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TABLEAUX D'UNE VIE PRIVÉE

Mme Blanche (barré : d'Hautefeuille), 32 ans

Nathalie (barré : d'Hautefeuille), sa fille, 15 ans

Fanchette Lenoir, paysanne à leur service

M. le (barré : vicomte de Richelieu [ ?]) duc d'Aumale

M. le Marquis de Bellemare

Danton

Mme Bernard

Jules d'Orgemont fils

Le Ministre de la police

d'Orgemont le père

Pinau, un paysan breton.

[Prologue surajouté]

Alençon, 1778.

– Nata, pourquoi prends-tu cette pièce-là ?

– Oh ! maman, elle est bien plus brillante que les autres.

– Elle vaut moins.

– Impossible, il y a de l'or.

– Oh, petite fille, que seras-tu un jour ?

– Bien belle, maman.

– Bien bonne, ma fille, voilà ce qu'il faut être.

– Mais pourquoi pleures-tu toujours ?

– Ma fille, j'ai fait comme toi, un peu d'or m'a séduite.

Introduction
Scène 1re

Le jardin d'une maison dans un faubourg d'Alençon en 1788.

NATHALIE D'HAUTEFEUILLE, FANCHETTE LENOIR.

Elles sont assises à l'ombre d'une petite charmille de tilleuls et chacune tient sur ses genoux un tambour à dentelle.

NATHALIE

Que je m'ennuie à faire cette dentelle ! Vous avez donc du lait dans les veines pour travailler ainsi jour et nuit, Fanchette.

FANCHETTE

Eh ! Mademoiselle, comment pourrions-nous sans cela fournir tout ce qu'il faut à Madame ? Quand j'étais petite, j'allais bien ramasser du bois mort dans la forêt pour chauffer le four.

NATHALIE

Eh bien, ma pauvre Fanchette, j'aimerais mieux fermer les yeux et tendre une bonne fois mon cou à la hache pour sauver la vie de ma mère que de me consumer à faire de la dentelle ! Dis-moi donc, tu ne te sens pas dans les mains la démangeaison de brouiller tous les fils et de laisser là ce tas de bobines ?

FANCHETTE (stupéfaite)

Avec quoi payerions-nous demain le médecin ? Grand Dieu !

NATHALIE

Je ne sais – je me vendrai, je demanderai l'aumône, ou je mourrai, mais je ne resterai pas ici sur une chaise des heures entières à remuer ces bobines dont le bruit maigre et pauvre me prophétise la misère et me rapetisse l'âme (elle jette son tambour sur une chaise) Que tout est rétréci autour de moi ! Si je lève les yeux, je vois ces carrés bien égaux, symétriquement arrondis et découpés dont la terre noire est retenue par ce buis stérile et triste. Tiens, Fanchette, mon tambour borne mes pensées et les retient à je ne sais quoi d'ignoble comme ces pauvres terres et ces fleurs bornées par leurs sinistres lisières de buis. Ce buis qui ne produit rien et arrête le développement de tout ce qui veut grandir dans sa sombre enceinte. Tout cela est à mon image – il n'y a pas jusqu'à ces tilleuls taillés et gênés, triste cadre de cette manière de jardin, qui ne m'oppressent aussi et j'étouffe en contemplant le ciel et l'espace par le trou de cette cheminée de noir feuillage et de murs plus noirs encore. Lorsque je vois un nuage d'argent courir sous ce ciel bleu, alors je voudrais prendre mon essor dans le monde comme lui dans les cieux, quitte à me dissiper en fumée légère comme lui. En voici un qui passe, vois-le, il est noir comme mes cheveux, il se dore à ses extrémités, comme il se balance, le voilà rouge foncé, violet, et le blanc commence à pénétrer dans sa masse, il éclate maintenant de blancheur, comme une voile neuve de vaisseau. Il s'enfuit et va réjouir le firmament et régner dans les airs – quelles admirables nuances. Un rayon bleu perce le sommet et pare sa tête joyeuse – quelle belle vie !… je voudrais être ce nuage.

FANCHETTE

Où prenez-vous tout ça, Mademoiselle ? En vérité, quand je vous vis pour la première fois, je n'aurais jamais imaginé que votre esprit fût comme un cheval échappé.

NATHALIE

Que croyais-tu donc de moi ?

FANCHETTE

J'ai été ensorcelée ! Vous ressembliez tant à la Sainte Vierge peinte sur l'autel de Formigny que je me croyais dans le ciel. Tenez, Mademoiselle, quand je fis ma première communion et qu'on mit l'hostie sur ma langue, je sentis en moi un frémissement qui me coupa la respiration, eh bien ! lorsque vous vîntes avec votre douce voix me demander du lait, j'éprouvai le même tressaillement. C'était une musique d'église. Je regardai comme un miracle de nature vos brillants cheveux, vos yeux lumineux, votre teint éclatant, encore embelli par l'air qui les caressait, et votre attitude si chaste et si pudique me fit voir en un clin d'œil tout ce que M. le curé nous contait dans ses prônes de la Vierge Marie. Vous souvenez-vous que je restai comme hébétée ?

NATHALIE, pensive.

Et maintenant, je n'ai plus l'esprit comme la figure.

FANCHETTE

Oh non ! – par moments, vous me faites peur avec vos idées, mais je vous aime tant. J'ai été tout étonnée de voir que vous vous déplaisiez dans cette petite maison si propre et si coite, dans ce jardin si gentil, à ce silence si doux, à cette vie si égale, si tranquille, à cette obscurité de vie qui ressemble au jour tendre que vous procurez à la chambre de votre mère quand vous étendez les rideaux sur la fenêtre. Tout cela me ravit et je me suis surprise à désirer être comme Madame, couchée et malade, pour vous voir penchée vers moi, tenant un livre et pour entendre les accents de votre voix prêter leur charme à ces histoires que vous lisez à la lueur de la lampe pour endormir Madame. Oh ! Mademoiselle, que j'ai été heureuse de vous servir pendant les premiers mois !… mais quand j'ai vu que la Colombe, comme vous nomme ma mère, avait des ailes d'épervier, j'ai frissonné, car j'ai senti que j'étais à vous pour toujours, vous m'avez jeté un sort et si vous alliez à la perdition, Fanchette Lenoir vous suivrait et (elle pleure)

vous irez, Mademoiselle ; quand je vous entends à quinze ans parler comme vous parlez quelquefois, j'imagine qu'il y a en vous un malin esprit et cependant… vous êtes si souvent un ange !… oh, ma chère demoiselle, restez ici, vivez ici, je ferai votre dentelle la nuit, et la mienne le jour.

NATHALIE

Pauvre Fanchette !… (elle l'embrasse) Que veux-tu ! tiens, regarde mon bras.

FANCHETTE

Il est bien beau et blanc comme la première neige, aussi beau que votre front à travers lequel on croit voir du lait.

NATHALIE

Tout cela n'appelle-t-il pas l'or et les diamants, les fleurs et le bonheur, le mouvement, les plaisirs, les hommages ? Mes cheveux noirs demandent des perles et mes yeux cherchent à voir au-delà de cette modeste enceinte et j'ai soif du monde ; tout ce qui m'est inconnu m'attire et quand je te disais que j'éprouvais le désir de briser mes bobines, ce n'est pas que la dentelle m'ennuie à faire, Fanchette, tout m'ennuie, je voudrais quelquefois rompre ces arbres, il me semble que j'en aurais la force. Et je sens bien que tout cela est mal.. jusqu'ici j'ai été douce et modeste, mais depuis quelque temps il me vient de singulières idées je suis fière de moi… j'entends comme le roulement des carrosses et les applaudissements de la foule dans le lointain. J'éprouve le besoin de commander et je me rêve parée, brillante – [tu ne saurais croire combien j'ai réfléchi à ce passage de la messe et Dieu s'est fait homme]. Je me surprends plus souvent encore prête à pleurer, alors je n'ai plus de ces idées dévorantes, je suis disposée à m'humilier, je prie Dieu, je vais contempler avec recueillement le visage souffrant de ma mère, je lui baise les mains, je caresse son front pesant et je voudrais tout endurer pour elle, et puis, après avoir bien éprouvé ces tumultes intellectuels qui me dégoûtent de ma vie présente, je suis toute confuse de n[e plus] sentir, il me semble que rien au monde ne puisse plus animer mon cœur et les flambeaux qui éclairaient ma nuit sont éteints, je suis seule dans l'obscurité. Oh, Fanchette, que je voudrais être toujours remuée comme tu l'étais en communiant. Il y a des gens qui vont et viennent, ce mouvement fait vivre leurs corps, mais je sens qu'il y a encore un autre mouvement et une autre vie et il y a de cette vie que je devine, même quand je souffre ou quand je me lance à corps perdu dans le tourbillon de mes désirs. [J'aime l'avenir parce qu'il est caché, j'aime le luxe parce qu'il est inépuisable.]

FANCHETTE

Oh, Mademoiselle taisez-vous, votre voix me trouble, baissez vos yeux, je vous en prie, ils semblent lire dans l'avenir. Oui, quand je vous ai vu[e], vous étiez comme la mer quand je l'ai admirée à Port-en-Bessin, unie comme une glace et vous m'avez, comme elle, caché vos terribles orages – allons, nous sommes après tout deux pauvres jeunes filles qui veulent aller à bien et il n'est pas entré, que je sache, de démon ici – reprenez votre tambour et achevez votre dentelle, songez que vous n'avez plus d'argenterie à vendre et que, pendant que votre mère dort, il nous faut travailler pour qu'elle ne s'aperçoive pas de la détresse – pauvre dame, comme elle souffre, sans se plaindre, ça tire le cœur !

NATHALIE

Ma mère !… oh oui, tu as raison, Fanchette, tu es meilleure que moi, tu ne parles pas et tu agis… – Va, si je suis riche, et je le serai, ne hoche pas la tête, tu le verras, nous partagerons, comme deux sœurs, oui, je veux l'être à tout prix !… pour nous tirer de cette noire prison.

FANCHETTE

Oh ! Mademoiselle, comment pouvez-vous appeler prison une maison couverte en ardoise…

Suite
1799

LE MINISTRE DE LA POLICE, NATHALIE

LE MINISTRE

Bonjour, ma chère enfant ; si j'avais appris plutôt [sic] ta détresse momentanée, je t'aurais secourue, mais je n'ai jamais pensé qu'une personne aussi ravissante pût avoir quelque chose à souhaiter.

NATHALIE

Je n'ai chargé personne de mendier pour moi. Si je suis dans un grenier, c'est que je m'y plais. Si je suis mal vêtue, cela me convient et si je vis de peu, c'est que j'ai peu à vivre, ainsi je vous prie de ne pas troubler la solitude dans laquelle je suis.

LE MINISTRE

Comment, aussi sauvage que belle…

NATHALIE

Votre présence m'est aussi insupportable que mes souvenirs. Ainsi, dites promptement ce que vous me voulez pour que je rentre dans la paix silencieuse que vous avez troublée. Vous plairais-je aujourd'hui après vous avoir déplu il y a un an, est-ce un caprice, alors retirez-vous promptement, je ne suis plus un crible ; allons, parlez, vous n'êtes pas homme à quitter votre bureau pour ma chambre à coucher sans avoir une idée quelconque.

LE MINISTRE

Avez-vous entendu parler de la guerre de la Vendée ?

NATHALIE

Oui, on meurt encore, comme on mourait ici naguère, mais les victimes y sont plus pures et les débats plus nobles.

LE MINISTRE

La république ne peut pas triompher dans ce pays-là. Nous avons abattu des royaumes, et nous ne pouvons pas brûler les haies de la Bretagne. Le sol produit là des soldats aux Bourbons, nous avons eu beau tuer tous les chefs, il s'en présente sans cesse.

NATHALIE

Que signifient vos lamentations politiques, me prenez-v[ous pour] une tribune ?

LE MINISTRE

D'Orgemont ne vous a donc pas parlé…

BALZAC.