Jamais plus
Ton visage ne sera pur limpide et vivant
Ni ta démarche telle une vague fugitive
Entrelacée aux pas du temps.
Et jamais plus au temps je ne donnerai ma vie.
Jamais plus je ne servirai de seigneur qui puisse mourir.
La lumière de l’après-midi me révèle les ravages
De ton être. Bientôt la pourriture
Boira tes yeux et tes os
Prenant ta main dans la sienne.
Jamais plus je n’aimerai qui ne puisse vivre
Toujours,
Car j’ai aimé comme s’ils étaient éternels
La gloire, la lumière et l’éclat de ton être,
Je t’ai aimé dans la vérité et dans la transparence
Et il ne me reste même plus ton absence
Tu es un visage de nausée et de négation
Et je ferme les yeux pour ne pas te voir.
Jamais plus je ne servirai de seigneur qui puisse mourir.
Sophia de Mello Breyner Andresen
Cinq ans s’étaient écoulés depuis le départ de Marta, Ntunzi et Zacaria. Un jour, Aproximado me fit appeler dans la salle à manger où se trouvaient Noci et quelques gamins du voisinage. Sur la table, il y avait un gâteau recouvert de sucre glace sur lequel étaient plantées des bougies.
– Compte les bougies, m’ordonna mon oncle.
– Pourquoi ?
– Compte.
– C’est ton âge, dit Aproximado. C’est ton anniversaire aujourd’hui.
Jamais auparavant on ne m’avait fêté mon anniversaire. À vrai dire, il ne me venait même pas à l’idée qu’il existât un jour où j’étais né. Mais voilà que là, dans la salle à manger sombre de notre maison, la table était mise avec des gâteaux et des rafraîchissements, décorée de rubans et de ballons. Avec mon nom écrit sur le nappage du gâteau.
Ils allèrent chercher mon vieux et l’installèrent auprès de moi. Un à un, les invités me remirent des cadeaux que j’empilais maladroitement au fur et à mesure sur la chaise d’à côté. Ils se mirent soudain à chanter et à applaudir. Je compris que, le temps d’un instant, j’étais le centre de l’univers. Sur ordre d’Aproximado, j’éteignis les bougies d’un souffle. À ce moment-là mon père sortit de son immobilité et serra mon bras sans que nul ne le remarque. C’était sa manière de se montrer affectueux.
Quelques heures plus tard, de retour dans sa chambre, Silvestre se renferma dans sa coquille habituelle. Je m’occupais de lui depuis cinq ans, je l’accompagnais dans les trivialités quotidiennes, je l’aidais à manger et à se laver. C’était l’Oncle Aproximado qui s’occupait de moi. Très souvent, ce parent s’asseyait en face de Silvestre et, après avoir longuement confronté leurs regards, il s’interrogeait à haute voix :
– Tu ne ferais pas semblant d’être fou uniquement pour ne pas me payer tes dettes ?
Sur le visage de Vitalício, on ne distinguait pas l’ébauche d’une réponse. J’appelais mon oncle à la raison : comment cette comédie pouvait-elle être aussi convaincante et durable ?
– Ce sont de vieilles dettes qui datent de Jésusalem. Ton père ne payait plus les marchandises depuis des années.
– Sans parler du reste, ajoutait-il.
Aproximado n’expliqua jamais en quoi consistait ce “reste”. Et il poursuivait sa jérémiade, toujours la même : son beau-frère n’avait jamais imaginé combien le voyage sur la route vers Jésusalem était difficile. Ni combien le chauffeur devait payer pour éviter les embuscades et échapper aux braquages. Le secret de la survie, suggérait-il, c’est de déjeuner avec le diable et de manger les restes avec les anges. Et il concluait, faisant briller son intelligence :
– C’est bien fait pour moi. Le commerce dans la famille, voilà ce que ça donne…
– Je peux payer, mon oncle.
– Payer quoi ?
– Les dettes…
– Ne me fais pas rire, mon neveu.
Si dettes il y avait, il faut bien dire qu’Aproximado ne se vengeait pas sur moi. Au contraire, il me protégeait comme le fils qu’il n’avait jamais eu. Sans lui, je n’aurais jamais fréquenté l’école du quartier. Je n’oublierai jamais mon premier jour de classe, mon sentiment étrange de voir autant d’enfants assis dans la même salle. Encore plus étrange était le livre qui nous réunissait des heures d’affilée, tissant des enfances dans un monde vieilli. Pendant des années, je m’étais conçu comme le seul enfant de l’univers. Et sa vie durant, on avait interdit à cet enfant solitaire de regarder un livre. Aussi, dès la première leçon, tandis que la table de multiplication et l’abécédaire circulaient dans la salle, je caressai mes cahiers et me remémorai mon jeu de cartes.
Ma fascination pour les cours ne passa pas inaperçue du professeur. C’était un homme maigre et sec, aux yeux caves et flétris. Il parlait avec passion de l’injustice et contre les nouveaux riches. Un après-midi, il emmena la classe visiter l’endroit où un journaliste qui avait dénoncé les corrompus avait été assassiné. Sur place, il n’y avait ni monument ni aucun signe d’hommage officiel. Seul un arbre, un anacardier,
immortalisait le courage de celui qui risqua sa vie contre le mensonge.
– Laissons des fleurs sur ce trottoir pour nettoyer le sang ; des fleurs pour laver la honte.
Tels furent les mots du professeur. Avec l’argent de notre maître nous achetâmes des fleurs avec lesquelles nous recouvrîmes le trottoir. Sur le chemin du retour, le professeur marchait devant moi et à le voir si léger je craignis que, tel un cerf-volant en papier, il ne s’envolât dans les cieux.
– Il a fait ça ? s’étonna Noci. Il vous a emmenés voir le journaliste du peuple ?
– Et on a laissé des fleurs, tous…
– Alors demain tu remettras quelques papiers à ce professeur. Plus une petite lettre que je vais lui écrire…
Je ne sais pas ce qu’elle avait en tête, mais la fille ne se fit pas attendre. Obéissant à ses instructions, je surveillai le couloir tandis qu’elle fouillait les tiroirs d’Aproximado. Elle réunit des documents, griffonna une petite note et mit le tout dans une enveloppe.
Le lendemain matin, je la remis au professeur. À cette époque, on voyait bien à quel point notre maître délicat était malade. Et il continua de maigrir jusqu’à ce que le moindre vêtement eût l’air trop grand pour lui. Pour finir, il ne vint plus et on ne tarda pas à annoncer sa mort. Plus tard, on dit qu’il souffrait de la “maladie du siècle”. Qu’il était une victime de plus de la “pandémie”. Mais on ne prononça jamais le nom de la maladie.
Silvestre m’accompagna à l’enterrement du professeur. Au cimetière, il passa par la tombe de Dordalma. Et il s’assit avec la pesanteur de celui qui ne se relèverait jamais plus. Il demeura muet et immobile, seuls ses pieds frottaient le sable d’un côté à l’autre, en un balancement continu de pendule. Je lui donnai un peu de temps, puis l’invitai :
– On va rentrer, papa ?
Il n’y aurait pas de retour. À ce moment-là, je compris : Silvestre Vitalício venait de perdre tout contact avec le monde. Auparavant, il ne parlait presque pas. À présent, il ne voyait plus les gens. Uniquement des ombres. Et il ne parla plus jamais. Mon vieux était aveugle à lui-même. Désormais, il n’habitait même plus son corps.
Cette nuit-là, je pensai au professeur disparu. Et je conclus que la “maladie du siècle” était un ennoyautement du passé, un mal composé du temps. Cette maladie courait dans notre famille. Le lendemain, j’annonçai à l’école :
– Mon père aussi souffre de ça…
– De quoi ?
– De la maladie du siècle.
Ils me regardèrent avec commisération et dégoût comme si j’étais porteur de menaces contagieuses. Les amis m’évitèrent, les voisins s’éloignèrent. Ce bannissement m’apporta, je l’avoue, un contentement. Comme si secrètement je voulais retourner à la solitude. Et je glissai sur cette mauvaise pente du passé. Après la mort de mon professeur, je perdis l’intérêt pour l’école. Je sortais le matin avec l’uniforme de rigueur. Mais je restais dans la cour à griffonner des souvenirs dans mon cahier de textes. Quand autour de moi tout s’était obscurci, les pages conservaient encore l’éclat du jour. De retour à la maison, je me mis à saluer mon père comme autrefois, selon les préceptes de Jésusalem :
– Je peux dormir, papa. J’ai déjà étreint la terre.
Sans doute éprouvais-je au fond de moi la saudade de l’immense quiétude de mon triste passé.
Et il y avait Noci, une raison supplémentaire de manquer l’école. La fiancée d’Aproximado m’offrait son aide pour les devoirs d’école. Même s’il n’y en avait pas, je les inventais à seule fin de l’avoir penchée sur moi, plongeant ses grands yeux noirs dans les miens. Et il y avait encore la goutte de sueur qui
coulait entre ses seins et je glissais noyé, empourpré dans cette goutte qui descendait sur sa poitrine jusqu’à sombrer dans un tremblement et un soupir.
Tôt le matin, Noci déambulait presque nue dans la maison. Je me mis à faire des rêves érotiques. Ce n’était pas quelque chose de nouveau en moi. Mes camarades d’école, mes professeurs et mes voisines étaient déjà passées par mes rêveries. Mais c’était la première fois que la douce présence d’une femme étourdissait toute la maisonnée. Plus tard, j’appris une chose : je n’étais pas le seul à rêver dans la chaleur de la nuit.
J’ignore quelles amours Noci vouait encore à Aproximado. La vérité, c’est qu’en certaines occasions on entendait des gémissements provenant de leur chambre. Mon père se tournait et se retournait dans son lit. Lui, qui était devenu sourd à tout, conservait une oreille pour les murmures libidineux. Un jour, je remarquai qu’il pleurait. Je le vérifiai par la suite : Silvestre Vitalício pleurait toutes les nuits où l’amour s’allumait dans la maison.
L’amour enchaîne avant même d’arriver. Je l’ai appris. Comme j’ai également appris que les rêves s’aiguisent de tant se répéter. À mesure que mes fantasmes nocturnes réclamaient Noci, sa présence devenait plus réelle. Jusqu’à ce qu’une nuit, je puisse jurer que c’était elle, en chair et en os, qui entrait, furtive, dans ma chambre. Sa silhouette se faufila sous les draps et, les instants restants, je fis naufrage à la frontière intermittente de nos corps. Je ne sais pas si c’est elle, incarnée, qui me rendit visite. Je sais qu’après son départ mon père pleurait dans le lit d’à côté.
Mon oncle ne se lassait pas de rabâcher tout ce qui n’avait pas été payé pour ses services rendus à la famille. Pourtant, d’après ce qu’on voyait, les dettes de Silvestre ne laissaient pas Aproximado sur la paille. Notre oncle s’enorgueillissait de
l’argent qu’il amassait grâce au commerce des permis de chasse. “Mais ce n’est pas illégal ?” demandait Noci. Ah ! Qu’est-ce qui est illégal de nos jours ? Une main salit l’autre et toutes les deux imitent le geste de Pilate, n’est-ce pas ? Telle était la réponse de mon oncle. Et il n’y avait pas de jour où il ne rentrait avec de nouveaux motifs de réjouissance : il annulait des contraventions, fermait les yeux sur les infractions et inventait des complications pour les nouveaux investisseurs.
– Tu te rappelles mon camion pendant la guerre ? Eh bien l’appareil d’État est mon camion actuel.
Un dimanche, par vanité, il déplia la carte de la concession par terre dans la salle à manger et nous convoqua moi, mon père et Noci :
– Tu vois ta Jésusalem, mon cher grand Silvestre ? Eh bien, maintenant l’ensemble est une propriété privée, et c’est mon bien privatif, tu comprends ?
Le regard vide de mon père rasait le sol, mais ne se posa jamais là où son beau-frère l’entendait. Il arriva alors que Silvestre se décida à traverser la salle, ses pieds emportant la carte qui se déchirait en larges bandes. Incapable de se contenir, Noci éclata de rire. Des colères refoulées débordèrent du cœur d’Aproximado :
– Eh bien toi, ma chérie, tu ne viendras plus ici.
– Cette maison est à toi ?
– À partir de maintenant, je te rendrai visite chez toi.
Dès lors, Noci se mit à advenir comme la Lune. Visible uniquement à une période du mois. Et je me mis à survenir par marées, m’inondant de femme saisonnièrement.
Un jour, Noci arriva à la maison au milieu de la matinée. Elle se faufila furtive dans les chambres. Elle demanda Aproximado.
– À cette heure-ci, dona Noci ? répondis-je. À cette heure-ci, vous savez bien que mon oncle travaille.
La fille alla dans la salle de bains et, sans fermer la porte, jeta ses vêtements à terre. Soudain, je fus frappé d’une sorte d’aveuglement et je secouai la tête de crainte de ne plus jamais voir. J’entendis alors le bruit de l’eau de la douche et restai à imaginer son corps mouillé, caressé par ses propres mains.
– Tu es là, Mwanito ?
Gêné, je ne répondis pas. Elle devinait que je m’étais collé à la porte, incapable de l’épier, mais sans la force de m’éloigner.
– Entre.
– Comment ?
– Je veux que tu prennes une boîte dans mon sac. Je l’ai apportée pour toi.
J’entrai avec appréhension. Noci se séchait dans une serviette et je pouvais entrevoir tantôt sa poitrine tantôt ses longues jambes. Je pris une boîte en métal que je lui tendis, tremblant. Elle comprit mon geste.
– C’est bien celle-là. À l’intérieur il y a de l’argent. Tout est à toi.
Et elle entreprit d’expliquer l’origine de ce petit trésor. Noci faisait partie d’une association de femmes qui luttaient contre la violence domestique. Quelques mois auparavant, Silvestre avait interrompu l’une de ces réunions et traversé la salle en silence.
– Ce qu’il a fait est très étrange, se rappela Noci.
– Ne le prenez pas mal, protestai-je. Mon père a toujours eu une conception négative des femmes, je vous prie de lui pardonner…
– Au contraire, moi… nous toutes, plus exactement, sommes très reconnaissantes.
Voilà ce qui était arrivé : Silvestre avait traversé la salle et déposé une boîte avec de l’argent sur la table. C’était sa contribution à la cause de ces femmes.
L’association avait fermé entre-temps. Diverses menaces avaient semé la peur chez les membres. Noci ne faisait que restituer le geste solidaire de mon père.
– Maintenant, tu vas cacher ce fric de la vue d’Aproximado, tu as entendu ? Cet argent est à toi, uniquement à toi.
– Uniquement à moi, dona Noci ?
– Oui. Comme moi, en ce moment, je ne suis qu’à toi.
Sa serviette tomba à mes pieds. Et, de nouveau, comme la première fois à Jésusalem, la présence d’une femme fit s’évanouir le sol. Elle et moi, nous nous jetâmes dans cet abîme. Finalement, lorsque nos corps épuisés reposèrent entrelacés sur le carrelage, elle passa ses doigts sur mon visage et murmura :
– Tu pleures…
Je niai, avec conviction. Ma fragilité semblait émouvoir Noci et, me regardant intensément dans les yeux, elle demanda :
– Qui t’a appris à aimer les femmes ?
J’aurais dû répondre : c’est le manque d’amour. Mais aucun mot ne vint à ma rescousse. Désarmé, je vis Noci reboutonner sa robe, s’apprêtant à partir. Au dernier bouton, elle s’arrêta et dit :
– Quand il nous a remis la boîte avec l’argent, ton père ignorait qu’au milieu des billets il y avait un mot avec des instructions.
– Des instructions ? De qui ?
– De ta mère.
Mon père n’avait jamais compris, mais sa défunte épouse avait laissé un mot qui expliquait l’origine et le but de cet argent. C’étaient les économies de Dordalma, elle léguait cet héritage pour que ses enfants ne manquent de rien.
– C’est ta mère. C’est elle qui t’a appris à aimer. Dordalma a toujours été là.
Et sa main ouverte se posa sur ma poitrine.
Jusqu’à ce qu’on vienne chercher mon oncle. Une dénonciation anonyme, dirent-ils. Moi seul savais que les
documents compromettants provenaient de son tiroir et que c’était sa propre fiancée qui avait acheminé ces papiers avec ma complicité. Quand il rentra après avoir payé sa caution, Aproximado se méfiait de tout et de tous. Il soupçonnait surtout les pouvoirs secrets de mon père. Au dîner, profitant de l’absence de Noci, Aproximado durcit sa voix :
– C’est toi Silvestre, je parie que c’est toi.
Mon père n’entendit pas, ne le regarda pas, ne parla pas. Il existait dans une autre dimension et seule sa projection corporelle figurait devant nous. Mon oncle reprit son discours autoritaire :
– Eh bien, je te le dis : tu pars exactement comme tu es venu, mon cher grand Silvestre. Je t’exporte comme si tu étais un trophée.
Je peux jurer que je vis un sourire railleur sur le visage de mon père. Son beau-frère perçut sans doute la même chose car, surpris, il demanda :
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu entends à nouveau correctement ?
Alors, puisque c’était comme ça, que Silvestre ouvre bien ses oreilles. Et mon oncle de se lancer dans l’inventaire des préjudices. Mon père se leva brusquement de sa chaise et renversa lentement le contenu de son verre sur le plancher. On comprenait tous : il donnait à boire aux défunts, il demandait pardon d’avance pour un quelconque mauvais présage.
– C’est trop fort, ça c’est trop fort ! grogna Aproximado.
La provocation de son beau-frère veuf avait atteint ses limites. Boitant davantage qu’à l’accoutumée, mon oncle alla dans la chambre et en rapporta une photographie. L’agitant sous mon nez, il s’écria :
– Regarde qui c’est, mon neveu.
Saisi d’une âme soudaine et insoupçonnée, mon père sauta sur la table, recouvrant la photographie de son corps. Aproximado le repoussa et ils se bagarrèrent tous les deux pour la photo. Comprenant que c’était le visage de ma mère qui
valsait entre les mains d’Aproximado, je décidai d’entrer dans la danse. Mais, en un rien de temps, le papier fut déchiqueté et chacun de nous se retrouva avec un bout dans les doigts. Silvestre s’empara des restes et les déchira en mille morceaux. Je gardai mon bout de photographie. Seules les mains de Dordalma figuraient sur cette coupure. Sur ses doigts entrelacés, on discernait un anneau de mariage. Déjà dans mon lit, je baisai à plusieurs reprises les mains de ma mère. Pour la première fois, je souhaitai bonne nuit à celle qui m’avait offert toutes les nuits.
Avant de m’endormir, je sentis Noci entrer dans ma chambre. Cette fois, c’était bien réel. Elle se colla à moi, nue, et je parcourus les courbes de son corps tandis que je perdais la notion de ma propre substance.
– C’est toi qui me connais, c’est toi qui me touches…
– Ne faisons pas de bruit, dona Noci.
– Ce n’est pas du bruit, Mwanito. C’est de la musique.
De la musique ? Mais moi, j’étais terrorisé à l’idée que mon père soit là, à côté, et plus encore qu’Aproximado puisse nous entendre. La présence de Noci était néanmoins plus forte que la peur. À la voir monter et descendre sur mes jambes, le doute rejaillit de nouveau : et si les femmes me rendaient aveugle comme cela arrivait avec mon frère Ntunzi ? Je fermai les yeux et ne les rouvris que lorsque Noci tira la porte en partant.
Le jour suivant ne vit pas le jour. Au milieu de la matinée, Aproximado était de retour du bureau et ses cris retentirent dans le couloir :
– Fils de pute !
Je tremblai : mon oncle m’insultait après avoir découvert comment je l’avais trahi avec Noci. L’écho inégal de ses pas progressa dans le couloir et, assis sur mon lit, je m’attendis au pire. Pourtant, les hurlements à l’entrée de la chambre
m’évoquèrent quelque chose de bien différent de mes craintes initiales :
– J’ai été puni ! J’ai été muté ! Fils d’une grande pute, je sais qui a organisé tout ça…
Devant nous s’évanouissait définitivement l’image d’un oncle jadis discret et affable. Sa gestuelle, autour du lit du vieux Silvestre, était imposante et en même temps caricaturale. Il sortit son portable comme s’il empoignait un pistolet et proclama :
– Je vais appeler ton fils aîné, c’est lui qui va s’occuper de cette situation de merde.
Et il poursuivit ses pleurnicheries en attendant que quelqu’un réponde à son appel. Toute sa vie, il avait supporté un fou à lier. Maintenant, il avait chez lui un poids mort, plus exactement deux poids morts. Il interrompit sa litanie, comprenant que Ntunzi avait décroché. Aproximado nous expliqua qu’il allait mettre l’appel sur haut-parleur pour que nous puissions suivre la conversation.
– Qui est au bout du fil ? C’est Ntunzi ?
– Ntunzi ? Non. Ici c’est le sergent Ventura.
La bouche soudainement sèche, une braise froide dans la gorge, était-ce cela la saudade ? Dans cette salle étouffante, face au pouvoir évocateur de la voix d’un absent, je ravalai ma salive. Aproximado répéta ses fastidieux reproches contre son beau-frère. De l’autre côté, Ntunzi minimisa :
– Mais ce Silvestre est tellement faible, tellement en dehors du monde, tellement loin de tout…
– Tu fais erreur, Ntunzi. Silvestre est plus pesant et plus inconvenable que jamais.
– Mon pauvre père, jamais il n’a été si peu quelqu’un…
– Ah oui ? Alors dis-moi pourquoi il continue à m’appeler Aproximado ? Hein ? Pourquoi il ne m’appelle pas Oncle Orlando, ou même Oncle Madrinho, comme autrefois ?
– Ne me dis pas que tu penses à expulser Silvestre ? Mais cette maison est à lui.
– Était. J’ai déjà payé plus que ce que je devais pour elle et pour tout le reste.
– Attends, mon oncle…
– C’est moi qui dicte les règles, neveu. Tu vas demander une permission à la caserne, tu reviens en ville et tu m’emmènes ces deux bons à rien d’ici…
– Et où veux-tu que je les emmène ?
– En enfer… plus précisément à Jésusalem, c’est ça, ramène-les à nouveau à Jésusalem, peut-être que Dieu s’est déjà installé là-bas, qui sait ?
Aussitôt après, Aproximado empaqueta ses affaires et partit. Noci voulut organiser un repas d’adieu, mais mon oncle s’esquiva. Célébrer quoi ? Et il s’en alla. Avec Aproximado s’en fut également sa fiancée, ma maîtresse secrète. Mon désir la convoqua encore, mon rêve la fit coucher sur le lit conjugal vide. Mais Noci ne donna pas signe de vie. Et je me persuadai : j’avais un corps, mais il me manquait les années. Un jour, je la chercherai et lui avouerai combien mes rêves lui avaient été fidèles.
Une semaine plus tard, Ntunzi fit son apparition à la maison. Il arrivait euphorique, impatient de la rencontre. Il avait progressé dans sa carrière militaire : les insignes sur ses épaules indiquaient qu’il n’était plus un simple soldat. Je crus que je me jetterais dans les bras de mon frère. Pourtant, mon apathie et ma froideur m’étonnèrent lorsque je le saluai :
– Salut, Ntunzi.
– Oublie ce Ntunzi. Désormais, je suis le sergent Olindo Ventura.
Intimidé par mon indifférence, le sergent recula de deux pas et, le sourcil froncé, manifesta sa déception :
– C’est moi, ton frère. Je suis ici, Mwanito.
– Et papa ?
– Il est à l’intérieur, tu peux entrer. Il ne réagit plus…
– On dirait qu’il n’y a pas que lui.
Le militaire fit demi-tour et disparut dans le couloir. J’entendis la mélodie imperceptible de son monologue dans la chambre de mon père. Peu après, il revenait pour me tendre un sac en tissu :
– Je t’ai rapporté ça.
Comme je ne bougeais pas un muscle, il retira lui-même du sac mon vieux jeu de cartes. Des grains de sable et des saletés y étaient toujours accrochés. Devant ma passivité, Ntunzi déposa l’offrande sur mes genoux. Cependant, les cartes ne tinrent pas. Elles tombèrent une à une, abandonnées.
– Qu’est-ce qui se passe, mon frère ? Tu as besoin de quelque chose ?
– Je voudrais être mordu par la vipère qui a attaqué papa.
Ntunzi demeura silencieux, intrigué. Remâchant les doutes les plus amers, il demanda :
– Tu te sens bien, petit frère ?
Je hochai la tête dans l’affirmative. J’étais comme je l’avais toujours été. C’était lui qui avait changé. Le souvenir du jour où, lorsque nous étions encore à Jésusalem, Ntunzi m’avait fait part de son intention de m’abandonner m’assaillit. Cette fois, son absence s’était déroulée, tellement longue et douloureuse que je ne l’avais plus ressentie.
– Pourquoi tu n’es jamais venu nous voir ?
– Je suis un militaire. Je ne décide pas de ma vie.
– Non ? Alors, pourquoi tu es si heureux ?
– Je ne sais pas. Peut-être parce que, pour la première fois, j’ai quelqu’un sous mes ordres.
Des bruits pour moi familiers nous parvinrent de l’intérieur de la maison : Silvestre frappait le plancher de sa canne,
réclamant mon aide pour se rendre aux toilettes. Ntunzi me suivit et vit comme j’aidesoignais notre vieux père.
– C’est toujours comme ça ? demanda-t-il.
– Plus que toujours.
Nous déposâmes à nouveau Silvestre sur son éternel lit, sans qu’il s’aperçoive de la présence de Ntunzi. Je remplis son verre d’eau, y ajoutai un peu de sucre. Je branchai la télévision, arrangeai sa tête sur les oreillers et le laissai, son regard perdu sur l’écran lumineux.
– Je trouve ça étrange : Silvestre n’est pas tellement âgé. Son état, tellement moribond, est-ce que c’est vrai ?
Je ne savais pas répondre. À vrai dire, dans notre monde, peut-on vivre autrement que sans leurres ?
De retour à la cuisine, un élan me jeta contre la poitrine de mon frère. Je l’embrassai enfin. Et l’étreinte dura tout le temps de son absence. Il fallut que son bras, subtil, m’écartât. Je n’étais plus un enfant, j’avais perdu l’accès aux larmes. Je pris le jeu de cartes dans mes mains et en secouai la poussière tandis que je demandais :
– Et des nouvelles de Zacaria ?
Zacaria Kalash se faisait toujours passer pour un militaire. Mais lui, oui, était vieux, bien plus vieux que notre père. Un jour, la police militaire l’interpella pour vérifier l’origine de son uniforme. Pire que faux : c’était un uniforme colonial. Zacaria fut emprisonné.
– Il a été libéré la semaine dernière.
Mais là n’était pas la nouvelle : Marta allait lui payer un billet pour qu’il aille au Portugal. Zacaria Kalash allait rendre visite à sa marraine de guerre des vieux temps de l’armée.
– Voir sa marraine maintenant, c’est un peu tard, tu ne trouves pas ?
Nous craignons la mort, oui. Mais il n’est pas de plus grande peur que celle qu’on éprouve devant une vie bien
remplie, une vie vécue à pleins poumons. Zacaria avait perdu cette crainte. Et il allait vivre. Telle fut la réponse de notre Zacaria lorsque mon frère interrogea sa décision.
En visite au cimetière, nous restâmes auprès de la tombe de Dordalma. Ntunzi pria les yeux fermés et je fis semblant de l’accompagner, honteux de ne jamais avoir appris de prière. Puis, une fois à l’ombre, Ntunzi prit une cigarette et s’isola un moment. Quelque chose me rappela les temps où j’aidais notre vieux père à fabriquer des silences.
– Et toi, Ntunzi, tu vas rester un peu avec nous ?
– Oui, quelques jours. Pourquoi tu me demandes ça ?
– Je suis épuisé de m’occuper tout seul de notre père.
Heureusement, je ne savais pas prier. Parce que, ces derniers temps, je priais Dieu qu’Il emportât notre père dans les cieux. Ntunzi écouta ma triste confidence, il passa sa main sur sa jambe, caressant la tige de sa botte militaire. Il ôta sa casquette et la réajusta sur sa tête. Je compris : il se préparait à une grave déclaration. Sa qualité de soldat confortait son courage. Il me fixa longuement avant de parler :
– Silvestre est notre père, mais tu es son fils unique.
– Qu’est-ce que dis, Ntunzi ?
– Je suis le fils de Zacaria.
Je fis comme s’il n’y avait rien de surprenant. Je quittai l’ombre et fis le tour du tombeau de ma mère. Et je pensai aux secrets infinis que cette stèle dissimulait. Finalement, quand Dordalma avait quitté la maison dans le
chapa-cem prédestiné, elle allait retrouver Zacaria. À présent tout faisait sens : la façon différente dont Silvestre me traitait. Les punitions qu’il infligeait à mon frère. La protection voilée mais constante que Kalash prodiguait à Ntunzi. Le tourment avec lequel le militaire avait conduit mon frère malade dans le fleuve. Tout faisait sens à présent. Jusqu’à la manière dont Silvestre avait renommé mon frère. Ntunzi veut dire “ombre”. J’étais la
lumière de ses yeux. Ntunzi lui déniait le Soleil, lui rappelant le péché éternel de Dordalma.
– Tu as déjà parlé avec lui, Ntunzi ?
– Avec Silvestre ? Comment, puisqu’il ne donne pas signe ?
– Avec Zacaria, ton nouveau père ?
Non. Ils étaient tous les deux militaires et il y avait des sujets qu’il n’était pas de bon ton de ramener dans la conversation. À toutes fins inutiles, Silvestre resterait son unique et légitime père.
– Mais regarde ce que m’a donné Zacaria. Celle-ci c’est la dernière balle, tu te souviens ?
Il exhiba le projectile. C’était la balle logée dans son épaule, celle qu’il n’avait jamais expliquée. Elle avait été tirée par mon père, lors de la dispute à l’enterrement.
– Tu as vu ? Ton père a failli tuer mon père ?
– Il n’y a qu’une chose que je ne comprends pas : pourquoi ont-ils été ensemble à Jésusalem…
– La culpabilité, Mwanito. C’est le sentiment de culpabilité qui les a réunis…
Ce que Ntunzi me raconta alors me laissa perplexe : la bagarre dans l’église entre Zacaria et Silvestre ne correspondait pas à ce que tous avaient cru. La réalité était loin du récit de Marta. Voici ce qui était réellement arrivé : terrassé par le remords, Zacaria s’était présenté tardivement à l’enterrement, ignorant totalement ce qui s’était passé pendant les dernières heures de son aimée. Pour lui, Dordalma s’était suicidée par sa faute. Ainsi, plié sous le poids de la culpabilité, le militaire s’était présenté pour les condoléances. À l’église, Zacaria avait donné l’accolade à mon père, déclarant en bon militaire qu’il devrait laver son honneur. Étranglé par les pleurs, il avait saisi son pistolet pour mettre fin à sa vie. Silvestre s’était collé contre Kalash juste à temps pour dévier le tir. La balle s’était logée près de la clavicule. Elle aurait touché le cœur s’il n’avait pas été autant diminué, avait commenté Kalash, amer.
Plus tard, à la sortie de l’hôpital où le militaire fut soigné, mon vieux se déroba à l’accolade donnée par Zacaria en signe de gratitude :
– Ne me remercie pas. Je ne fais que te rendre la pareille…
Mon frère dormit dans la salle à manger. Cette nuit-là, je ne trouvai pas le sommeil. Je pris une chaise longue et m’assis à la porte de la maison. Il bruinait et la rosée troublait le paysage alentour. Je pensai à Noci. Et les abîmes se déchirant sous mes pieds me manquèrent. Peut-être irais-je la voir, si elle persistait dans son absence.
Le bruit de la porte était presque attendu. Mon frère se joignait à mon insomnie. Il apportait avec lui le jeu de cartes et m’invita :
– Une partie, Mwanito ?
Le jeu n’était qu’un prétexte, nous en étions sûrs. Nous jouâmes en silence comme si le résultat de la partie était vital. Jusqu’à ce que Ntunzi dise :
– En route vers la ville, je suis passé par Jésusalem.
– Aproximado dit que tout est changé.
Ce n’était pas vrai. Malgré tout, le temps n’avait pas outrepassé la barrière de la concession. Ntunzi m’assura cela, décrivant en détail tout ce qu’il avait vu dans notre ancienne résidence. Je l’interrompis au début de son récit :
– Attends, on va ramener papa ici.
– Mais il ne dort pas ?
– Dormir est sa façon de vivre.
Nous traînâmes le vieux Silvestre dans nos bras et le déposâmes dans l’escalier, appuyé contre la dernière marche.
– Maintenant tu peux continuer. Raconte-nous ce que tu as vu, Ntunzi.
– Mais il entend quelque chose ? Je crois que oui, n’est-ce pas, Silvestre Vitalício ?
À haute voix, mon frère donna force de détails et me guida à travers cette dernière visite. Mon père demeura les yeux fermés, sans réaction.
– J’ai gâché une journée entière dans mon passé. Un jour à Jésusalem.
Ainsi Ntunzi débuta-t-il le récit de sa visite. Dans le campement, il fouilla les traces de notre séjour, chercha les annotations secrètes que j’avais griffonnées pendant des années et enterrées dans le terrain. Il visita les bâtiments en ruine, ratissa le sol comme s’il éraflait sa peau elle-même, comme si les souvenirs étaient une tumeur dissimulée dans son corps. Et il récupéra le jeu de cartes dans la cachette où je l’avais laissé. L’unique témoin de notre présence.
Il tint les petites cartes en les levant vers le ciel comme on le fait aux nouveau-nés. Une partie était effacée, illisible. Les vers du temps avaient détrôné les rois, les valets et les dames.
– Et ensuite, Ntunzi ? Qu’est-ce que tu as fait, qu’est-ce qui s’est passé après ?
Mon frère grimpa à l’armoire de sa chambre, sa vieille valise dans laquelle il avait caché ses dessins était là. Il secoua la poussière pour mieux faire apparaître les dizaines de visages de notre mère. Tous différents, mais toujours les mêmes yeux immenses de qui se tient dans le monde comme à une fenêtre : dans l’attente d’une autre vie.
Ntunzi interrompit son récit et s’agenouilla inopinément pour dévisager mon père.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.
– Papa… il pleure…
– Non, c’est comme ça… une fatigue, rien de plus.
– J’ai cru qu’il pleurait.
Mon frère avait perdu le contact avec nous et ne savait plus lire sur le visage de notre vieux géniteur. Je ramassai les cartes et les déposai entre les mains de Ntunzi.
– Je t’en prie, mon frère, lis-moi le jeu, rappelle-moi ce que j’ai écrit.
Et ce furent des instants profonds d’un fleuve s’écoulant. Mon frère faisait mine de déchiffrer les petites lettres parmi les barbes des rois et les tuniques des dames. Je savais qu’il inventait presque tout, mais nous méconnaissions tous les deux depuis longtemps la frontière entre le souvenir et le mensonge. Assis sur la chaise de la terrasse et balançant le corps comme le faisait mon vieux père, Ntunzi, me voyant inerte, interrompit sa lecture.
– Tu t’es endormi, Mwanito ?
– Tu te souviens comment je t’ai accueilli hier, froid et distant ?
– J’avoue que j’ai été choqué. Moi qui avais choisi mon plus bel uniforme…
– C’est que je souffre de la maladie de papa.
Pour la première fois, je confessai ce qui depuis longtemps me serrait la poitrine : j’avais hérité de la folie de mon père. Pendant de longues périodes, j’étais attaqué d’une cécité sélective. Le désert se transférait à l’intérieur de moi, métamorphosant le voisinage en un peuplement d’absences.
– J’ai des aveuglements, Ntunzi. Je souffre de la maladie de Silvestre.
J’allai au tiroir de la cuisine chercher le cartable d’école que j’ouvris en grand devant le regard ébahi de mon frère.
– Regarde ces papiers, dis-je en lui tendant un paquet de feuilles calligraphiées.
J’avais écrit tout cela dans les moments d’obscurcissement. Frappé de cécité, je ne voyais plus le monde. Je ne voyais que des lettres, tout le reste était des ombres.
– Toi, maintenant, tu es une ombre.
– Je porte déjà un nom d’ombre.
– Évidemment, c’est ton écriture. Bien dessinée, comme elle l’a toujours été… Attends un peu, tu dis que tu as écrit tout ça sans voir ?
– Je ne cesse d’être aveugle que lorsque j’écris.
Ntunzi choisit une page au hasard et lut à haute voix : “Celle-ci est ma dernière parole, proclama Silvestre Vitalício. Soyez attentifs, mes enfants, car jamais plus personne ne m’entendra à nouveau. Moi-même je prends congé de ma voix. Et je vous dis : vous avez commis une grave erreur en me ramenant en ville. Je suis ainsi mourant à cause de ce traître voyage. La distance n’a jamais tracé de frontière entre Jésusalem et la ville. La peur et la culpabilité furent l’unique frontière. Aucun gouvernement au monde ne commande davantage que la peur et la culpabilité. La peur m’a conduit à vivre, retiré et petit. La culpabilité m’a conduit à me fuir moi-même, dépeuplé de souvenirs. Jésusalem, c’était ça : pas une terre mais l’attente d’un Dieu encore à naître. Ce Dieu seul m’aurait soulagé d’un châtiment que je m’étais imposé à moi-même. Mais je n’ai compris que maintenant : mes fils, mes deux fils, eux seuls peuvent m’apporter ce pardon.”
Sa voix s’étrangla et il suspendit sa lecture. Mon frère s’accroupit auprès de Silvestre et relut la dernière phrase “… mes fils, mes deux fils…”
– Silvestre, vous avez dit ça ?
Devant la passivité de mon père, Ntunzi se tourna vers moi, interrogeant, la voix tremblant d’émotion :
– C’est vrai, petit frère ? Papa a parlé comme ça ?
– Toute notre vie est dans ces pages. Et vivre, Ntunzi, quand vivons-nous vraiment ?
Je rangeai les feuilles et les mis dans le cartable. Et je lui offris mon livre comme mon unique et ultime possession.
– Jésusalem est ici.
Ntunzi étreignit le cartable et pénétra dans la maison. Je restai à regarder mon frère s’évanouissant dans le noir, tandis
que des souvenirs de l’époque où nous effacions des chemins pour protéger notre réduit solitaire me ressurgissaient. Et il me revint en mémoire la pénombre où je déchiffrai les premières lettres. Et je me remémorai le miroitement des lumières par-dessus le fleuve. Et la biffure des jours sur le mur noir du temps.
Soudain, je fus frappé d’une immense saudade de Noci. Peut-être irais-je la trouver plus tôt que je ne le pensais. La tendresse de cette femme me confirmait que mon père se trompait : le monde n’est pas mort. Finalement, le monde n’est même pas né. J’apprendrais, qui sait, dans le mélodieux silence des bras de Noci, à retrouver ma mère marchant dans un désert infini avant d’atteindre le dernier arbre.