Mairie des Lilas, 10 heures du soir en décembre. Je descends du métro, arpente le quai vers l’escalier de sortie, franchis les portes antifraude, longe les automates, m’engage dans l’escalator, passe les points de vente sauvages de citrons verts et de DVD piratés, gravis le dernier escalier en poussant sur les jambes, les yeux dans les marches. Je quitte la matrice tiède en défléchissant la tête à mesure que je sors à l’air libre, avise deux jeunes de seize ou dix-sept ans qui marchent dans ma direction, s’arrêtent, échangent quelques mots à voix basse, décident finalement de faire demi-tour. Je les perds de vue et les oublie en remontant la rue de Paris. Je bifurque au niveau du théâtre du Garde-Chasse lorsque j’entends des cris derrière moi. Les deux types sont en train d’agresser une jeune femme : l’un la frappe à la tête pendant que l’autre essaie de lui arracher son sac. Il y a encore des passants à cette heure-ci. Un homme noir d’une cinquantaine d’années, plus loin sur le même trottoir, accourt pour intervenir, mettant en fuite les deux agresseurs. Ils traversent en courant pour s’échapper par la rue où je me trouve, passent devant moi, et voilà que je bondis, les prends en chasse, accélère de toutes mes forces, porté par une énergie prédatrice qui grandit toute seule, me déborde, me monte des pieds dans les jambes, en circuit fermé, nourrie par la course elle-même, je suis le premier étonné par la mise en branle de la machine, surpris de me trouver sans peur tout à coup, invincible, je ne cours pas pour fuir mais pour me battre, j’ai le temps de m’en rendre compte, c’est nouveau, je ne suis pas médusé par la situation, elle ne m’a pas surpris, j’avais vu les deux petites frappes faire volte-face tout à l’heure, tout s’explique, ils avaient repéré la fille, l’ont suivie, attendait le moment opportun pour l’attaquer, et puis je n’habite pas loin, je chasse sur mon territoire, alors je cours, je cours après eux bien qu’ils aient raté leur coup et qu’il n’y ait pas de sac à récupérer, je suis sans projet, je veux juste continuer de les mettre en fuite, heureux de me trouver un peu d’utilité, de donner du fil à mes illusions, parce qu’il y a une humilité suspecte, bien sûr, à écrire les pages précédentes pour mieux finir sur celles-ci, laisser croire que je criais famine assis sur un tas de blé, il y a une arrogance de l’humilité à s’abaisser comme ça volontairement, à parler du courage des autres, à retenir ce titre programmatique pour mieux souligner le mien, en creux, le courage qu’il faut pour avouer qu’on n’en a pas, je ne suis qu’un guéri imaginaire à cette seconde, je le sais, et que ces deux petits cons n’ont fait qu’activer l’instinct de poursuite en passant trop près de moi, je le sais aussi, que je suis agi par un pur réflexe animal, je le devine, mais ce n’est pas l’essentiel, parce que je cours, je cours, et plus rien d’autre n’a d’importance à cet instant, je ne suis même pas obligé de dire si je les ai rattrapés ou non, si j’ai tenu longtemps dans la petite rue en pente, alourdi par ma grosse doudoune Northface, mon sac à dos chargé de douze saucissons et du tome 1 du Journal des frères Goncourt dans la collection « Bouquins », tous ces détails que je noterai ensuite comme ceux d’un rêve qui risquerait de s’effacer après le réveil, on n’a pas vraiment besoin de savoir tout ça, si l’un des agresseurs s’est retourné pour me menacer de loin, N’essaie pas de me courser p’tit pédé, ni si j’ai eu peur à nouveau lorsque je me suis retrouvé seul face à eux, si j’ai tourné les talons et appelé la police municipale, si j’ai fait une ronde dans la voiture des flics avec la fille qui venait de se faire agresser, si elle était russe, ni belle ni moche, si elle était encore sous le choc, la voix éteinte, si elle m’a remercié en m’appelant par mon prénom quand on s’est quittés, je ne suis pas obligé de raconter tout ça, si j’espérais que mes enfants soient réveillés à mon retour pour pouvoir les serrer dans mes bras, si j’ai eu du mal à m’endormir, le sang pourri d’adrénaline, si ma première pensée, en me levant cette nuit-là pour aller aux toilettes, a été pour les deux connards, j’ai le droit de passer tout cela sous silence, parce que pour l’instant je cours, tu cours, mon pote, t’arrives même pas à y croire, mais tu galopes et tu les mets en fuite toi aussi, va, va, l’homme qui a dit à l’autre de se reculer du bord du quai court avec toi, celui qui a empêché le clochard de se fracturer le crâne contre la vitre, il court avec toi aussi, et Cyril, et la mère de Teddy, et toutes celles du RER D à côté desquelles tu t’asseyais le dimanche, et le régulateur de flux, et le jeune homme à la barbe en collier qui s’ébrouait comme un cheval, et le champion du monde de krav-maga qui voyageait incognito, et le conducteur du RER B qui t’a ramassé à La-Croix-de-Berny, et tu vois que Wanda est venue aussi, qu’elle cavale avec toi, et la jolie contrôleuse aux mains tremblantes, et le collègue de Sergueï qui s’est fracassé de huit mètres qui allait faire sa déposition, et le petit mec qui s’est levé pour balancer son homosexualité à travers la rame, et le grand brûlé, et la vieille dame qui n’a plus chaud, et tous ceux qu’ont pas de thunes, qui galèrent, et même le colonel Fabien, tiens, qu’est passé dans cette rue, et puis l’enfant de trois ans qui a regardé le clochard dans les yeux, t’as envie qu’il soit là aussi, ils courent tous avec toi, et je cours, et je cours encore au moment où j’écris ces lignes, et je voudrais que mes enfants soient réveillés pour courir avec moi et courir, courir, courir avec eux la vie entière.