Moi, Mwanito, l’accordeur de silences
J’écoute mais ne sais
Si ce que j’entends est silence
Ou dieu.
[…]
Sophia de Mello Breyner Andresen
La première fois que j’ai vu une femme j’avais onze ans et je me suis trouvé soudainement si désarmé que j’ai fondu en larmes. Je vivais dans un désert habité uniquement par cinq hommes. Mon père avait donné un nom à ce coin perdu. Simplement nommé : “Jésusalem.” C’était cette terre-là où Jésus devrait se décrucifier. Et point, final.
Mon vieux, Silvestre Vitalício, nous avait expliqué que c’en était fini du monde et que nous étions les derniers survivants. Après l’horizon ne figuraient plus que des territoires sans vie qu’il appelait vaguement “l’Autre-Côté”. En peu de mots, la planète entière se résumait ainsi : dépouillée d’humanité, de routes et d’empreintes animales. Les âmes en peine s’étaient elles aussi éteintes dans ces lointaines contrées.
En contrepartie, il n’y avait que des vivants à Jésusalem. Ignorant la saudade ou l’espoir, mais des gens vivants. Là, nous existions si seuls que nous ne souffrions même pas de maladies, et moi, je nous croyais immortels. Seules les bêtes et les plantes mouraient autour de nous. Et dans les étiages, notre fleuve sans nom, un cours d’eau qui coulait à l’arrière du campement, décédait de mensonge.
L’humanité c’était moi, mon père, mon frère Ntunzi, et Zacaria Kalash, notre domestique qui, comme vous le verrez,
n’avait même pas de présence. Et personne d’autre. Ou presque. À vrai dire, j’ai oublié deux semi-habitants : l’ânesse Jezibela, tellement humaine qu’elle noyait les divagations sexuelles de mon vieux père. Et je n’ai pas évoqué non plus mon oncle Aproximado. Ce parent mérite une mention car il ne vivait pas avec nous dans le campement. Il habitait près du portail à l’entrée de la concession de chasse, au-delà de la distance autorisée, et nous rendait seulement visite de temps en temps. Les heures et les bêtes sauvages s’étendaient entre nous et sa cabane.
Pour nous, les gosses, l’arrivée d’Aproximado était le motif d’une très grande fête, un ébranlement dans notre aride monotonie. L’oncle apportait des vivres, des vêtements, des biens de première nécessité. Mon père, nerveux, sortait à la rencontre du camion où s’entassaient les commandes. Il interceptait le visiteur avant que le véhicule ne franchisse le mur qui entourait le bloc de maisons. Aproximado avait l’obligation de se laver afin de ne pas rapporter de contaminations de la ville dans cette enceinte. Qu’il fasse froid ou qu’il fasse nuit, il se lavait avec de la terre et de l’eau. Après son bain, Silvestre débagageait le camion, hâtant les livraisons, écourtant les adieux. En un instant volatil plus bref qu’un battement d’ailes, devant notre regard angoissé, Aproximado s’éteignait à nouveau au-delà de l’horizon.
– Ce n’est pas mon frère direct, disait Silvestre pour se justifier. Je ne veux pas trop de parlote, cet homme ne connaît pas nos coutumes.
Cette maigre humanité, unie comme les cinq doigts, était en définitive divisée : mon père, mon oncle et Zacaria étaient noirs de peau ; moi et Ntunzi aussi, mais de peau plus claire.
– Nous sommes d’une autre race ? demandai-je un jour.
Mon père répondit :
– Personne n’a de race. Les races, dit-il, sont des uniformes que nous endossons.
Peut-être Silvestre avait-il raison. Mais j’ai appris trop tard que cet uniforme se colle parfois à l’âme des hommes.
– Ça vient de ta mère, Dordalma, Douleurdâme, cette clarté de ta peau. Alminha était un petit peu métisse, éclaira mon oncle.
La famille, l’école, les autres, tous élisent pour nous une clarté prometteuse, un territoire dans lequel briller. Les uns sont nés pour chanter, d’autres pour danser, d’autres simplement nés pour être autres. Je suis né pour me taire. Le silence est mon unique vocation. C’est mon père qui m’a expliqué : j’ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J’écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation.
Lorsqu’on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n’étais pas prostré. J’étais comblé, l’âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J’étais un accordeur de silences.
– Viens mon enfant, viens m’aider à rester silencieux.
À la fin de la journée, mon vieux se calait sur la chaise de la terrasse. Et il en était ainsi toutes les nuits : je m’asseyais à ses pieds, regardant les étoiles là-haut dans le ciel noir. Mon père fermait les yeux, sa tête dodelinant d’un côté à l’autre, comme si un compas réglait cette tranquillité. Puis, inspirant profondément, il disait :
– Ce silence-là est le plus beau que j’aie entendu jusqu’à aujourd’hui. Je te remercie, Mwanito.
Rester convenablement silencieux requiert des années de pratique. Chez moi, c’était un don naturel, legs de quelque ancêtre. Peut-être l’avais-je hérité de ma mère, dona Dordalma. Qui pouvait en être sûr ? Tellement silencieuse, elle avait cessé d’exister sans même qu’on remarque qu’elle ne vivait déjà plus parmi nous, les vivants en vigueur.
– Tu sais, mon enfant : il y a le repos des cimetières. Mais la tranquillité de cette terrasse est différente.
Mon père. Sa voix était si discrète qu’on aurait seulement dit une autre variété de silence. Il toussotait et sa toux rauque, celle-là, était une parole occulte, sans mots ni grammaire.
Au loin, à la fenêtre de la maison voisine, on entrevoyait une veilleuse tremblotante. Mon frère nous épiait certainement. Une culpabilité écornait mon cœur : j’étais l’élu, le seul à partager des proximités avec notre père éternel.
– On n’appelle pas Ntunzi ?
– Laisse ton frère. C’est avec toi que je préfère rester seul.
– Mais j’ai presque sommeil, papa.
– Reste encore un peu. Ce sont des colères, tellement de colères accumulées. J’ai besoin de noyer ces colères et n’ai pas le cœur à tant.
– Quelles colères, mon père ?
– Pendant de nombreuses années, j’ai alimenté des bêtes sauvages en croyant que c’étaient des animaux de compagnie.
Je me plaignais d’avoir sommeil, mais c’était lui qui s’endormait. Je le laissais somnolent sur sa chaise et retournais dans la chambre où Ntunzi, réveillé, m’attendait. Mon frère me regardait avec un mélange d’envie et de commisération :
– Encore cette salade du silence ?
– Ne dis pas ça, Ntunzi.
– Ce vieux est devenu fou. Et le pire c’est que ce type ne m’aime pas.
– Il t’aime.
– Pourquoi est-ce qu’il ne m’appelle jamais ?
– Il dit que je suis un accordeur de silences.
– Et tu y crois ? Tu ne vois pas que c’est un grand mensonge ?
– Je ne sais pas, mon frère, qu’est-ce que je dois faire, puisqu’il aime que je reste là, tout silencieux ?
– Tu ne comprends pas que tout ça c’est du blabla ? La vérité c’est que tu lui rappelles notre défunte mère.
Mille fois Ntunzi m’a rappelé pourquoi mon père m’avait élu son préféré. La raison de ce favoritisme était survenue d’un seul coup : à l’enterrement de notre mère, Silvestre ne sachant pas étrenner son veuvage se réfugia dans un coin pour éclater en sanglots. Je m’approchai alors de mon père et il s’agenouilla pour affronter la toute-petitesse de mes trois ans. Je tendis les bras et, au lieu d’essuyer son visage, je plaçai mes petites mains sur ses oreilles. Comme si je voulais le transformer en île et l’éloigner de tout ce qui avait une voix. Silvestre ferma les yeux dans cette enceinte sans écho et vit que Dordalma n’était pas morte. Son bras, aveugle, se tendit dans la pénombre :
– Alminha !
Et jamais plus il n’a prononcé son nom. Ni évoqué le souvenir de l’époque où il avait été son mari. Tout cela devait être tu, enseveli dans l’oubli.
– Et toi aide-moi, mon enfant.
Pour Silvestre Vitalício, ma vocation était définie : veiller sur cette incurable absence, garder les démons qui dévoraient son sommeil. Une fois, tandis que nous partagions des tranquillités, je risquai :
– Ntunzi dit que je vous rappelle maman. C’est vrai, papa ?
– C’est le contraire, tu m’éloignes des souvenirs. C’est ce Ntunzi qui me ramène des épines d’autrefois.
– Vous savez, papa ? Hier j’ai rêvé de maman.
– Comment tu peux rêver de quelqu’un que tu n’as jamais connu ?
– Je l’ai connue, simplement je ne me rappelle pas.
– C’est la même chose.
– Mais je me souviens de sa voix.
– Quelle voix ? Dordalma ne parlait presque pas.
– Je me rappelle un calme qui ressemble, je ne sais pas, qui ressemble à de l’eau. Parfois, j’ai l’impression que je me souviens de la maison, du grand calme de la maison…
– Et Ntunzi ?
– Ntunzi quoi, papa ?
– Il soutient qu’il se souvient de maman ?
– Il n’y a pas un jour où il ne se souvient pas d’elle.
Mon père n’a rien répondu. Il a remâché sa rogne puis affirmé avec la voix rauque de celui qui est allé au fond de son âme :
– Je vais dire une chose, je ne le répèterai plus jamais : vous ne pouvez ni vous souvenir ni rêver de rien, mes enfants.
– Mais je rêve, papa. Et Ntunzi se rappelle tellement de choses.
– Tout est faux. Ce dont vous rêvez, c’est moi qui l’ai créé dans vos têtes. Vous comprenez ?
– Oui, papa.
– Et ce dont vous vous souvenez, c’est moi qui l’allume dans vos têtes.
Le rêve est un dialogue avec les morts, un voyage au pays des âmes. Mais il n’y avait plus ni trépassés ni territoires des âmes. Le monde était parvenu à sa fin et son terme était un dénouement absolu : la mort sans morts. Le pays des défunts était annulé, le royaume des dieux aboli. Ce fut ainsi que mon père parla d’un trait. Jusqu’à aujourd’hui, cette explication de Silvestre Vitalício me semble lugubre et confuse. Toutefois, à ce moment-là, il fut péremptoire :
– C’est pour ça que vous ne pouvez ni rêver ni vous souvenir. Car moi-même je ne rêve pas et ne me souviens pas non plus.
– Mais, papa, vous n’avez pas le souvenir de notre mère ?
– Ni d’elle, ni de la maison, ni de rien. Je ne me rappelle plus rien.
Et il s’est levé, grinçant, pour réchauffer le café. Ses pas étaient ceux d’un baobab arrachant ses propres racines. Il a regardé le feu, comme s’il se contemplait dans un miroir, il a fermé les yeux et humé les vapeurs parfumées de la cafetière. Les yeux toujours fermés, il murmura :
– Je vais dire un péché : j’ai arrêté de prier quand tu es né.
– Ne dites pas ça, mon père.
Certains ont des enfants pour être plus proches de Dieu. Depuis qu’il était père, il était devenu Dieu. Ainsi parla Silvestre Vitalício. Et il poursuivit : les faux tristes, les méchants solitaires croient que leurs lamentations s’élèvent dans les hauteurs.
– Mais Dieu est sourd, dit-il.
Faisant une pause pour prendre sa tasse et savourer son café, il conclut :
– Quand bien même il ne serait pas sourd : quelle parole pour parler à Dieu ?
À Jésusalem, il n’y avait pas d’église en pierre, pas de croix. C’était dans mon silence que mon père érigeait sa cathédrale. C’était là qu’il attendait le retour de Dieu.
En réalité, je ne suis pas né à Jésusalem. Je suis, disons, émigrant d’un lieu sans nom, sans géographie, sans histoire. À la mort de ma mère, j’avais trois ans, mon père m’a aussitôt emmené avec mon frère aîné et a quitté la ville. Il a traversé des forêts, des fleuves et des déserts jusqu’à gagner un endroit qu’il croyait le plus inaccessible. Dans cette odyssée, nous avons croisé des milliers de personnes qui avançaient en sens inverse : désertant la campagne pour la ville, fuyant la campagne en guerre pour se réfugier dans la misère urbaine. Les gens trouvaient cela étrange : pour quelle raison notre famille s’enfonçait-elle dans les terres, là où la nation flambait ?
Mon père suivait, tassé sur le siège avant. Il semblait nauséeux, peut-être s’était-il résigné à voyager plutôt sur un bateau que dans une voiture.
– Ici c’est l’arche de Noé motorisée, proclama-t-il alors qu’on prenait place dans le vieux tacot.
Zacaria Kalash, l’ancien militaire qui aidait mon père dans les tâches quotidiennes, voyageait avec nous, à l’arrière de la camionnette.
– Mais on va où ? demanda mon frère.
– À partir de maintenant, il n’y a plus de où, décréta Silvestre.
Au terme de ce long voyage, nous nous sommes installés dans une concession de chasse depuis longtemps déserte, nous réfugiant dans un campement abandonné des chasseurs. Autour, la guerre avait tout vidé, sans l’ombre d’une humanité. Même les animaux étaient rares. Seule la brousse hostile abondait là où depuis longtemps aucune route ne se profilait.
Nous nous installâmes dans les décombres du campement. Mon père, dans la ruine centrale ; moi et Ntunzi dans une maison annexe. Zacaria se casa dans un vieil entrepôt, situé à l’arrière. L’ancienne maison de l’administration resta inoccupée.
– Cette maison, dit mon père, est habitée par des ombres et gouvernée par des souvenirs.
Puis, il ordonna :
– Là, personne n’entre !
Les travaux de restauration furent sommaires. Silvestre ne voulait pas manquer de respect à ce qu’il appelait les “œuvres du temps”. Il s’occupa d’une seule tâche : sur une petite place à l’entrée du campement se trouvait un mât sur lequel autrefois on hissait les drapeaux. Mon père en fit le support d’un gigantesque crucifix. Au-dessus de la tête du Christ, il fixa un écriteau où on pouvait lire : “Soyez bienvenu, Seigneur Dieu.” Telle était sa croyance :
– Un jour, Dieu viendra nous demander pardon.
Mon oncle et le serviteur se signaient confusément pour conjurer l’hérésie. Nous souriions, confiants : on devait jouir de quelque protection divine pour ne jamais souffrir de maladie, de morsure de serpent ou d’attaque animale.
Maintes et maintes fois, nous demandions pourquoi nous étions là, loin de tout et de tous. Mon père répondait :
– Le monde est fini, mes enfants. Il ne reste que Jésusalem.
J’avais foi dans les paroles paternelles. Ntunzi, cependant, tenait tout ça pour du délire. Réfractaire, il s’enquérait à nouveau :
– Et il n’y a plus personne dans le monde ?
Silvestre Vitalício inspirait comme si la réponse demandait énormément de courage et, laissant échapper un profond soupir, murmurait :
– On est les derniers.
Diligencieux, Vitalício s’occupait de nous élever avec soins et prévenances. Mais en évitant de sombrer dans la tendresse. C’était un homme. Et on était à l’école des hommes. Les uniques et les derniers hommes. Je me rappelle qu’il m’écartait avec une ferme délicatesse lorsque je l’embrassais :
– Tu fermes les yeux quand tu m’embrasses ?
– Je ne sais pas, papa, je ne sais pas.
– Tu ne dois pas faire ça.
– Fermer les yeux, papa ?
– M’embrasser.
Malgré la distance physique, Silvestre Vitalício fut toujours un père maternel, un ancêtre présent. Une telle sollicitude me semblait étrange. Car ce zèle était la négation de tout ce qu’il trompetait. Ce dévouement n’avait de sens que si une époque pleine d’avenir existait en un lieu non dévoilé.
– Mais, papa, racontez-nous, comment le monde est mort ?
– En réalité, je ne me souviens plus.
– Mais l’Oncle Aproximado…
– Votre oncle raconte beaucoup d’histoires…
– Alors, papa, racontez-nous, vous.
– Voici ce qui s’est passé : le monde s’est terminé avant même la fin du monde…
L’univers s’était achevé sans spectacle, sans déchirure ni éclair. Par dépérissement, tari dans le désespoir. Et ainsi, nébuleusement, mon père déviait sur l’extinction du cosmos. D’abord, les lieux-femelles commencèrent à mourir : les sources, les plages, les eaux. Puis, les lieux-mâles : les villages, les chemins, les ports.
– Seul cet endroit a survécu. C’est ici qu’on vit pour toujours.
Vivre ? Pourtant, vivre c’est accomplir des rêves, attendre des nouvelles. Silvestre ne rêvait pas et n’attendait pas de nouvelles non plus. Au début, il voulait un endroit où personne ne se souviendrait de son nom. Maintenant, il ne se souvenait plus lui-même qui il était.
Oncle Aproximado mettait de l’eau dans le vin des élucubrations paternelles. Son beau-frère avait quitté la ville pour des raisons banales, communes à ceux qui avancent en âge.
– Votre père se plaignait de se sentir vieillir.
La vieillesse n’est pas l’âge : c’est une fatigue. Quand on est vieux, tout le monde a l’air pareil. Telle était la jérémiade de Silvestre Vitalício. Quand il se décida au voyage absolu, les habitants et les lieux étaient déjà tous indiscernables. D’autres fois – et elles furent si nombreuses – Silvestre aurait déclaré : la vie est trop précieuse pour être dilapidée dans un monde désenchanté.
– Votre père est très psychologique, concluait l’oncle. Ça lui passera, un jour.
Les jours et les années passèrent et le délire de mon père persista. Avec le temps, les apparitions de mon oncle se raréfièrent. Ces absences grandissantes me faisaient souffrir, mais mon frère me détrompait :
– Oncle Aproximado n’est pas celui que tu crois, me prévenait-il.
– Je ne comprends pas.
– C’est un geôlier. C’est ça ce qu’il est, un geôlier.
– Comment ça ?
– Ton cher oncle garde la prison à laquelle on est condamnés.
– Et pourquoi on devrait être en prison ?
– À cause du crime.
– Quel crime, Ntunzi ?
– Le crime que notre père a commis.
– Ne dis pas ça, mon frère.
Toutes les histoires que papa inventait sur les raisons de quitter le monde, toutes ces versions fantaisistes n’avaient qu’un seul but : empoussiérer notre raison, en nous tenant à l’écart des souvenirs du passé.
– Il n’y a qu’une vérité : notre vieux fuit la justice.
– Et quel crime a-t-il commis ?
– Un jour, je te raconterai.
Quelle que soit la raison du bannissement, c’était Aproximado qui, huit ans auparavant, avait dirigé notre retraite à “Jésusalem”, au volant d’un camion tombant en pièces. Mon oncle connaissait la destination qui nous était réservée. Il avait jadis travaillé dans cette ancienne concession comme garde-chasse. Mon oncle s’y entendait en bêtes et en fusils, en
tandos2 et en forêts. Tandis qu’il nous conduisait dans sa vieille guimbarde, le bras retombant sur la portière, il dissertait sur les ruses des animaux et les secrets de la brousse.
Le fameux camion – la nouvelle arche de Noé – arriva à destination, mais rendit définitivement l’âme à la porte de ce qui s’avérerait bientôt notre maison. Il pourrit sur place, devint mon jouet favori, mon refuge pour rêver. Assis au volant de la défunte machine, j’aurais pu avoir inventé des voyages infinis, franchi des distances et des barrages. Comme ferait n’importe quel enfant, j’aurais pu avoir fait le tour de la
planète jusqu’à ce que l’univers entier m’obéisse. Mais cela n’arriva jamais : mon rêve n’avait pas appris à voyager. Qui a vécu rivé à un seul sol ne sait pas rêver d’ailleurs.
Mon imagination restreinte, je finis par perfectionner d’autres parades contre la nostalgie. Pour déjouer la lenteur des heures, j’annonçais :
– Je vais au fleuve !
Probablement que personne ne m’entendait. Cependant, j’éprouvais tant de plaisir dans cette déclaration que je continuais de la répéter tandis que je me dirigeais vers la vallée. En chemin, je m’arrêtais devant un feu poteau d’électricité qui avait été installé, mais qui n’avait jamais fonctionné. Tous les autres poteaux plantés dans le sol avaient éclos en pousses vertes et c’étaient aujourd’hui des arbres à la cime splendide. Celui-là était le seul qui gisait squelettique, affrontant solitaire l’infini du temps. Ce poteau, disait Ntunzi, n’était pas un tronc enfoncé dans la terre : c’était le mât d’un bateau qui avait perdu sa mer. Aussi, je l’embrassais toujours pour recevoir la consolation d’un vieux parent.
Dans le fleuve je m’éternisais dans des rêves prolongés. J’attendais mon frère qui venait se baigner en fin d’après-midi. Ntunzi se déshabillait et restait ainsi exposé à regarder l’eau avec exactement la même nostalgie avec laquelle je le voyais contempler son sac de voyage qu’il faisait et défaisait tous les jours. Une fois, il me demanda :
– Tu as déjà été sous l’eau, petit ?
Je fis signe que non, conscient de ne pas comprendre la profondeur de sa question.
– Sous l’eau, dit Ntunzi, on entrevoit des choses impossibles à imaginer.
Je ne déchiffrai pas les paroles de mon frère. Mais peu à peu je sentis : ce fleuve sans nom était la chose la plus vivante et la plus vraie qui avait cours à Jésusalem. Finalement, l’interdiction de la larme et de la prière avait un sens. Mon père n’était pas aussi dérangé qu’on pensait. S’il y avait lieu de prier ou de
pleurer, ce serait uniquement là sur la rive du fleuve, le genou fléchi sur le sable mouillé.
– Papa a toujours dit que le monde est mort, n’est-ce pas ? demanda Ntunzi.
– Eh bien, papa dit tellement de choses.
– C’est le contraire, Mwanito. Ce n’est pas le monde qui a trépassé. C’est nous qui sommes morts.
Je frissonnai, un froid passa de mon âme à ma chair, de ma chair à ma peau. En définitive, notre demeure était la mort elle-même ?
– Ne dis pas ça, Ntunzi, ça me fait une peur.
– Eh bien il faut que tu saches : nous n’avons pas quitté le monde, nous avons été expatriés comme une épine expulsée par le corps.
Les paroles de mon frère me firent mal, comme si la vie était plantée dans mon corps et que, pour grandir, je devais extirper cette écharde.
– Un jour, je te raconterai tout. – Ntunzi mit fin à la conversation. – Mais maintenant, mon petit frère tu ne veux pas voir l’autre côté ?
– Quel autre côté ?
– L’autre côté, tu sais : le monde, l’Autre-Côté !
J’observai les environs avant de répondre. Je redoutais que mon père ne nous surveille. Je scrutai le sommet de la colline, derrière les bâtiments. Je craignais que Zacaria ne passe.
– Enlève ces vêtements, allez.
– Mon frère, tu ne vas pas me faire de mal ?
Je me souvins de la fois où il m’avait jeté dans les eaux marécageuses stagnantes : j’étais resté prisonnier du fond, les pieds enchevêtrés dans les racines immergées des roseaux.
– Viens avec moi, m’invita-t-il.
Ses pieds s’enfonçant dans la boue, Ntunzi entra dans le fleuve. Il marcha jusqu’à ce que l’eau atteigne sa poitrine et m’incita à le rejoindre. Je sentis le courant agité autour de
mon corps. Ntunzi me donna la main de peur que les eaux ne m’entraînent.
– On va s’enfuir, mon frère ? demandai-je, avec un enthousiasme contenu.
Il me fut pénible de n’y avoir jamais pensé : le fleuve était une route ouverte, un sillon déchiré sans interdiction. L’issue était là et nous, nous n’avions pas été capables de la voir. Redoublant d’envie, j’échafaudais des plans à haute voix : qui sait, si on retournait sur la rive et on commençait à creuser un canot ? Oui, un petit canot suffirait pour nous éloigner de cette prison et déboucher sur le vaste monde. Je contemplais Ntunzi qui demeurait étranger à mes divagations.
– Il n’y aura pas de canot, jamais. Oublie.
Les crocodiles et les hippopotames qui infestaient le fleuve plus bas me seraient-ils par hasard sortis de la tête ? Et les rapides et les cascades, enfin, les dangers et les pièges infinis que le fleuve dissimulait ?
– Mais quelqu’un y a-t-il déjà été avant ? C’est seulement ce qu’on a entendu dire…
– Tiens-toi tranquille et tais-toi.
Je le suivis à contre-courant et nous sillonnâmes l’ondulation jusqu’à arriver à la zone où le fleuve serpente, chagrin, et où son lit se tapisse de galets. Ces eaux dormantes gagnaient une surprenante limpidité. Ntunzi lâcha ma main et m’aiguilla : je devrais l’imiter. Alors il plongea, puis une fois complètement immergé, il ouvrit les yeux pour contempler ainsi la lumière qui se réverbérait à la surface. Ce que je fis : depuis le ventre du fleuve, je contemplai les éclats du soleil. Et ce scintillement m’éblouit dans un aveuglement enveloppant et doux. Si l’étreinte d’une mère existait, elle devait s’apparenter à cette perte de sens.
– Ça t’a plu ?
– Si ça m’a plu ? C’est si beau, Ntunzi, on croirait des étoiles liquides, si joliment diurnes !
– Tu vois, petit frère ? C’est celui-là l’autre côté.
Je plongeai à nouveau pour m’enivrer de cet émerveillement. Cette fois, cependant, je fus pris d’un vertige et perdis soudain la notion de moi-même, confondant le fond avec la surface. Je restai là à tourner comme un poisson aveugle sans savoir comment revenir à la surface. J’aurais fini par me noyer si Ntunzi ne m’avait pas traîné sur la rive. Déjà remis, j’avouai qu’un frisson m’avait frappé sous l’eau.
– Est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui nous guette de l’autre côté ?
– Oui, on nous guette. Ce sont ceux qui viendront nous pêcher.
– Tu as dit “chercher” ?
– Pêcher.
Je tremblai. L’idée de poissonner, captifs des eaux, me conduisit à la terrible conclusion : les autres, ceux du côté du Soleil, étaient les vivants, les seules créatures humaines.
– Frérot, c’est vraiment vrai que nous sommes morts ?
– Seuls les vivants peuvent le savoir, frérot. Eux seuls.
L’accident dans la rivière ne m’inhiba pas. Au contraire, je ne cessais de revenir à la courbe du fleuve et me laissais enfoncer dans ses eaux dormantes. Et je restais des temps infinis, les yeux éblouis, à visiter l’autre côté du monde. Mon père ne l’a jamais su mais c’est là, plus que nulle part ailleurs, que j’ai perfectionné mon art d’accorder les silences.