Fragment d'un Descartes

On trouvait encore, il y a quinze ans, dans une rue toute proche de la place Royale, une caserne de gendarmes où les hommes des réserves venaient faire apostiller et timbrer leurs papiers militaires.

L'homme entrait et s'orientait dans une cour noble et familière. Les bureaux qu'il cherchait s'ouvraient à sa gauche sous quelques arcades en anse de panier, qui étaient ce qui subsistait d'un cloître assez antique. Cette majesté ruinée s'accommodait à la douce vie, à demi officielle, à demi intime, qui était venue dès le Premier Empire s'y établir. Il y avait un planton, esprit absent ; des cages de canaris accrochées aux piliers ; des képis et des pots de fleurs dans les fenêtres ; quelques pantalons blancs séchaient çà et là sur des ficelles. Bon an, mal an, une centaine de milliers de mobilisables traversait nécessairement cette cour. Je ne sais si l'un d'eux s'est jamais douté qu'on lui faisait faire un pèlerinage. L'autorité elle-même qui l'ordonnait, toute supérieure qu'elle était, n'en connaissait point l'objet véritable. Elle imaginait ne mouvoir les matricules qu'à ses fins ; elle nous contraignait, sans le savoir, à visiter l'un des monuments les plus respectables de l'histoire de la pensée.

Cette caserne était substituée à un couvent, et les gendarmes aux Minimes. Là vécut et mourut le P. Mersenne, homme très utile et assez considérable dans la société des esprits au commencement du XVIIIe siècle ; religieux facile et plein de curiosités, qui proposait des problèmes, des énigmes parfois, à toute une Europe intellectuelle assez différente de la nôtre ; agent de fermentation scientifique et de liaison entre les savants de différente religion ; ami d'enfance, ami constant et excessif de Descartes, propagateur de ses doctrines, et l'un des plus aimables de ces êtres secondaires, dont le rôle est peut-être essentiel dans le développement des grands hommes et dans le déchaînement des grandes choses. Ce serait une étude assez neuve, et que j'imagine assez fructueuse, que la recherche systématique dans l'histoire, de ces auxiliaires, de ces officieux, de ces confidents ou intermédiaires, qui se rencontrent toujours dans le voisinage du génie et parmi les petites causes vivantes des gros événements.

Quand Descartes venait à Paris, on l'allait visiter le matin aux Minimes de la place Royale, chez ce Père très précieux. Il y reçut M. Mélian, le 11 juillet 1644. En juin 1647, arrivant de La Haye, il descend chez l'abbé Picot, rue Geoffroy-Lasnier, et y rédige la préface des Principes. Il s'en va en Bretagne où quelque affaire l'appelait, revient par le Poitou et la Touraine, et trouve à son retour à Paris, au commencement du mois de septembre, la bonne nouvelle d'une pension de trois mille livres de rente que le Roi lui vient d'accorder sur la proposition du Cardinal Ministre. Les nouvelles de cette espèce se sont faites rares.

C'est alors que « M. Pascal le jeune, se trouvant à Paris, fut touché du désir de le voir, et il eut la satisfaction de l'entretenir aux Minimes, où il avait eu avis qu'il pourrait le joindre. M. Descartes eut du plaisir à l'entendre sur les expériences du Vuide qu'il avait faites à Rouen et dont il faisait actuellement imprimer le récit, dont il lui envoya un exemplaire en Hollande, quelque temps après son retour. M. Descartes fut ravi de l'entretien de M. Pascal ».

Je suis trop attaché à la gloire de celui-ci pour transcrire la suite.

Un jour que je passais par là, j'ai vu avec ennui, à la place de la vieille demeure des Minimes, une bâtisse cubique, d'une craie toute neuve et trop pure, sommée de bombes panachées de flammes en pierre tendre. On a remis les gendarmes dans ce bloc. Je les aimais mieux dans l'ancien couvent, car la gendarmerie est une sorte d'ordre militaire, mais qui ne semble pas répugner le moins du monde au mariage de ses membres.

 

Il y a peu de nations en Europe où une maison consacrée par une si grande présence, et qui aurait entendu un tel entretien, eût pu s'évanouir aussi discrètement que chez nous. Il n'y avait point de plaque sur le mur des Minimes, qui fît parler ce mur de ce qu'il avait vu. Personne n'a paru connaître ce que je viens de rapporter et que j'avais trouvé dans Baillet, puisque pas une âme ne s'est plainte, ni ne s'est opposée au renversement de ces pierres. Tout a disparu dans le nuage de poudre des entreprises de démolition.

Descartes, ici, n'a point de chance. Nulle statue à Paris de cet homme admirable, – ce à quoi je consens qu'on ne remédie. On lui a donné seulement une rue assez mauvaise, quoique animée par les éclats de Polytechnique et quelque peu hantée par l'ombre de Verlaine qui y est mort. Enfin, nous avons égaré ses os du côté de Saint-Germain-des-Prés, et je ne sache pas qu'on les recherche pour les cryptes du Panthéon.

Mais, homme prudent qu'il était, et artiste incomparable dans le travail des matières les plus dures, il s'est bâti de ses mains un tombeau, de ces tombeaux qui font envie. Il y a mis la statue de son esprit, et si nette, et si vraie à considérer, que l'on jurerait qu'il est vivant, qu'il nous parle en personne, qu'il n'y a point trois cents ans entre nous, mais un commerce possible avec lui, mais à peine l'intervalle d'un esprit à un esprit, sinon d'un esprit à soi-même. Son monument est ce Discours qui est à peu près incorruptible, comme tout ce qui est écrit exactement. Un langage fier et familier, où l'orgueil ni la modestie ne manquent, nous rend si sensibles et si remarquables les volontés essentielles et les attitudes qui sont communes à tous les hommes de réflexion, qu'il en résulte moins un chef-d'œuvre de ressemblance ou de vraisemblance qu'une présence réelle, et même qui s'alimente de la nôtre.

Point de difficultés, point d'images, pas d'apparences scolastiques, rien dans ce texte qui ne soit du ton intérieur le plus simple et le plus humain, à peine un peu plus précis que la nature. L'auteur, que l'on croit entendre, semble s'être borné à épurer, à retracer de près, parfois à articuler très nettement la voix immédiate qu'il tenait de ses souvenirs et de ses espérances. Il a pris cette voix qui nous enseigne premièrement à nous-mêmes toutes nos pensées, et qui se détache en silence de notre attente dirigée.

Une parole intime, où il n'y a point d'effets ni de stratagèmes, étant notre propriété la plus proche et la plus certaine, quoiqu'elle nous appartienne si étroitement, ne peut pas ne pas être universelle.

Il était du dessein de Descartes de nous faire entendre soi-même, c'est-à-dire de nous inspirer son monologue nécessaire, et de nous faire prononcer ses propres vœux. Il s'agissait que nous trouvions en nous ce qu'il trouvait en soi.

C'est ici l'intention originale. Tout fondateur dans l'ordre spirituel doit se préoccuper de se rendre irrésistible. Les uns nous enveloppent de leurs charmes ; les autres nous réduisent par la rigueur ; Descartes nous communique sa vie, afin que la suite de ses impressions et de ses actes nous introduise dans ses pensées par le même chemin naturel d'événements et de rêveries qu'il avait pris depuis la jeunesse, et qui ressemble à bien d'autres chemins, quoiqu'il nous mène à de tout autres points de vue.

Nous faisant donc semblables à lui au moyen de ses commencements, et facilement intéressés dans sa carrière, il nous séduit sans peine aux rébellions de son adolescence, car il nous parle de la nôtre et de nos résistances et de nos superbes jugements. Ses études achevées, déprisées, reconnues presque vaines (et en effet, les études sont quasi vaines pour celui qui ne sait se servir de ce qu'il n'eût pas inventé), il roule çà et là par l'Europe, se lavant l'esprit dans les voyages, dans les mouvements d'une guerre de ce temps-là, dont il semble se mêler à sa fantaisie. Il se garde assez bien des livres, qui sont embarrassants aux armées. Il s'exerce aux mathématiques ; c'est un art qui ne demande qu'une plume, qui se développe n'importe où, à toute heure, et aussi longtemps qu'il y a de durée dans notre tête.

Quel luxe de liberté, quel mode élégant et voluptueux d'être soi-même, quand l'homme peut ainsi se dissiper dans les choses, sans laisser de se confirmer dans ses idées !...

L'accidentel, le superficiel et ses vives variations excitent, illuminent ce qu'il y a de plus profond et de constant dans une personne véritablement faite pour les hautes destinées spirituelles. On jouit dans l'indépendance de l'âme du plaisir d'exister pour y voir clair. Tout profite à la conscience organisée. Tout la détache, tout la ramène ; elle ne se refuse rien. Plus elle absorbe ou subit de relations, plus elle se combine à elle-même, et plus elle se dégage et se délie. Un esprit entièrement relié serait bien, vers cette limite, un esprit infiniment libre, puisque la liberté n'est en somme que l'usage du possible, et que l'essence de l'esprit est un désir de coïncider avec son tout.

Descartes s'enferme avec le tout de son attention, et il use du possible qui est en lui jusqu'à se mettre à douter de son existence au milieu même du récit de sa vie !... Le même qui courait le monde et guerroyait en amateur, tout à coup se retourne dans le cadre de sa présence et de sa chair, et il rend relatif tout le système de ses références et de nos communes certitudes ; il se fait autre, comme le dormeur de qui le brusque mouvement issu de son rêve, altère, transcende ce rêve, et le transforme en rêve qualifié comme tel. Il oppose l'être à l'homme.

Mais de ressentir l'être dans l'homme, et de les distinguer si nettement, de rechercher une certitude du degré supérieur par une sorte de procédure extraordinaire, ce sont les premiers signes d'une philosophie...

 

Peut-être me devrais-je arrêter sur ce mot, sur le point même de ne plus savoir de quoi je parle. Il est encore temps de ne pas m'exposer à des difficultés qui ne sont pas de celles que j'eusse choisies, et dont les plus redoutables sont celles qui me sont invisibles. Je ne suis pas à mon aise dans la philosophie. Il est entendu qu'on ne saurait l'éviter, et que l'on ne peut ouvrir la bouche sans lui payer quelque tribut. Comment s'en pourrait-on garder quand elle-même ne peut pas nous assurer de ce qu'elle est ? Il est presque privé de sens de dire, comme on le dit souvent, que chacun fait de la philosophie sans le savoir, puisque l'homme même qui s'y livre sciemment ne sait expliquer exactement ce qu'il fait.

Mais moi, je me trouve dans la philosophie comme un barbare dans une Athènes où il sait bien que des objets très précieux l'environnent, et que tout ce qu'il voit est respectable ; mais au sein de laquelle il se trouble, il éprouve de l'ennui, de la gêne et une vague vénération, mêlée d'une crainte superstitieuse, traversée de quelques envies brutales de tout rompre ou de mettre le feu à tant de merveilles mystérieuses dont il ne se sent point le modèle dans l'âme. Comment supporter qu'il en existe, et de si fameuses, dont l'idée même ne vous fût point venue ? Je me compare aussi à ces infortunés de qui les oreilles sont saines et qui perçoivent tous les sons ; mais les enchaînements, les mélanges des sons, leurs figures, leurs créatures, mais leurs nœuds délicats et leurs infinis, leur musique enfin, leur échappe. La musique des philosophes m'est presque insensible.

Si donc je m'aventure à parler de Descartes, c'est sans doute que je le sépare de ceux-ci...