A Henri de Régnier.
Le recueil délicieux des Lettres Persanes jette moins dans les songes que dans les pensées. Il est peut-être permis à des réflexions qui ont eu Montesquieu pour prétexte, qu'elles s'étendent un peu plus loin, et recherchent le fond de sa fantaisie. Je vais divaguer sérieusement.
Une société s'élève de la brutalité jusqu'à l'ordre. Comme la barbarie est l'ère du fait, il est donc nécessaire que l'ère de l'ordre soit l'empire des fictions, – car il n'y a point de puissance capable de fonder l'ordre sur la seule contrainte des corps par les corps. Il y faut des forces fictives.
L'ordre exige donc l'action de présence de choses absentes, et résulte de l'équilibre des instincts par les idéaux.
Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels. Ils sont essentiels à la société.
Peu à peu le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable et leurs contraires se dessinent dans les esprits et se cristallisent. Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre, monuments de la coordination, et comme les signaux géodésiques de l'ordre, émergent tour à tour. Le Temps lui-même s'orne : les sacrifices, les audiences, les spectacles fixent des heures et des dates collectives. Les rites, les formes, les coutumes, accomplissent le dressage des animaux humains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats. Les reprises de leurs instincts farouches ou irréductibles se font peu à peu singulières et négligeables. Mais le tout ne subsiste que par la puissance des images et des mots. Il est indispensable à l'ordre qu'un homme se sente sur le point même d'être pendu quand il est sur le point de mériter de l'être. S'il n'accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s'écroule.
Le règne de l'ordre, qui est celui des symboles et des signes, en arrive toujours à un désarmement presque général, qui commence par l'abandon des armes visibles, et gagne peu à peu les volontés. Les épées s'amenuisent et disparaissent, les caractères s'arrondissent. L'on s'éloigne insensiblement de l'âge où le fait dominait. Sous les noms de prévision et de tradition, l'avenir et le passé, qui sont des perspectives imaginaires, dominent et restreignent le présent.
Le monde social nous semble alors aussi naturel que la nature, lui qui ne tient que par magie. N'est-ce pas, en vérité, un édifice d'enchantements, que ce système qui repose sur des écritures, sur des paroles obéies, des promesses tenues, des images efficaces, des habitudes et des conventions observées, – fictions pures ?
Ce monde de rapports nous paraît par l'accoutumance aussi stable, aussi spontané que le monde physique ; et quoique l'œuvre des hommes, étant leur œuvre indivise et immémoriale, il ne semble pas moins complexe et moins mystérieux que celui-ci. J'ôte mon chapeau, je prête serment, je fais mille étrangetés dont l'origine est aussi cachée que celle de la matière. Si l'on veut naître, mourir, faire l'amour, il s'y mêle une quantité de choses abstraites et impénétrables.
Il arrive à la longue que le mécanisme d'une société s'embarrasse de ressorts si indirects, de souvenirs si confus et de relais si nombreux que l'on se perd dans une trame de prescriptions et de relations inextricables. La vie du peuple organisé est tissue de liens multipliés dont la plupart passent dans l'histoire et ne se nouent que dans les temps les plus antiques par des circonstances qui ne se reverront jamais. Personne n'en sait plus les parcours et n'en peut suivre les commandes.
L'ordre enfin bien assis, – c'est-à-dire la réalité assez déguisée et la bête assez affaiblie, – la liberté de l'esprit devient possible.
Dans l'ordre peu à peu les têtes s'enhardissent. A la faveur des sûretés établies, et grâce à l'évanouissement des raisons de ce qui se fait, les esprits qui se relèvent et qui s'ébrouent ne perçoivent que les gênes ou la bizarrerie des façons de la société. L'oubli des conditions et des prémisses de l'ordre social est accompli ; et cet effacement est presque toujours le plus rapide dans les mêmes que cet ordre a le plus servis ou favorisés.
L'esprit, d'autant plus délié des exigences profondes de l'ordre qu'elles furent mieux appliquées à le dispenser d'y songer, s'enivre de ses aises relatives, se joue dans ses lumières propres et dans ses pures combinaisons.
Il ose spéculer sans égard au système infiniment complexe qui le fait si indépendant des choses et si détaché des nécessités primitives. L'évidence lui cache le fond. Alors les raisonnements se déchaînent ; l'homme se croit esprit. De toutes parts naissent les questions, les railleries et les théories ; les unes et les autres, usages du possible et exercices illimités de la parole séparée des actes. Partout étincelle et agit la critique des idéaux qui ont fait à l'intelligence le loisir et les occasions de les critiquer.
Cependant, les instincts de conservation et de perpétuation s'exténuent ou se pervertissent.
C'est ainsi, par le détour des idées et dans le tourbillon de leur mouvement, que le désordre et l'état de fait doivent reparaître et renaître aux dépens de l'ordre.
Ce retour à l'état de fait peut s'opérer quelquefois par une voie que l'on n'eût point prévue, et l'homme redevenir un barbare de nouvelle espèce par conséquence inattendue de ses plus fortes pensées.
Certains trouvent aujourd'hui que la conquête des choses par la science positive nous va conduisant ou reconduisant à une barbarie, quoique de forme laborieuse et rigoureuse ; mais qui n'est que plus redoutable que les anciennes barbaries pour être plus exacte, plus uniforme et infiniment plus puissante. Nous reviendrons à l'ère du fait, – mais du fait scientifique.
Or les sociétés reposent au contraire sur les Choses Vagues ; du moins se sont-elles reposées jusqu'ici sur des notions et des entités assez mystérieuses pour que l'âme rebelle ne soit jamais bien assurée de s'en être défaite, et hésite à ne redouter que ce qu'elle voit. Un tyran d'Athènes, qui fut homme profond, disait que les dieux ont été inventés pour punir les crimes secrets.
Une société qui aurait éliminé tout ce qui est vague ou irrationnel pour s'en remettre au mesurable et au vérifiable, pourrait-elle subsister ? – Le problème existe et nous presse. Toute l'ère moderne montre un accroissement continu de la précision. Tout ce qui n'est pas sensible ne peut pas devenir précis, et retarde en quelque sorte sur le reste. On le considérera nécessairement de plus en plus comme vain et insignifiant par contraste.
L'ordre pèse toujours à l'individu. Le désordre lui fait désirer la police ou la mort. Ce sont deux circonstances extrêmes où la nature humaine n'est pas à l'aise. L'individu recherche une époque tout agréable, où il soit le plus libre et le plus aidé. Il la trouve vers le commencement de la fin d'un système social.
Alors, entre l'ordre et le désordre, règne un moment délicieux. Tout le bien possible que procure l'arrangement des pouvoirs et des devoirs étant acquis, c'est maintenant que l'on peut jouir des premiers relâchements de ce système. Les institutions tiennent encore. Elles sont grandes et imposantes. Mais sans que rien de visible soit altéré en elles, elles n'ont guère plus que cette belle présence ; leurs vertus se sont toutes produites ; leur avenir est secrètement épuisé ; leur caractère n'est plus sacré, ou bien il n'est plus que sacré ; la critique et le mépris les exténuent et les vident de toute valeur prochaine. Le corps social perd doucement son lendemain. C'est l'heure de la jouissance et de la consommation générale.
La fin presque toujours somptueuse et voluptueuse d'un édifice politique se célèbre par une illumination où se dépense tout ce qu'on avait craint de consumer jusque-là.
Les secrets de l'Etat, les pudeurs particulières, les pensées inavouées, les songes longtemps réprimés, tout le fond des êtres surexcités et joyeusement désespérants sont produits et jetés à l'esprit public.
Une flamme encore féerique, qui se développera en incendie, s'élève et court sur la face du monde. Elle éclaire bizarrement la danse des principes et des ressources. Les mœurs, les patrimoines fondent. Les mystères et les trésors se font vapeurs. Le respect se dissipe et toutes les chaînes s'amollissent dans cette ardeur de vie et de mort qui va croître jusqu'au délire.
Que si les Parques eussent donné à quelque homme libre de choisir entre tous les siècles connus celui de ses préférences, pour y faire son temps de vie, je m'assure que cet heureux homme eût nommé le temps même de Montesquieu. Je ne suis pas sans faiblesses ; je ferais comme lui. L'Europe était alors le meilleur des mondes possibles ; l'autorité, les facilités s'y composaient ; la vérité gardait quelque mesure ; la matière et l'énergie ne gouvernaient pas directement ; elles ne régnaient pas encore. La science était déjà assez belle, et les arts très délicats ; il restait de la religion. Il y avait assez de caprice et suffisamment de rigueur. Les Tartufes, les stupides Orgons, les sinitres « Messieurs », les Alcestes absurdes étaient heureusement enterrés ; les Emile, les René, les ignobles Rolla étaient encore à naître. On avait des manières même dans la rue. Les marchands savaient former une phrase. Jusqu'aux traitants, aux filles, aux espions et aux mouches qui s'exprimaient comme personne aujourd'hui. Le fisc exigeait avec grâce.
La terre n'était pas encore tout explorée ; les peuples tenaient à l'aise dans le monde dont la carte n'était pas sans vides immenses et montrait encore sur l'Afrique, sur l'Amérique et dans l'Océanie, des parties claires qui faisaient rêver. Ni mêmes les journées n'étaient point pleines et pressées, mais lentes et libres ; les horaires ne hachaient point les pensées et ne faisaient point des individus des esclaves du temps moyen et les uns des autres.
On criait contre le gouvernement ; on croyait encore qu'il y avait mieux à faire. Mais les soucis n'étaient point démesurés.
Il y avait une quantité d'hommes vifs et sensuels dont l'intelligence agitait l'Europe et tourmentait étourdiment toutes choses, divines et autres. Les dames s'inquiétaient des différentielles naissantes, des animalcules presque essentiels à l'amour qui frétillent sous l'œil dans le microscope ; elles se penchaient comme des fées sur le berceau de verre et de cuivre de la jeune Electricité.
La poésie elle-même essayait d'être nette et sans sottises ; mais c'est une impossibilité : elle ne parvint qu'à s'amaigrir.
Il apparut alors un esprit si svelte et si pur que tous les libertinages de toutes espèces lui semblaient les exercices sans conséquences d'une créature subtile qui ne se laisse prendre à rien, pas même au pire. Même l'obscène ne l'engluait pas. On était si spirituels, si incrédules, si amoureux de lumières que l'on se sentait ne pouvoir être souillés, ni dégradés, ni affaiblis par les idées, par les propos les plus hardis, ni par les expériences les plus chaudes. Ils allèrent jusqu'au suprême artifice, qui est d'inventer la nature et de prétendre à la simplicité. Ce genre de fantaisie marque toujours la fin du spectacle et le dernier moment du goût.
Telle quelle, cette société se connaissait soi-même aussi bien, et peut-être mieux, que jamais société ne s'est connue.
Les miroirs ne lui manquaient pas. Elle s'y regardait aussi souvent, aussi tendrement et cruellement que toute personne périssable. Les Montesquieu, les Diderot, les Voltaire et une infinité de moindres témoins lui représentaient son visage et ses attitudes. Elle s'y voyait encore plus libre, plus hardie, plus inquiète, plus sensuelle que sans doute elle n'était ; et parfois, bien plus malheureuse.
Mais malheureuse même, et même moribonde, une société ne peut se regarder sans rire. Comment supporter de se voir ?
– Comment peut-on être Persan ?
La réponse est une question nouvelle : Comment peut-on être ce que l'on est ?
A peine celle-ci venue à l'esprit, elle nous fait sortir de nous-mêmes ; et nous nous voyons sur le moment à l'état d'impossibilités. L'étonnement d'être quelqu'un, le ridicule de toute figure et existence particulière, l'effet critique du doublement de nos actes, de nos croyances, de nos personnes se reproduisent aussitôt ; tout ce qui est social devient carnavalesque, tout ce qui est humain devient trop humain, devient singularité, démence, mécanisme, niaiserie.
Le système de conventions dont je parlais tout à l'heure se fait comique, sinistre, insupportable à considérer, presque incroyable ! Les lois, la religion, la coutume, les accoutrements, la perruque, l'épée, les croyances, – tout semble curiosités, mascarade, – choses de foire ou de musée...
Mais pour obtenir cet écart et ce puissant émerveillement, et le rire, et puis le sourire, qui viennent aux lèvres du modèle devant son image, il existe un artifice très simple, presque infaillible, presque toujours heureux. La plupart des auteurs qui ont réfléchi les images de leur époque vers elle-même, et vers nous autres, en ont usé. Rien de plus ingénieux, de plus aisé à concevoir, quoique délicat dans l'exécution.
Prendre dans un monde, et plonger tout à coup dans un autre, quelque être bien choisi, qui ressente fortement tout l'absurde qui nous est imperceptible, l'étrangeté des coutumes, la bizarrerie des lois, la particularité des mœurs, des sentiments, des croyances dont s'accommodent tous ces hommes parmi lesquels le dieu tout-puissant qui tient la plume l'envoie brusquement vivre et ne cesser de s'étonner, – voilà le moyen littéraire.
L'on créa donc assez souvent, pour instrument de la satire, un Turc, un Persan, quelquefois un Polynésien ; et quelquefois encore, pour changer le jeu et prendre sa référence jusqu'à mi-chemin de l'infini, – un habitant de Saturne ou de Sirius, un Micromégas ; parfois un ange. Et tantôt c'était la seule ignorance ou la seule étrangeté de ce visiteur inventé qui formait le ressort de ses étonnements et le rendait ultra-sensible à ce que l'habitude nous dérobe ; et d'autres fois, on le douait d'une sagacité, d'une science ou d'une pénétration surhumaines que ce fantoche faisait peu à peu paraître par des questions et des remarques d'une simplicité écrasante et narquoise.
Entrer chez les gens pour déconcerter leurs idées, leur faire la surprise d'être surpris de ce qu'ils font, de ce qu'ils pensent, et qu'ils n'ont jamais conçu différent, c'est, au moyen de l'ingénuité feinte ou réelle, donner à ressentir toute la relativité d'une civilisation, d'une confiance habituelle dans l'Ordre établi... C'est aussi prophétiser le retour à quelque désordre ; et même faire un peu plus que le prédire.
Je n'ai pas jusqu'ici parlé nommément des Lettres Persanes ; je n'ai fait que supposer leur époque et comme elles se placent dans leur temps. Elles parlent d'ailleurs assez bien d'elles-mêmes. Rien de plus élégant ne fut écrit. Le changement du goût, l'invention de moyens violents n'ont pas de prise sur ce livre parfait, qui a cependant tout à craindre d'un certain retour à l'état barbare dont il se voit beaucoup d'indices, même littéraires. L'état de fait, qu'on sent revenir, ramène doucement les hommes à ne plus même savoir lire ; j'entends lire en profondeur. Il commence à se trouver bien des personnes à qui de demander le plus petit effort de leur esprit on inflige une sorte d'offense. Voilà le fruit dans l'ordre des Lettres de ce développement de la facilité dans tous les genres qui est la grande affaire de ce monde depuis je ne sais quand. La nature de la clarté que l'on met dans un ouvrage est dans une relation inévitable et presque involontaire avec l'idée que l'on se fait du lecteur que l'on entrevoit. Montesquieu n'a pas entrevu les lecteurs que nous sommes. Il n'écrit pas pour nous, qu'il ne prévoyait pas si primitifs. Il aime l'ellipse, et, dans nombre de ses maximes, il calcule sa phrase, la renoue finement à elle-même, il prévoit des esprits un peu plus déliés que les nôtres ; il leur offre les plaisirs de l'intelligence élégante et leur prête ce qu'il faut pour en jouir.
Ce livre est incroyable de hardiesse. On admire que l'auteur pour tout ennui n'ait eu que la crainte passagère de manquer son fauteuil à l'Académie ; et ce ne fut qu'un léger nuage. Il eut la gloire, le fauteuil et une vente prodigieuse. La liberté de l'esprit était si grande, en ce temps-là, que ces lettres si frivoles et si célèbres ne gênèrent pas le moins du monde la carrière du président et du philosophe. L'hypocrisie est une nécessité des époques où il faut de la simplicité dans les apparences, où la complexité humaine n'est pas admise, où la jalousie du pouvoir ou bien la stupidité de l'opinion impose un modèle aux personnes. Le modèle est promptement pris pour masque.
Il n'y a d'hypocrisie que dans les moments où l'état des choses exige fortement que tous les citoyens soient conformes à un type simple et facile à définir, donc à manier.
Vers 1720, cette nécessité se reposait un peu, entre deux grands siècles.
Entre un Orient de fantaisie et un Paris réduit à ses facettes, instituer un commerce de lettres par quoi le sérail, les salons, les intrigues des sultanes, et les caprices des danseuses, les Guèbres, le Pape, les muftis, les propos de café, les rêves du harem, les constitutions imaginaires, les observations politiques s'entrecroisent, c'était donner le spectacle d'un esprit dans sa pleine vivacité, quand il n'a d'autre loi que d'étinceler, de rompre ce qu'il vient d'être, de se montrer à soi-même sa justesse, sa vitesse et son ressort. C'est un conte, c'est une comédie, c'est presque un drame, et le sang coule ; mais il coule fort loin, et même les fureurs et les exécutions secrètes sont ici autant littéraires qu'il est souhaitable.
Je termine par une remarque d'importance. Dans presque toutes les œuvres de ce style vif et un peu diabolique qui s'écrivirent au XVIIIe siècle, paraissent très régulièrement, et comme de par une loi du genre, les représentants de deux espèces humaines à la vérité fort dissemblables : les jésuites et les eunuques. Les jésuites s'expliquent assez. Ils avaient fort bien élevé la plupart des bons auteurs, qui rendaient en pointes et en caricatures à leurs maîtres ce qu'ils avaient reçu en férules et en exercices spirituels et rhétoriques.
Mais qui m'expliquera tous ces eunuques ? Je ne doute pas qu'il n'y ait une secrète et profonde raison de la présence presque obligée de ces personnages si cruellement séparés de bien des choses, et en quelque sorte d'eux-mêmes.