Je descends à Haussmann-Saint-Lazare, cette gare cathédrale du RER E qui a nécessité, d’après sa notice Wikipédia, l’extraction d’un volume de gravats équivalent à la pyramide de Khéops. J’emboîte le pas à une fausse rousse d’une trentaine d’années qui dit au revoir à un homme avec lequel elle a fait le trajet. Je la perds dans la foule, puis la retrouve plus loin dans l’escalator en discussion avec un autre. Je me dis, tiens, elle connaît tout le monde celle-là, mais je comprends que c’est lui qui vient de l’aborder. Je l’entends dire à ma devancière d’une voix amicale et persuasive :

— Moi, je suis non-fumeur et les gens s’en foutent. Il y a une loi pourtant.

Dans la main de la jeune femme, coincée entre sa cuisse et la joue de l’escalator, je vois une cigarette allumée. J’admire secrètement cet homme qui parvient à exprimer, sans agressivité, ce que je n’aurais jamais osé dire. J’ai passé des oraux difficiles dans ma vie, des entretiens d’embauche, j’ai composé des numéros de téléphone en sachant que j’allais avoir des conversations délicates, j’ai rompu avec des femmes, des amis, j’ai su dire des choses compliquées à des gens compliqués dans des moments compliqués, j’ai pris la parole devant des centaines de personnes, j’ai causé, à la radio, à la télévision, j’ai même parlé à un juge une fois, mais ça, dire à quelqu’un dans le métro que sa clope me gêne, non, je ne peux pas.

Arrivés au faîte de l’escalier, la jeune femme jette sa cigarette à peine entamée et l’écrase sous sa sandale. Ils se quittent bons amis, me semble-t-il. Ils étaient en désaccord mais ont réussi à se parler. Je dépasse la jeune femme, déchiffre sur ses lèvres un sourire qui n’est pas aussi sincère que je l’espérais, rentré et dédaigneux. Elle a plié mais n’en pense pas moins. Nous prenons manifestement la même correspondance car je la sens marcher derrière moi, à proximité. Nous débouchons sur un quai bondé qui fait face à un autre, saturé de monde lui aussi. Un homme à côté de moi se lève aussitôt de son siège, avance d’un pas dans la foule, en hèle un autre sur le quai opposé.

— Hé, s’il vous plaît ! Vous remontez !

J’aperçois un type assis sur le rebord du quai qui fait le malin, les jambes dans le vide de la tranchée. Il a une vingtaine d’années, des lunettes miroir sur le nez. Il cherche celui qui l’a interpellé et, contre toute attente, lui obéit à distance, sans délai. Il se lève et s’écarte de la fosse sans un mot. Mon voisin se justifie à voix basse à la cantonade :

— Il veut se faire sectionner les jambes celui-là, ou quoi ?

Nous entendons le métro qui arrive en trombe, précédé par son courant d’air chaud. Deux quais bondés en vis-à-vis : une personne, une seule, s’est levée pour prendre la parole. Même si j’avais eu le temps de comprendre la situation, je pense que je ne l’aurais pas prise non plus, ma responsabilité dissoute dans le nombre. J’aperçois alors la jeune fumeuse à côté de moi, que j’avais oubliée, qui n’a rien raté de la scène, et qui a cessé de sourire.