Au sujet d'Adonis

Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie, un murmure ordinaire d'absence et de distraction perpétuelle qui nous fait songer sans effort d'un personnage fabuleux, toujours infiniment docile à la plus douce pente de sa durée. Nous le voyons vaguement sur l'une de ces images intérieures qui ne sont jamais loin de nous, quoiqu'elles se soient formées, il y a bien des années, des premières gravures et des premières histoires que nous avons connues.

Peut-être ce nom même de La Fontaine a-t-il, dès notre enfance, attaché pour toujours à la figure imaginaire d'un poète je ne sais quel sens ambigu de fraîcheur et de profondeur, et quel charme emprunté des eaux ? Une consonance, parfois, fait un mythe. De grands dieux naquirent d'un calembour, qui est une espèce d'adultère.

Il est donc un être qui songe, et qui s'écoule le plus naïvement du monde. Nous le plaçons naturellement dans un parc, ou dans une campagne délicieuse, dont il recherche les belles ombres. Nous lui donnons l'attitude enchantée d'un solitaire qui jamais n'est véritablement seul ; soit qu'il se réjouisse avec lui-même de cette paix qui l'environne, soit qu'il cause avec le renard, la fourmi, ou quelque autre de ces animaux du siècle de Louis XIV qui parlaient un si pur langage.

Si les bêtes l'abandonnent, car même les plus sages ne laissent pas d'être mobiles et facilement agitées par la moindre chose, il se tourne vers le pays étendu au soleil, où il écoute le roseau, le moulin, les nymphes se répondre. Il leur prête son silence, dont ils font une sorte de symphonie.

Fidèle seulement à toutes les délices de la journée (mais encore à la condition qu'elles se donnent d'elles-mêmes, et qu'il ne faille pas les poursuivre ni les retenir fortement), on dirait qu'il suffise à sa destinée de détruire par un fil de soie ce que chaque instant contient de plus doux : elle en tire fragilement des heures infinies.

Rien ne ressemble à ce rêveur plus aisément que le nuage paresseux à qui son regard se confie : cette molle dérive à travers les cieux le divertit insensiblement de lui-même, de sa femme et de son enfant ; elle le transporte dans l'oubli de ses affaires, l'allège de toutes conséquences, le dispense de toute prévision, car il est vain de vouloir devancer la même brise qui nous emporte ; plus vain, peut-être, de prétendre toujours répondre des mouvements d'une vapeur.

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Mais un poème de six cents vers à rimes plates, faits comme ceux de l'Adonis ; un enchaînement si prolongé de la grâce ; mille difficultés vaincues, mille voluptés captées dans la continuité d'une trame inviolable où elles se juxtaposent, sont resserrées et contraintes de se fondre, donnant enfin l'illusion d'une tapisserie vaste et variée ; tout ce travail que le connaisseur considère par transparence, au travers des prestiges de l'ouvrage, en dépit des mouvements de la chasse, des vicissitudes de l'amour, et dont il s'émerveille à mesure que son esprit le reconstitue, le fait renoncer sans retour à la première et primitive idée qu'il avait gardée de La Fontaine.

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N'allons plus croire que quelque amateur de jardins, un homme qui perd son temps comme il perd ses bas ; à demi ahuri, à demi inspiré ; un peu niais, un peu narquois, un peu sentencieux ; dispensateur aux bestioles qui l'entourent d'une espèce de justice toute motivée de proverbes, puisse être l'auteur authentique d'Adonis. Prenons garde que la nonchalance, ici, est savante ; la mollesse, étudiée ; la facilité, le comble de l'art. Quant à la naïveté, elle est nécessairement hors de cause : l'art et la pureté si soutenus excluent à mon regard toute paresse et toute bonhomie.

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On ne fait pas de la politique avec un bon cœur ; mais davantage, ce n'est pas avec des absences et des rêves que l'on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d'un véritable poète est ce qu'il y a de plus distinct de l'état de rêve. Je n'y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l'âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice.

Celui même qui veut écrire son rêve se doit d'être infiniment éveillé. Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à soi-même du faible dormeur que tu viens d'être ; poursuivre dans ta profondeur cette chute pensive de l'âme comme une feuille morte à travers l'immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d'y réussir sans une attention poussée à l'extrême, dont le chef-d'œuvre sera de surprendre ce qui n'existe qu'à ses dépens.

Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du songe ; et qui les rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine et tout le temps qu'il lui fallut pour s'opposer à la dissipation permanente des pensées. Les plus belles comme les autres, toutes ce sont des ombres ; et les fantômes ici précèdent les vivants. Ce ne fut jamais un jeu d'oisif que de soustraire un peu de grâce, un peu de clarté, un peu de durée, à la mobilité des choses de l'esprit ; et que de changer ce qui passe en ce qui subsiste. Et plus la proie que l'on convoite est-elle inquiète et fugitive, plus faut-il de présence et de volonté pour la rendre éternellement présente, dans son attitude éternellement fuyante.

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Même un fabuliste est loin de ressembler à ce distrait que nous formions distraitement naguère. Phèdre est tout élégances ; le La Fontaine des Fables est plein d'artifices. Il ne leur suffit pas, sous un arbre, d'avoir ouï la pie dans son babil, ni les rires ténébreux du corbeau, pour les faire parler si heureusement : c'est qu'il y a un étrange abîme entre les discours que nous tiennent les oiseaux, les feuillages, les idées, et celui que nous leur prêtons : un intervalle inconcevable.

Cette différence mystérieuse entre l'impression ou l'invention même les plus nettes, et leur expression achevée, devient la plus grande possible, – et donc la plus remarquable, – quand l'écrivain impose à son langage le système des vers réguliers. C'est là une convention qui a été bien mal comprise. J'en dirai quelques mots.

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La liberté est si séduisante ; elle l'est si particulièrement pour les poètes ; elle s'offre à leur fantaisie avec des raisons à ce point spécieuses, et dont la plupart sont solides ; elle se pare si proprement de sagesse et de nouveauté, et nous presse, par tant d'avantages dont on voit difficilement les ombres, de revenir sur les règles anciennes, d'en considérer les absurdités, et de les réduire à la pure observance des lois naturelles de l'âme et de l'ouïe, qu'on ne sait d'abord que lui opposer. Peut-on même répondre à cette charmeresse qu'elle favorise dangereusement la négligence, quand elle peut si aisément nous remontrer une quantité accablante de vers très mauvais, très faciles et terriblement réguliers ? Il est vrai qu'il y en a contre elle une égale quantité de détestables qui sont libres. Cette accusation vole entre les deux camps : les meilleurs soutiens d'un parti sont les faibles qui sont dans l'autre, et ils se ressemblent tellement qu'il est inexplicable qu'ils se divisent.

Ce serait donc un grand embarras que de se décider s'il y avait nécessité absolue. Quant à moi, je pense que tout le monde a raison, et qu'il faut faire comme l'on veut. Mais je ne puis m'empêcher d'être intrigué par l'espèce d'obstination qu'ont mise les poètes de tous les temps, jusqu'aux jours de ma jeunesse, à se charger de chaînes volontaires. C'est un fait difficile à expliquer que cet assujettissement que l'on ne percevait presque pas avant qu'il fût trouvé insupportable. D'où vient cette obéissance immémoriale à des commandements qui nous paraissent si futiles ? Pourquoi cette erreur si prolongée de la part de si grands hommes, et qui avaient un si grand intérêt à donner le plus haut degré de liberté à leur esprit ? Faut-il résoudre cette énigme par une dissonance de termes, comme il est de mode depuis l'affaiblissement de la logique, et penser qu'il existe un instinct de l'artificiel ? Ces mots jurent d'être mis ensemble.

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Je m'étonne d'une autre chose. Notre époque a vu naître presque autant de prosodies qu'elle a compté de poètes, c'est-à-dire un peu plus de systèmes que de têtes, car certaines en ont pu produire plusieurs. Mais, dans le même temps, les sciences, comme l'industrie, poursuivant une politique tout opposée, se créaient des mesures uniformes ; elles se donnaient des unités, elles les réalisaient en étalons dont elles imposaient l'usage par des lois et par des traités ; cependant que chaque poète, prenant son être même pour collection de modules, instituait son propre corps, la période personnelle de son rythme, la durée de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait de son oreille et de son cœur un diapason et une horloge universels.

N'était-ce pas risquer d'être mal entendus, mal lus, mal déclamés ; ou de l'être, du moins, d'une sorte tout imprévue ? Ce risque est toujours très grand. Je ne dis pas qu'une erreur d'interprétation nous nuise toujours, et qu'un miroir d'étrange courbure quelquefois ne nous embellisse. Mais les personnes qui redoutent l'incertitude des échanges entre l'auteur et le lecteur trouvent assurément dans la fixité du nombre des syllabes, et dans les symétries plus ou moins factices du vers ancien, l'avantage de limiter ce risque d'une manière très simple, – disons, si l'on veut, grossière.

Quant à l'arbitraire de ces règles, il n'est pas, en lui-même, plus grand que celui du langage, vocabulaire ou syntaxe.

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J'irai un peu plus loin dans l'apologie. Je ne juge pas impossible de donner à cette convention et à cette rigueur si contestables une valeur propre et singulière. Ecrire des vers réguliers, c'est là se remettre sans doute à une loi étrangère, assez insensée, toujours dure, parfois atroce ; elle écarte de l'existence un infini de belles possibilités ; elle y appelle de très loin une multitude de pensées qui ne s'attendaient pas d'être conçues. (Quant à celles-ci, j'admettrai que la moitié d'entre elles ne valait pas de naître, et que l'autre moitié nous procure, au contraire, des surprises délicieuses et des harmonies non préétablies, tellement que la perte et le gain se compensent, et que je n'aie plus à m'en occuper.) Mais toutes les beautés innombrables qui demeureront dans l'esprit, toutes celles que l'obligation de rimer, la mesure, la règle incompréhensible de l'hiatus empêchent définitivement de se produire, semblent bien nous constituer une perte immense, dont on peut véritablement se lamenter. Essayons une fois de nous en réjouir : c'est la fonction d'un sage que de se contraindre toujours à changer une perte dans l'apparence d'une perte. Il suffit de penser, il suffit de s'approfondir, pour réussir assez souvent à rendre naïve l'idée que nous avions d'abord d'une perte et d'un gain, en des matières idéales.

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Cent figures d'argile, si parfaites qu'on les ait pétries, ne donnent pas à l'esprit la même grande idée qu'une seule de marbre à peu près aussi belle. Les unes sont plus fragiles que nous-mêmes ; l'autre l'est un peu moins. Nous imaginons comme elle a résisté au statuaire ; elle ne voulait pas sortir de ses ténèbres cristallisées. Cette bouche, ces bras, ont coûté de longs jours. Un artiste a frappé des milliers de coups rebondissants, lents interrogateurs de la forme future. L'ombre serrée et pure est tombée en éclats, elle a fui en poudre étincelante. Un homme s'est avancé, au moyen du temps, contre une pierre ; il s'est glissé difficilement le long d'une amante si profondément endormie dans l'avenir, et il a contourné cette créature peu à peu circonvenue, qui se détache enfin de la masse de l'univers, comme elle fait de l'indécision de l'idée. La voici un monstre de grâce et de dureté, né, pour un temps indéterminé, de la durée et de l'énergie d'une même pensée. Ces alliances si rebelles sont ce qu'il y a de plus précieux. Une grande âme a cette faiblesse pour signe, de vouloir tirer d'elle-même quelque objet dont elle s'étonne, qui lui ressemble, et qui la confonde, pour être plus pur, plus incorruptible, et en quelque sorte plus nécessaire que l'être même dont il est issu. Mais à soi seule, elle n'enfante que le mélange de sa facilité et de sa puissance, entre lesquelles elle ne distingue pas aisément ; elle se restitue le bien et le mal ; elle fait ce qu'elle veut, mais elle ne veut que ce qu'elle peut ; elle est libre, et non souveraine. Il faut essayer, Psyché, d'user toute votre facilité contre un obstacle ; adressez-vous au granit, animez-vous contre lui, et désespérez quelque temps. Voyez vos vains enthousiasmes choir, et vos intentions déconcertées. Peut-être, n'êtes-vous pas encore assez assagie pour préférer votre décision à vos complaisances. Vous trouvez cette pierre trop dure, vous rêvez de la mollesse de la cire, et de l'obéissance de l'argile ? Mais suivez le chemin de votre pensée irritée, bientôt vous rencontrerez cette inscription infernale : « Il n'est rien de si beau que ce qui n'existe pas. »

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Les exigences d'une stricte prosodie sont l'artifice qui confère au langage naturel les qualités d'une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n'étaient pas à demi insensées, et qu'elles n'excitassent pas notre révolte, elles seraient radicalement absurdes. On ne peut plus tout faire, une fois acceptées ; on ne peut plus tout dire ; et pour dire quoi que ce soit, il ne suffit plus de le concevoir fortement, d'en être plein et enivré, ni de laisser échapper de l'instant mystique une figure déjà presque toute achevée en notre absence. A un dieu seulement est réservée l'ineffable indistinction de son acte et de sa pensée. Mais nous, il faut peiner ; il faut connaître amèrement leur différence. Nous avons à poursuivre des mots qui n'existent pas toujours, et des coïncidences chimériques ; nous avons à nous maintenir dans l'impuissance, essayant de conjoindre des sons et des significations, et créant en pleine lumière l'un de ces cauchemars où s'épuise le rêveur, quand il s'efforce indéfiniment d'égaliser deux fantômes de lignes aussi instables que lui-même. Nous devons donc passionnément attendre, changer d'heure et de jour comme l'on changerait d'outil, – et vouloir, vouloir... Et même, ne pas excessivement vouloir.

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Pures aujourd'hui de toute force obligatoire et de toute fausse nécessité, ces rigueurs des anciennes lois n'ont plus d'autre vertu que de définir très simplement un monde absolu de l'expression. C'est là, du moins, le sens nouveau que je leur trouve. Nous avons arrêté de soumettre la nature – je veux dire le langage – à quelques autres règles que les siennes, et qui ne sont pas nécessaires, mais qui sont nôtres ; et même nous poussons cette fermeté jusqu'à ne pas daigner de les inventer : nous les recevons telles quelles.

Elles séparent nettement ce qui existe par soi-même de ce qui existe spécialement par nous seuls. Voilà qui est proprement humain : un décret. Mais nos voluptés, ni nos émotions, ne périssent, ni ne pâtissent de s'y soumettre : elles se multiplient, elles s'engendrent aussi, par des disciplines conventionnelles. Considérez les joueurs, tout le mal que leur procurent, tout le feu que leur communiquent leurs bizarres accords, et ces restrictions imaginaires de leurs actes : ils voient invinciblement leur petit cheval d'ivoire assujetti à certain bond particulier sur l'échiquier ; ils ressentent des champs de force et des contraintes invisibles que la physique ne connaît point. Ce magnétisme s'évanouit avec la partie, et l'excessive attention qui l'avait si longuement soutenu se dénature et se dissipe comme un rêve... La réalité des jeux est dans l'homme seul.

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Entendez-moi. Je ne dis pas que le « délice sans chemin » ne soit le principe et le but même de l'art des poètes. Je ne déprise pas le don éblouissant que fait notre vie à notre conscience, quand elle jette brusquement dans le brasier mille souvenirs d'un seul coup. Mais, jusques à nos jours, jamais une trouvaille, ni un ensemble de trouvailles, n'ont paru constituer un ouvrage.

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J'ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes adopté, et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et philosophique. Des chaînes, qui se roidissent à chaque mouvement de notre génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle pensée et dont ils ignorent que les conditions naturelles ne sont pas moins fortuites, ni moins futiles, que les conditions d'une charade.

C'est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose une liberté extraordinaire à l'égard de l'ensemble de nos idées et de nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c'est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l'autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n'est pas trop de toutes les ressources de l'expérience et de l'esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don.

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L'auteur de l'Adonis, il ne peut être qu'un esprit singulièrement attentif, tout en délicatesses et en recherches. Ce La Fontaine, qui a su faire, un peu plus tard, de si admirables vers variés, ne les saura faire qu'au bout de vingt ans, qu'il aura dédiés aux vers symétriques ; exercices d'entre lesquels Adonis est le plus beau. Il donnait, pendant ce temps-là, aux observateurs de son époque, un spectacle de naïveté et de paresse dont ils nous transmirent naïvement et paresseusement la tradition.

L'histoire littéraire est tissue comme l'autre de légendes diversement dorées. Les plus fallacieuses sont nécessairement dues aux témoins les plus fidèles. Quoi de plus trompeur que ces hommes véridiques qui se réduisent à nous dire ce qu'ils ont vu, comme nous l'eussions vu nous-mêmes ? Mais que me fait ce qui se voit ? Un des plus sérieux hommes que j'aie connus, et du plus de suite dans les pensées, ne paraissait ordinairement que la légèreté même : une seconde nature le revêtait de balivernes. Il en est de notre esprit comme de notre chair : ce qu'ils se sentent de plus important, ils l'enveloppent de mystère, ils se le cachent à eux-mêmes ; ils le désignent et le défendent par cette profondeur où ils le placent. Tout ce qui compte est bien voilé ; les témoins et les documents l'obscurcissent ; les actes et les œuvres sont faits expressément pour le travestir.

Racine savait-il lui-même où il prenait cette voix inimitable, ce dessin délicat de l'inflexion, ce mode transparent de discourir, qui le font Racine, et sans lesquels il se réduit à ce personnage peu considérable duquel les biographies nous apprennent un assez grand nombre de choses qu'il avait de communes avec dix mille autres Français ? Les prétendus enseignements de l'histoire littéraire ne touchent donc presque pas à l'arcane de la génération des poèmes. Tout se passe dans l'intime de l'artiste comme si les événements observables de son existence n'avaient sur ses ouvrages qu'une influence superficielle. Ce qu'il y a de plus important – l'acte même des Muses – est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut figurer dans une biographie. Tout ce que l'histoire peut observer est insignifiant.

Mais ce sont des circonstances indéfinissables, des rencontres occultes, des faits qui ne sont visibles que pour un seul, d'autres qui sont à ce seul si familiers ou si aisés qu'il les ignore, qui font l'essentiel du travail. On trouve facilement par soi-même que ces événements incessants et impalpables sont la matière dense de notre véritable personnage.

Chacun de ces êtres qui créent, à demi certain, à demi incertain de ses forces, se sent un connu et un inconnu dont les rapports incessants et les échanges inattendus donnent enfin naissance à quelque produit. Je ne sais ce que je ferai ; et pourtant mon esprit croit se connaître ; et je bâtis sur cette connaissance, je compte sur elle, que j'appelle Moi. Mais je me ferai une surprise ; si j'en doutais, je ne serais rien. Je sais que je m'étonnerai de telle pensée qui me viendra tout à l'heure, – et pourtant je me demande cette surprise, je bâtis et je compte sur elle, comme je compte sur ma certitude. J'ai l'espoir de quelque imprévu que je désigne, j'ai besoin de mon connu et de mon inconnu.

Qu'est-ce donc qui nous fera concevoir le véritable ouvrier d'un bel ouvrage ? Mais il n'est positivement personne. Qu'est-ce que le Même, si je le vois à ce point changer d'avis et de parti, dans le cours de mon travail, qu'il le défigure sous mes doigts ; si chaque repentir peut apporter des modifications immenses ; et si mille accidents de mémoire, d'attention, ou de sensation, qui surviennent à mon esprit, apparaissent enfin, dans mon œuvre achevé, comme les idées essentielles et les objets originels de mes efforts ? Et cependant cela est bien de moi-même, puisque mes faiblesses, mes forces, mes redites, mes manies, mes ombres et mes lumières, seront toujours reconnaissables dans ce qui tombe de mes mains.

Désespérons de la vision nette en ces matières. Il faut se bercer d'une image. J'imagine ce poète un esprit plein de ressources et de ruses, faussement endormi au centre imaginaire de son œuvre encore incréée, pour mieux attendre cet instant de sa propre puissance qui est sa proie. Dans la vague profondeur de ses yeux, toutes les forces de son désir, tous les ressorts de son instinct se tendent. Là, attentive aux hasards entre lesquels elle choisit sa nourriture ; là, très obscure au milieu des réseaux et des secrètes harpes qu'elle s'est faites du langage, dont les trames s'entre-tissent et toujours vibrent vaguement, une mystérieuse Arachné, muse chasseresse, guette.

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Prédestinés à s'unir par la molle et voluptueuse euphonie de leurs noms grec1 et latin, Vénus avec Adonis se rencontrent aux bords d'un ruisseau, où l'un rêve,

 

Il ne voit presque pas l'onde qu'il considère ;

 

où l'autre vient se poser et descendre de son char.

Vénus est assez connue. Rien de délicieux ne manque à cette abstraction toute sensuelle, si ce n'est précisément ce qu'elle vole ici chercher.

Une Vénus est bien difficile à peindre. Puisqu'elle porte toutes les perfections, il est à peu près impossible de la rendre véritablement séduisante. Ce qui nous captive dans un être, ce n'est pas ce degré suprême de la beauté, ni des grâces si générales : c'est toujours quelque trait particulier.

Quant à l'Adonis dont elle accourt se faire aimer, il ne laisse rien paraître, dans La Fontaine, de ce mystique adolescent qui fut adoré dans Byblos. Ce n'est qu'un très beau jeune homme dont on ne peut pas dire grand-chose, une fois qu'on l'a admiré. On ne peut en tirer, sans doute, que des actes agréables et magnifiques, qui suffiront aux Muses et satisferont la Déesse. Il est ici pour faire l'amour, et puis mourir : il n'y a pas besoin d'esprit pour ces grandes choses.

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Il ne faut pas s'émerveiller de la grande simplicité de ces héros : les principaux personnages d'un poème, ce sont toujours la douceur et la vigueur des vers.

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Le bonheur de nos amants est incomparable. On n'essaie pas de nous le dépeindre : il faut éviter la fadeur, il faut se garder de la crudité. Que va donc faire le poète, si ce n'est se fier à la poésie toute seule, et user d'une musique délicieusement combinée, pour effleurer tout ce que nous savons, et qui n'a jamais besoin que de nous être rappelé ?

A Vénus, quoique si belle, et apparemment si satisfaite, il vient toutefois le sentiment subtil qu'un rien de philosophie ne nuirait point à ce bonheur. La volupté qui se partage, ou bien plutôt qui se redouble, entre des amants, risque toujours quelque monotonie. Deux personnes qui se renvoient à peu près les mêmes délices, finissent quelquefois par se trouver trop peu différentes. Un couple, au plus haut période de son bonheur, compose une sorte d'écho, ou – ce qui revient au même, – un assemblage de miroirs parallèles, – Baudelaire disait : jumeaux.

La déesse montre par là une profondeur qui lui est peut-être venue de ses démêlés avec Minerve. Elle a bien compris que l'amour ne peut être infini, s'il se réduit à se finir aussi fréquemment qu'il se puisse. On voit trop, dans la plupart des amants, leurs esprits s'ignorer aussi naturellement que leurs corps se connaissent. Ils sont instruits de leurs goûts et de leurs dégoûts, qu'ils ont appareillés, ou harmonieusement unis ; mais ils ne savent rien, et même ils ne veulent rien savoir, de leur métaphysique et de leurs curiosités non immédiatement utilisables. Mais l'amour sans l'esprit, à le supposer répondu, et si rien ne le traverse, n'est plus qu'une occupation régulière. Il y faut des malheurs ou des idées.

Quoi qu'il en soit, Vénus essaie d'un peu de réflexions sur la durée. Elle montre qu'elle n'a pas lu grand-chose sur ce grave sujet. Héraclite ni Zénon n'étaient encore nés. Kant avec Aristote, et le difficile M. Minkowski, gisaient pêle-mêle dans l'anachronisme de l'avenir. Elle remarque néanmoins fort exactement que le temps ne remonte jamais à sa source ; mais quelle n'est pas son erreur quand elle en dit cette belle chose :

 
 

Elle ne prévoyait guère la destruction de ses plus beaux temples, ni la décadence de son culte ; j'entends, de son culte public.

Adonis ne l'écoute pas. On revient au plaisir tout court, dont le poète lui-même est un peu las :

 
 

Cette rapide platitude est un signe très apparent de la fatigue. Il est vrai que, dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque impossible à bien dire.

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Vénus se doit donc absenter pour aller dans Paphos dissiper le bruit qui y court que la déesse n'a plus soin de ses adorateurs. Il est étrange qu'elle ait tant de souci d'être adorée, tandis qu'elle aime et qu'elle est aimée.

Mais la vanité, et ces niaiseries que nous croyons être les obligations de notre état, nous persuadent toujours de sortir de notre chambre, qui est ici une belle forêt. Personne encore ne s'est trouvé, même parmi les dieux, qui se sentît assez puissant pour se moquer de ses fidèles. Et quant à dédaigner les autels et les sanctuaires, les sacrifices qui s'y consomment, les oraisons et les fumées qui s'en dégagent ; quant à détester les louanges, et à faire pleuvoir de dégoût le feu et les ennuis sur toutes ces têtes que la seule crainte et leurs espoirs désespérés font se tourner aux choses divines, je ne vois pas un immortel qui s'y soit jamais résolu. Ce goût qu'ils ont de nous me passe.

Vénus, pourtant si heureuse, et qui est presque toute-puissante, va donc s'écarter un temps d'Adonis, pour ne pas indisposer sa clientèle de dévots. S'il n'y avait point de ces bizarreries, il n'y aurait point de dieux, ni peut-être point de poèmes, et assurément pas de femmes.

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Elle fait mille recommandations à l'amant dont elle suspend si futilement le ministère. Le petit discours qu'elle lui tient pour le mettre en garde contre les deux dangers imaginables, celui qu'il périsse et celui qu'il soit infidèle, est d'une proportion délicieuse. J'y remarque ce très beau vers, où paraît tout à coup le grand art et la puissance abstraite de Corneille ; et qui vient quand elle conjure Adonis de ne pas s'attacher aux nymphes de ces bois. Elle dit :

 
*

Quels adieux sont les leurs ! Ce ne sont que huit vers, mais huit merveilles ; ou plutôt, c'est une merveille de huit vers, ce qui est presque infiniment plus rare et plus étonnant que huit beaux vers. Il est impossible de séparer plus voluptueusement deux êtres ; et, par ce pur déchirement, d'ajouter quelque chose à l'idée que nous nous faisions de la douceur de leur unité. Usant d'un raffinement qui n'a pas beaucoup d'exemples dans notre poésie, La Fontaine ici ressaisit, comme sur le mode mineur, le motif des moments délicieux qu'il nous avait fait entendre tout à l'heure. Il les avait accordés à ses héros :

 
 

Et maintenant, il les leur retire :

 
*

Adonis souffre alors tous les maux de l'absence.

C'est dire qu'il dénombre toutes les perfections du bonheur qu'il vient de perdre. Les corps séparés, l'âme est tout occupée du contraste des deux réalités qui se la disputent ; elle se restitue même des douceurs qu'elle avait à peine aperçues ; le passé qui revient semble plus riche que le présent disparu duquel il procède ; et le temps de l'éloignement travaille à roidir, avec une croissante cruauté, le lien intérieur que tant de caresses avaient insensiblement tressé. Adonis est comme une pierre arrêtée dans sa chute, pendant laquelle elle avait cessé de peser. Si elle sent quelque chose, elle doit ressentir sur le moment tous les violents effets d'un mouvement brusquement aboli ; et puis toute sa pesanteur qu'elle avait comme perdue, étant libre d'y obéir. Ainsi le sentiment de l'amour, que la possession exténue, la perte et la privation le développent. Posséder, c'est n'y plus penser ; mais perdre, c'est posséder indéfiniment en esprit.

Adonis malheureux était sur le point d'avoir de l'esprit. Ces terribles souvenirs que laisse après elle une saison trop tiède et voluptueuse l'exerçaient, l'approfondissaient, le menaient au seuil des doutes les plus importants, et ils menaçaient de le conduire à ces internes difficultés qui, à force de diviser notre sentiment, nous obligent d'inventer notre intelligence.

Adonis allait avoir de l'esprit, il s'empresse d'ordonner une chasse. Plutôt mourir que de réfléchir.

*

Il faut bien avouer que cette malheureuse chasse est la partie faible du poème. Elle est presque aussi fatale à son chantre qu'elle va l'être à son héros.

Comment se tirer d'une chasse ? Les auteurs du XVIIe et ceux du XVIIIe siècle qui ont traité de ce beau sujet nous ont laissé des morceaux d'une vigueur, d'une précision, et donc d'un langage admirables. A l'un d'eux, et non des plus connus, Victor Hugo n'a pas dédaigné de prendre toute une grande page du plus beau style, qu'il a textuellement, ou peu s'en faut, introduite avec avantage dans le conte charmant du Beau Pécopin et de la Belle Bauldour. Mais La Fontaine, tout maître des Eaux et Forêts qu'il est, ne nous présente ici qu'une vénerie de rhétorique pure. A défaut du déduit d'une chasse savante, on eût attendu, de ce futur animateur de la gent à poils et à plumes, je ne sais quelle sylvestre fantaisie. On conçoit ce que l'homme désigné par les dieux pour écrire les Fables eût pu faire de toutes ces bêtes en mouvement, les unes pressées et fouaillées, les autres traquées et forcées, toutes hors d'elles-mêmes, les chiens sonnant, les piqueurs chevauchant et cornant la menée. Il eût inventé les colloques et les pensées de ces acteurs ; et les propos des volatiles, spectateurs et sûrs dans leurs arbres, nous eussent appris, par un artifice très naturel, les événements de la journée. Toutes ces âmes élémentaires, les raisonnements qu'elles se tiennent, leurs stratégies, les passions qui les occupent, la figure que font les hommes dans ce rude plaisir, ce sont là des motifs dont les Fables sont pleines, et de qui la combinaison nous eût composé une chasse infiniment neuve et divertissante.

Mais on dirait que La Fontaine n'a pas reconnu qu'il touchait presque, ici, à celui qu'il devait être un peu plus tard. Loin de pressentir qu'il se trouvait conduit par son sujet sur les lisières de son royaume naturel, il a visiblement élaboré avec quelque ennui les trois cents vers que cette chasse l'obligeait de faire. Or, le bâillement n'est pas si éloigné du rire qu'il ne se combine parfois curieusement avec lui. Ils ont une frontière commune, aux approches de laquelle le ridicule d'agir à contrecœur se tourne facilement en action burlesque. Si donc je trouve des vers essentiellement comiques dans un développement qui n'en comportait pas de tels, et jusqu'à l'occasion d'accidents graves et funestes, je sens l'auteur excédé se venger tout à coup de soi-même, de sa tâche trop volontaire, et du mal qu'il se donne, par quelque drôlerie qui lui échappe invinciblement. Le rire et le bâiller nous surprennent en flagrant délit de refus.

L'assemblée des veneurs ne se passe donc pas qu'elle ne s'égaie de diverses caricatures. Celle-ci me plaît assez, dont tout le comique est dans la sonorité du vers :

 
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Il s'agissait aussi de nous peindre le monstre, qui est un sanglier très redoutable ; un de ces solitaires qui ne se fient qu'à leurs défenses, et dont la dure dentée découd les chevaux et blesse les mâtins « au coffre du corps ».

Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui. Il est bien connu que les misérables monstres n'ont jamais pu faire dans les arts qu'une figure ridicule. Je ne vois pas de monstre peint, chanté ou sculpté, qui non seulement nous fasse la moindre peur, mais encore qui laisse notre sérieux en équilibre. Le gros poisson qui dévora le prophète Jonas, et qui, dans les mêmes parages, engloutit un peu plus tard l'aventureux Sinbad ; ce même qui, dans une autre circonstance de sa carrière, fut peut-être le sauveur et le transporteur d'Arion ; en dépit de sa grande courtoisie, et malgré cette honnêteté scrupuleuse qui lui fait si exactement restituer sur le rivage ses repas d'hommes distingués, et les rendre en si bel état à leurs occupations et à leurs études, au lieu même où ils se proposaient d'aller, quoiqu'il ne soit pas formidable par destination, mais plutôt officieux et facile, ne laisse pas d'être infiniment comique. Mais voyez cet extravagant composé animal que transfixe Roger tout armé d'or, aux pieds de la délicieuse Angélique de M. Ingres ; figurez-vous ce dugong ou ce marsouin dont les brusques ébrouements et les jeux brutaux dans l'écume de la mer viennent effaroucher les chevaux d'Hippolyte ; entendez braire dans sa caverne le cornard et lamentable Fafner, – ils n'ont jamais pu obtenir de personne l'aumône d'un peu de terreur. Ils ne se consolent que par cette observation : que les monstres plus humains, les Cyclopes, les Gwinplaine, les Quasimodo, n'ont pas trouvé beaucoup plus de crédit ni d'autorité qu'eux-mêmes. Le complément nécessaire d'un monstre, c'est un cerveau d'enfant.

Ce malheur d'être ridicules, qui surmonte pour eux le malheur d'être monstres, ne semble pas tenir, toutefois, à l'impuissance de leurs inventeurs, tant qu'à leur nature même et à leur vocation extraordinaire, comme il est aisé de s'en convaincre par la moindre visite au Muséum. Là, le biscornu authentique, la combinaison des ailes avec la lourdeur, celle d'un col très délié avec le ventre le plus pesant ; là les véritables dragons, les guivres qui ont existé, les hydres décalquées sur l'ardoise, les tortues gigantesques à tête de porc, toutes ces populations successives qui ont habité les étages inquiets de notre demeure, et qui ont cessé de plaire à cette planète, proposent à notre actualité le grotesque de la nature. Ce sont comme les gravures de la mode anatomique. Nous ne croyons pas d'êtres si bizarres ; et nous nous en tirons enfin par le sentiment de l'improbable, et par la considération d'une maladresse et d'une bêtise primitive qui n'est mesurable que par le rire.

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Laissons le monstre. Passons sur la lutte assez froide qui s'engage. Je n'en veux détacher qu'un distique d'une exécution charmante, dont la musique moqueuse m'a toujours amusé :

 
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C'est en vain que vaguement pareilles par leur conduite, comme elles le sont par les fluides mœurs et par l'incertaine espèce, à ces filles folles du Rhin qui tentèrent, sous d'autres cieux, de sauver le fauve Siegfried, les divinités des eaux s'efforcent de préserver Adonis. Instruites que les héros courent toujours directement à leur perte, elles essaient toutefois d'égarer celui-ci, et de lui faire manquer le rendez-vous de la mort. Elles opposent aux Destins ces plus beaux vers du monde :

 
 

Les Destins se moquent des vers ; sans lesquels cependant, leur nom même serait tombé depuis longtemps du dictionnaire de l'usage. Les Naïades n'ont pas de prise sur l'âme de ce passant tout orientée à la mort. Adonis doit périr : il faut bien que tous les chemins l'y conduisent. Il entre au fort de la chasse, impatient de venger son ami Palmire qui vient d'être légèrement blessé ; il fonce, il frappe, il est frappé. Le monstre et le héros se meurent ; mais ils meurent dans le plus beau style. Voici le sanglier expirant :

 
 

Et quant à Adonis :

 
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Vénus informée par les vents, Vénus accourue affolée, il ne lui reste plus qu'à nous chanter son désespoir, ce qu'elle exécute en déesse. Rien de plus beau que l'attaque et le développement de cette noble partie finale ; mais je trouve, d'autre part, à ces plaintes achevées une importance singulière. Presque toutes les qualités que Racine ne fera paraître que dans quelques années distinguent cette suite d'une quarantaine de vers. Si l'auteur de Phèdre eût imaginé de la conduire sur le cadavre d'Hippolyte et de la faire exhaler ses regrets, je ne sais s'il eût pu leur donner un son plus pur et faire rendre à la reine désespérée une lamentation plus harmonieuse.

Il faut bien remarquer que l'Adonis est écrit vers 1657, une dizaine d'années avant l'épanouissement de Racine, et que dans ce discours funèbre dont je m'occupe, le ton, les enchaînements, le profil monumental, la sonorité même, sont parfois indiscernables de ceux que l'on admire dans ses meilleures tragédies.

De qui sont de tels vers ?

 
 

Et le reste. On se tromperait assez aisément sur le nom de l'auteur.

Acante avait dix-neuf ans au moment que ces vers purent se répandre. Bien des gens avaient dû en avoir connaissance, sinon par le célèbre manuscrit, chef-d'œuvre du calligraphe Nicolas Jarry, que le poète avait offert à Fouquet, du moins par les copies qui devaient passer de main en main, et circuler de groupe en groupe, de salon à salon.

Je ne parierais pas que Racine n'eût pas su notre Adonis par cœur.

Peut-être ces accents de Vénus ont-ils communiqué à cette pure voix dont je disais les vertus tout à l'heure le ton initial et son premier sentiment d'elle-même ? Il en faut assez peu pour enfanter un grand homme dans un jeune homme ignorant de ses dons. Les plus grands, et même les plus saints, ont eu besoin de précurseurs.

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Il est naturel et absurde de regretter les belles choses qui ne se sont pas faites, et qui nous semblent encore avoir été possibles, bien après que l'événement a démontré qu'il n'y avait pas de place pour elles dans le monde. Ce sentiment étrange est presque inséparable de la considération de l'histoire : nous regardons la suite du temps comme une route dont chaque point est un carrefour...

Moi, devant Adonis, je regrette toutes les heures dépensées par La Fontaine à cette quantité de Contes qu'il nous a laissés et dont je ne puis souffrir le ton rustique et faux, les vers d'une facilité répugnante,

 
 

leur bassesse générale, et tout l'ennui que respire un libertinage si contraire à la volupté et si mortel à la poésie. Et je regrette plus encore les quelques Adonis qu'il eût pu faire au lieu de ces Contes assommants. Quelles idylles et quelles églogues il était né pour écrire ! Chénier, qui s'y est mis avec tant de bonheur, et qui suit un peu de La Fontaine, ne nous console pas entièrement de cette perte imaginaire. Son art semble plus mince, moins pur, et moins mystérieux que celui de notre auteur. On en voit plus clairement les moyens.

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Cet Adonis de La Fontaine a été écrit il y a environ deux cent soixante ans. Dans cet espace, la langue française n'a pas été sans varier. Puis, le lecteur d'aujourd'hui est bien éloigné du lecteur de 1660. Il a d'autres souvenirs, et une tout autre « sensibilité » ; il n'a pas la même culture, en supposant qu'il en ait une (il en a quelquefois plusieurs, il arrive qu'il n'en ait point du tout) ; il a perdu et il a gagné ; il n'est presque plus de la même espèce. Mais la considération du lecteur le plus probable est l'ingrédient le plus important de la composition littéraire ; l'esprit de l'auteur, qu'il le veuille, qu'il le sache, ou non, est comme accordé sur l'idée qu'il se fait nécessairement de son lecteur ; et donc le changement d'époque, qui est un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte même, changement toujours imprévu et incalculable.

Réjouissons-nous de pouvoir encore lire Adonis, et presque tout avec délices ; mais ne pensons pas que nous lisions celui même des contemporains de l'auteur. Ce qu'ils prisaient le plus, peut-être nous échappe-t-il ; ce qu'ils regardaient à peine nous touche quelquefois étrangement. Certaines choses charmantes se sont faites profondes ; d'autres, tout insipides. Songez aux attraits et aux dégoûts que ce texte peut exciter chez un homme de nos jours, nourri des poètes modernes ; toutes ces lectures prochaines l'ont harmonisé à elles ; et son esprit comme son oreille sont devenus sensibles à des impressions que l'auteur n'avait jamais pensé de produire ; insensibles à des effets qu'il avait soigneusement étudiés. Jamais Racine, par exemple, quand il a écrit son illustre vers :

 
 

ne s'est imaginé de peindre autre chose que le désespoir d'un amant. Mais l'accord magnifique de ces trois mots, quand le temps le transporte et le fait traverser le XIXe siècle, trouve un renforcement inattendu et une résonance extraordinaire dans la poésie romantique ; dans une âme de notre époque, il se mélange merveilleusement à quelques-uns des plus beaux vers de Baudelaire. Il se détache d'Antiochus, il prend une généralité pure et nostalgique. Son élégance finie se transforme en beauté infinie : cet « Orient », ce « désert », cet « ennui », combinés sous Louis XIV, acquièrent un sens illimité, et la puissance d'un charme, par le fait d'un autre siècle qui ne peut plus les concevoir que dans sa couleur.

Il en est ainsi d'Adonis. Quel plaisir aujourd'hui retirer de ce conte galant ? Il se ranime, peut-être, par le contraste d'une forme si douce et de si claires mélodies avec notre système de discordances et cette tradition de l'excessif que nous avons docilement reçue. Nos yeux brûlés demandent un repos à ces grâces fondues et à ces ombres transparentes ; notre bouche exaspérée retrouve quelque étrangeté à l'eau pure. Il peut même nous arriver que le bien dire nous séduise par soi seul.

 

La Graulet, 1920.


1 Mais le nom grec d'Adonis procède d'un nom sémitique.