elle me demandait : « Tu as passé une belle journée, mon chéri ? »

Je ne répondais rien, je haussais les épaules, Pa faisait un autre clin d’œil et je devais me forcer pour ne pas sourire.

Je crois que j’avais un peu du jeune Vale en moi à l’époque, j’avais dans les neuf ans et j’aurais pu tourner pareil. Mais j’ai gardé mon père et ma mère un peu plus longtemps que lui, et quand ils sont morts j’avais vingt-deux ans, et pas de temps à perdre à m’inquiéter de broutilles. J’avais une ferme à faire tourner, le métier à apprendre, et je voulais leur faire honneur pour que les gens disent qu’ils m’avaient bien élevé.

Pas notre Vale ; à neuf ans et quelques il s’asseyait dans un coin, hérissé comme un blaireau qu’on aurait éloigné de son terrier. Cessie se moquait de lui et ça marchait parfois, elle savait y faire. Après sa mort, c’est devenu plus difficile et il a commencé à fuguer. La moitié de la Finn Valley le cherchait, et au moment où la nuit passait du gris au noir le voilà qui entrait par la porte de la cuisine, la bouche en cœur. Je lui demandais où il était passé, il se contentait de répondre : « J’ai marché.

— Marché où ? »

Et il haussait les épaules, pas pour être insolent, mais parce qu’il ne savait pas. Il avait marché jusqu’à ce que son sentiment du moment ait disparu, puis il était revenu – il avait dix ou onze ans.

« Tu peux pas faire ça, fiston, t’es pas en sécurité dehors dans le noir.

— Si.

— T’es en sécurité ?

— Oui.

— D’où tu tiens ça ?

— Y a que des champs et des animaux. On est mieux qu’à la maison.

— C’est quoi le problème à la maison ?

— Des trucs.

— Quel genre de trucs ?

— Des trucs, Pa.

— De quoi tu parles ? »

Il avait haussé à nouveau les épaules mais n’avait pas réussi à cacher une larme naissante.

« Qu’est-ce que tu as vu à l’intérieur, fiston ? Est-ce que tu veux parler de… ta mère ?

— Peut-être.

— Peut-être ? Tu peux me dire quoi ? »

Il a secoué la tête mais n’arrivait pas à cacher les larmes qui lui montaient aux yeux.

Puis j’ai su, avec des douleurs au ventre, que s’il ne pouvait rien me dire c’était pas parce qu’il n’avait rien vu, mais parce qu’il avait tout vu. Et qu’on ne pourrait jamais en parler. Jamais.

Alors, le garçon sortait marcher. Je ne l’ai plus jamais empêché. Au fil des ans, il ressemblait de plus en plus à un garçon au crâne rempli de rats en colère qui le rongeaient, la tête éternellement penchée en avant, on aurait dit une pomme tardive.

Il y avait quelques lapins morts dans les champs. J’étais toujours étonné qu’ils survivent aussi longtemps pendant l’hiver. Quoi qu’il en soit c’était un repas pour les corbeaux qui, à les entendre, avaient faim. Mon cher père disait toujours :

« Drôles d’oiseaux, les corbeaux, qui nettoient les cadavres comme ça. Faut croire qu’ils ont le sens de l’humour.

— C’est leur boulot, je lui répondais. C’est pas une question d’humour, c’est une question de travail. Ils prennent la viande pour débarrasser et pour se nourrir.

— Drôles d’oiseaux. » C’est tout ce qu’il disait.

Pour finir, quand mon cher père a eu le visage rêche, les os du torse saillants et plus de barbe que de souffle, il a disparu, tranquille et pensif. C’était un jeune homme, mais il semblait être à court de poumons. J’ai dû faire venir les pompes funèbres, mais je me suis demandé s’il n’aurait pas préféré les corbeaux. Quand son chien est mort de chagrin quelques jours plus tard, je l’ai emmené auprès de ces mêmes corbeaux, sur Rabbit Hill. C’était l’endroit qu’il fallait. Ils ont planté leurs serres dans ce bon vieux chien et l’ont nettoyé en deux temps, trois mouvements.

Je me suis assis un moment sur une souche. Mon cœur tonnait dans ma poitrine, vif et tranchant. J’ai médité en observant un crâne de lapin posé près de l’entrée d’un terrier sur la berge derrière moi. Pendant quelques mois après notre retour à la ferme, alors que les locataires étaient repartis et que nous avions réinvesti la maison à contrecœur, je trouvais des petits crânes à chaque sortie. Et je sortais beaucoup. Il y avait des jours où c’était trop difficile de rester dans cette maison. Jamais elle m’avait semblé aussi vide. Le jour où on a poussé à nouveau la porte et qu’on l’a trouvée comme on l’avait laissée mais privée de ce qui lui donnait son âme, ce jour-là a été bien sombre.

C’est là que j’ai commencé ma collection de crânes de lapins. Pourquoi, je l’ignore. J’en ai ramassé un, puis un autre, et bien vite j’en ai eu toute une rangée le long du rebord de la fenêtre dans l’atelier. À différents stades de délabrement, avec des petites dents irrégulières ou de grandes cavités oculaires béantes, mais tous blancs et décolorés. J’ai jeté un coup d’œil à celui qui était derrière moi. Par habitude ou pour le plaisir, je me suis penché en arrière pour l’attraper et l’ai mis dans ma poche avec mon couteau et mes cigarettes. J’en ai allumé une.

Cecelia. Je n’avais jamais autant aimé quelqu’un. Qu’est-ce que je ne lui avais pas fait ! J’étais devenu un miséreux : jaloux, possessif, et je nous avais déracinés. Avec quel résultat ? Tout ça à cause de ma peur et de mon échec. J’avais échoué avec la ferme mais, pire que ça, j’avais échoué à l’aimer. À lui montrer mon amour.

Rien de tel qu’un absurde orgueil pour compromettre le bonheur, la vie même de l’être aimé, tout ça pour garder quelques hectares de terre et quelques granges.

« J’avais envie de voir Ma. »

Seigneur. Un frisson m’a parcouru, la chair de poule. Il avait pris le fusil, il était revenu avec. « J’avais envie de voir Ma. »

Les corbeaux se sont agités, ont croassé et leurs ailes noires se sont mises à battre. Il y avait quelque chose dans l’air, quelque chose avec des dents. Mon visage était mouillé de larmes chaudes et prodigieuses. « Oh, Seigneur. Oh, mon garçon. Qu’est-ce que je t’ai fait ? » Je me suis levé, tout chamboulé, et j’ai appelé les chiens, mais je sentais qu’ils avaient filé en haut de la colline. J’avais besoin qu’ils soient à mes côtés. Je voulais rentrer à la maison auprès de mon garçon, le réveiller et lui dire qu’on s’en sortirait.

« Allez, allez, les clébards. » Ma voix était coincée. J’ai essayé de siffler mais ce n’est pas sorti non plus, ma gorge était nouée. Je me suis retourné pour les chercher. Et en dépit des larmes et de la panique, je l’ai vue.

Son pelage cuivré m’a coupé le souffle. Elle ressemblait à un feu de joie, ou encore à une comète, embrasant la neige blanche. Elle s’est arrêtée, à la frontière des bois sombres et des champs couverts de neige propre, pure et parfaite. Et elle a regardé droit dans mon cœur fraîchement brisé.