2
AVERTISSEMENT DU GARS
Il y a une incommensurable distance du siècle de l'esprit à l'époque où nous vivons ; et nous avons vu passer tant de grands hommes oubliés qu'il faut entreprendre aujourd'hui quelque chose de monumental pour vivre dans la mémoire des hommes.
RIVAROL
Le public a été tant de fois surpris dans les pièges tendus à sa bonne foi par des auteurs dont l'amour-propre et la vanité croissent, chose difficile, aussitôt qu'il s'agit de livrer un nom à sa curiosité, que nous croyons bien mériter de lui en suivant une marche toute contraire.
Nous sommes heureux de pouvoir avouer que notre sentiment a été partagé par l'auteur de cet ouvrage – il manifesta toujours une aversion profonde pour ces préfaces, semblables à des parades où l'on s'efforce de faire croire à l'existence d'abbés, de militaires, de sacristains, de gens morts dans les cachots, et à des trouvailles de manuscrits, qui font épancher sur des créatures postiches tous les trésors de la sympathie. Sir Walter Scott a eu cette manie, mais il a eu le bon esprit de se moquer lui-même de ces superfétations qui ôtent de la vérité à un livre. Si l'on est condamné à monter sur les tréteaux, il faut se résoudre, il est vrai, à y faire le charlatan, mais sans emprunter de mannequin. Nous accueillons avec plus de gravité et d'estime, un homme qui se présente modestement en disant son nom et aujourd'hui il y a de la modestie à se nommer, il y a une certaine noblesse à offrir à la Critique et à ses concitoyens une vie réelle, un gage, un homme et non une ombre, et sous ce rapport jamais victime plus résignée ne fut amenée aux haches de la Critique. S'il a pu exister quelque grâce dans le mystère dont un écrivain s'enveloppe, si le public a respecté son voile comme le linceul d'un mort, tant de barbouilleurs ont usé du rideau qu'à cette heure il est sali, chiffonné et qu'il n'appartient plus qu'à un homme d'esprit de trouver une ruse nouvelle contre cette prostitution de la pensée qu'on nomme : la publication.
L'auteur de l'ouvrage que nous publions a donc consenti de bonne grâce à entrer dans la compagnie des illustres danseurs de corde qui, dit-il, s'efforcent, pour de l'argent, d'amuser le public par leurs tours. Les images qui ne devaient pas sortir de son âme, les tableaux au trait, aussitôt effacés que dessinés qui passaient rapidement dans sa pensée secrète empreints de la grâce des aurores, il les a décrits, et en les exposant aux regards de tous, il leur verra perdre leur fleur virginale. Cette imagination, nous écrit-il, la vraie et fidèle compagne des hommes puissants de volonté, cette épouse dont nous devrions ne recevoir que mystérieusement les caresses, va rendre ses épanchements publics : ses images, ses créations, sa vie, gardées pour l'amitié ou réservées à la constante et égoïste amour d'un maître vont devenir banales comme les carrefours et chercheront à plaire sans succès peut-être. Un seul connaisseur ou des milliers, la honte ou le succès vont consommer également un crime et l'on ne sait, tant l'infamie est profonde et inexplicable, quel est le plus déshonorant de un ou de mille, pour ce commerce de l'esprit. N'est-ce pas une antiphrase que de surnommer vierges ces muses courant l'Europe et les âges, montrant publiquement leurs nudités et vendant leurs trésors à toutes les imaginations. Combien est plus ravissante et plus belle, la muse chaste dont les pieds délicats ne sont pas sortis de l'enceinte des cœurs ! Avec quel bonheur les esprits recherchés ne pensent-ils pas à ces saintes poésies échappées à mille poètes inconnus ! Qui n'a vu souvent dans ses rêves soit la Canadienne exhalant sans autres témoins que le ciel un chant de douleur confié à une tombe aérienne ! Soit une maîtresse abandonnée, soupirant une sauvage élégie, et des mourants disant adieu à la vie ! Que de sons sublimes, que d'accords fiers, que de célestes musiques se perdent entre la terre et le ciel ! Quelle supériorité a, sur la création entière, cet oiseau qui chante pour lui seul une ravissante mélodie et meurt entouré de parfums inconnus dérobant sa vie mystérieuse au monde et reportant, sans tache, son âme divine au sein d'un jaloux Créateur. Ceux-là seuls qui vivent de ces idées riches et suaves comprennent les mystères de l'autel sur lequel les Athéniens avaient gravé : diis ignotis.
Mais lorsqu'un homme a l'ingratitude de mener à travers les dangers du monde une jeune fille joyeusement résignée à lui verser les trésors d'un bonheur renaissant dans la solitude, s'il ébauche ainsi un adultère, il recueille au moins, avant ce fruit amer de son orgueil, les fleurs qu'il a semées et respire quelques moments de bonheur. Alors si une jolie figure, les formes ravissantes victorieuses des préoccupations de ce monde insouciant font murmurer les vieillards, rendent les femmes jalouses, remuent le cœur des adolescents, il a dit avec une vanité délirante : c'est ma femme !… il se nomme avidement, oubliant l'avenir. Ainsi, mes chers messieurs, il faut être conséquent avec soi-même, comme ces bourgeois de Paris qui, sortant leur chien favori, lui mettent un petit collier sur lequel un graveur inscrivit le nom du maître. – Je suis pour les tableaux signés, la littérature est une arène où l'on ne veut plus de visières baissées.
L'auteur de ce livre, longtemps partisan des amants qui poignardent ceux qui regardent trop leurs maîtresses, n'a pas consenti sans de longs débats, et ces raisons forcées en font preuve, à se laisser imprimer – l'indigence est le secret du sacrifice. Quand on se livre à un tribunal, il est plus courageux de dire la cause du crime. Aussi l'auteur en exposant plus que sa vie a senti que son entreprise deviendrait respectable par la franchise avec laquelle il présente sur les grandes planches une actrice nouvelle et il a fait comprendre à son impatiente et curieuse épouse qu'un mariage heureux justifiait le sacrifice, que de glorieux plaisirs légitimaient la honte, que la gloire pouvait être le lustre des vertus à défaut de la pudeur, que personne n'avait encore décidé s'il fallait condamner ou admirer la femme qui déchire sa robe en sauvant son époux, et que s'il était plus beau de mourir avec lui, il était meilleur de le faire vivre en l'aidant des sentiments que Judith manifeste dans l'épigraphe de ce livre quand elle s'écrie : – « Je ne me suis point souillée avec lui ! » mais hélas ! il vaut mieux n'être pas réduit à des exclamations aussi douloureuses et qui amènent souvent nos fronts à demeurer appuyés dans nos mains.
Ces pensées, extraites d'une lettre écrite par l'auteur à un ami, venu à Paris pour vendre les enfants, ami que l'on va reconnaître sans peine, justifient les détails que nous nous permettons de donner sur la vie et les opinions de ce nouveau venu sur la scène littéraire en livrant son nom, à l'insouciance ou au dédain.
M. Victor Morillon, auteur du Gars, est né en 1788, à Mondoubleau, petite ville du Vendômois. Ses études faites avec une rare imperfection sous la férule d'un ex-Oratorien, caché pendant la Révolution, chez ses parents, honnêtes tanneurs de la ville, ne l'auraient pas mené loin, sans un goût immodéré pour la lecture et la méditation. La riche bibliothèque de M. le Marquis de Saint-Herem, sauvée par les soins du citoyen Morillon, devenu le président du district de Mondoubleau, nourrit la passion du jeune Victor Morillon pour la lecture et la solitude ; chassé de la maison paternelle par l'odeur du tan, pour laquelle il avait une répugnance invincible, il allait à travers la campagne, muni de livres, se livrer à de longues rêveries. Ce fait est une preuve de plus de la puissante influence des moindres actions du jeune âge sur les destinées à venir de la vie humaine ; c'est un nouveau conseil, donné aux parents par le hasard, de veiller avec scrupule aux jeux et aux caprices de l'enfant pour y deviner la route tracée par la Nature à l'homme.
Orphelin de bonne heure, M. Victor Morillon végétait, pour ceux qui vivent exclusivement de ce qu'ils digèrent, dans un état voisin de l'indigence. N'importunant personne du spectacle de sa misère, il poussait comme une plante, s'abandonnant à une contemplation perpétuelle, possédé d'une haine curieuse pour les réalités et les corps, ignorant sa propre existence physique ; vivant, pour ainsi dire, par les seules forces de ces sens intérieurs qui constituent, selon lui, un double être en l'homme, mais épuisé par cette intuition profonde des choses. Un professeur du Collège de Vendôme le rencontra, par hasard, dans la campagne, en 1814, au temps des vendanges – ils causèrent ensemble et l'humaniste fut étonné de trouver un jeune homme en haillons, plus savant que lui en poésie et en littérature, qui, aux premiers mots, déploya le luxe d'une imagination bizarre et déréglée. L'enfant des campagnes montrait précisément assez de folie pour faire croire à quelque chose d'original ; la boîte était assez curieusement travaillée pour inspirer le désir de tourner la clef – tantôt abondant en images comme un poète, tantôt sec comme un avocat, tour à tour plein de logique, paradoxal, ou concis comme une sentence, il surprenait par la confusion des matériaux et se présentait dans le désordre apparent pour l'homme d'une nature où l'on va prendre les éléments d'une maison.
Le jeune paysan s'efforça dans cette conversation de persuader au professeur qu'au milieu des champs et sous le chaume de sa cabane, il avait la conscience, la possession, les jouissances d'une vie opulente. Il lui décrivit les plaisirs d'une immense fortune avec une étonnante vivacité de couleur ; lui parla des ivresses ressenties au sein des bals où il avait admiré la nudité des femmes, leurs toilettes, leurs fleurs, leurs diamants, leurs danses et leurs regards enivrés, lui peignit le luxe des appartements qu'il habita, leurs ameublements, la richesse des porcelaines, la beauté des tableaux, les dessins de la soie et des tapis, entra dans le détail des voitures somptueuses, des chevaux arabes ou autres qu'il avait possédés, des modes suivies par les fashionables et du choix des étoffes, des cannes et des bijoux dont il avait usé, sans avoir rien vu de tout cela par sa prunelle extérieure et visible : il sut empreindre d'une teinte si vigoureuse de réalité la description des paysages et de ses parcs, les récits des fêtes de l'Empire, des batailles de Napoléon, des pompes nationales de la Révolution, et des accidents de la vie sociale que le Professeur, un de ces hommes spirituels et pleins de bon sens que l'on rencontre dans les provinces, ne douta nullement qu'il était le jouet d'un homme habile ayant beaucoup vu et beaucoup voyagé, car pour le soupçonner de folie, sa folie aurait peut-être demandé un autre nom.
La conversation changea et le jeune homme se montra particulièrement versé dans la connaissance des langues mortes et principalement des langues orientales : il parlait parfaitement hébreu ; mais il était surtout riche d'observations fines et morales sur les hommes qu'il assurait ne jamais avoir fréquentés, et il dévoila une rare connaissance des mystères de la beauté des femmes qu'il n'avait jamais vues. Le professeur l'étudiait en secret et le trouvait, sans modestie mais sans vanité, parlant de soi comme s'il possédait la faculté de s'observer lui-même à distance, grave et léger, exalté et gai, il était enfin lui-même, semblable aux ronces qui l'entouraient ; portant un fruit bon ou mauvais, présenté par ses branches sauvages avec autant de grâces que trois pas plus loin, le fraisier ses fruits odorants. L'arbuste appelait la culture.
Cette imagination fantasmagorique séduisit le vieux Professeur. Sa curiosité était piquée, il ne voulut pas être pris pour dupe, et resta bientôt stupéfait lorsque de sévères informations lui apprirent la vérité. M. V. Morillon n'était jamais sorti du village de Saumarys que pour aller chez le Maire de Mondoubleau, M. de Veyne. Cet honorable administrateur, héritier de M. le Marquis de Saint-Herem, avait pris plaisir, en reconnaissance des services rendus à sa famille par M. Morillon père, à procurer au fils les livres et les journaux dont il paraissait curieux et qui lui étaient fidèlement rendus. Il se gardait avec cette délicatesse rare chez les bienfaiteurs, de pénétrer les mystères de cette vie orageuse quoique simple et cachée, et il attendait les désirs de son protégé, sans les prévenir, lui laissant ainsi toute l'ardeur de la poursuite. Alors le vieux Professeur expliqua le don particulier de cet être merveilleux pour lui, comme les athées et les médecins philosophes expliquèrent la tentation de saint Antoine, l'apocalypse de saint Jean, et les extases de sainte Thérèse, par les ameublissements dont la chasteté enrichissait leurs cerveaux.
M. de Veyne sourit et acheva de donner les détails demandés par le professeur. Une difformité des pieds avait sauvé M. Victor Morillon de la conscription et il vivait de pain et d'eau, satisfaisant à tous ses besoins au moyen de cent livres de rente qui composent encore aujourd'hui toute sa fortune. C'était un solitaire de la Thébaïde, un vrai chartreux mais de religion ?… pas l'ombre, en ce sens qu'il n'allait pas à la messe.
L'homme qui n'a d'imagination que ce qu'il en faut pour faire le soir ou le matin, en se couchant ou s'éveillant, cette rêverie délicieuse nommée un château en Espagne, doit concevoir cette suave et mensongère existence plus brillante mille fois qu'une vie réelle et importune. Ces lignes contiennent toute l'histoire de M. Victor Morillon. Les gens excentriques, cherchant toujours à sortir d'un logis vide et querellant l'existence de ce qu'elle ne leur fournit pas assez d'événements ne trouveront dans cette biographie de l'auteur ni faits ni aventures. Il a eu cinq, sept, quinze, vingt-cinq ans, trente-neuf ans et pas une pierre jetée dans l'eau n'a troublé la surface de cette vie pleine, limpide et profonde, semblable à un lac tranquille et inconnu où viennent se réfléchir des milliers d'images, et où s'élèvent aussi les vagues de la tempête. Cette âme était enfin, selon la magnifique expression de Leibnitz, un miroir concentrique de l'univers.
M. Buet, ce digne et honorable professeur qui rencontra M. Morillon, l'engagea par des efforts continus et désapprouvés de M. de Veyne, à venir au Collège de Vendôme. M. de Veyne aura, peut-être aujourd'hui, raison dans le sage égoïsme dont il était animé au profit de son jeune ami. Quoi qu'il en soit, M. Buet finit par triompher de cette âme enfantine. On créa pour M. Morillon, une chaire de langues orientales au Collège de Vendôme, et il put se livrer, sans de grands dérangements, à son amour immodéré pour l'étude et la contemplation.
Qu'il nous soit permis de rendre hommage à cette bienfaisance continue et de tous les moments, dont M. et madame Buet, peu favorisés de la fortune, pratiquent depuis douze ans envers l'auteur, les enseignements les plus délicats. Ils en prennent soin comme d'un enfant et madame Buet surtout veille à ce que M. Morillon, longtemps privé des ressources généreuses d'une nourriture domestique, et des agréments sociaux, participe à ces fruits de la civilisation contre lesquels sa distraction regimbe, et aux bienfaits desquels les spéculations de l'intelligence sont intimement liées.
Cependant M. et madame Buet regrettaient de voir un amas de connaissances et des travaux inouïs rester sans emploi, ne partageant guère les opinions de l'auteur sur l'usage saturnien de la pensée. Enfin ils eurent la joie de voir cette étude opiniâtre prendre, un peu plus tard, il est vrai, une direction longtemps souhaitée. Qu'on leur pardonne d'avoir jeté un auteur de plus dans la circulation littéraire, mais il leur était bien naturel de désirer voir l'enfant de leur adoption un peu plus fortuné. Ils espèrent encore au moment critique de l'épreuve, avec une simplicité et une candeur qui appellent le succès, que le public de Paris partagera leurs sentiments pour un être, objet de leurs affections, auquel ils prêtent du talent, oubliant que le héros d'un cercle rétréci ne porte pas toujours son piédestal avec lui, comme une jeune et jolie femme.
Un roman de Sir Walter Scott tomba entre les mains de M. Victor Morillon, et il demeura ravi de cette composition dans le secret de laquelle il était pleinement entré. Il assura avoir vu plus d'une fois des hommes aussi et quelquefois plus curieux que Wamba et Gurth, Daddy Rat et Caleb et connaître si familièrement les temps et les mœurs du Moyen Âge qu'il raconta le soir même où il finit de lire l'ouvrage, une histoire dans laquelle il encadra le duc de Bourgogne, et le roi Charles VI avec tant de vérité que M. Buet, resta frappé d'un nouvel étonnement. M. Victor Morillon imita les gestes, et peignit les costumes des seigneurs, dessina l'université, les bourgeois, les quarteniers, les soudards, les gens d'église, les usages et les monuments de Paris, sa populace et ses libertés avec des couleurs si vives que M. et madame Buet unirent leurs efforts pour l'engager à lire les œuvres de Sir Walter Scott pour marcher sur ses traces, et « se pénétrer de la poétique et des règles de ce genre de composition, disait M. Buet, dont les idées appartiennent à la faction des classiques ; et, ajoutait-il, en croyant faire impression sur son pensionnaire, un livre comme ça, doit bien rapporter deux cents écus !… »
Quoi qu'il en soit madame Buet répéta si souvent la même chose aux oreilles de M. Morillon qu'il mit à écrire ses rêves, au grand contentement de ceux qui prenaient intérêt à lui dans la ville. M. de Veyne seul manifesta des doutes et il découvrit dans les intentions des personnes qui aiguillonnaient M. Morillon quelques sentiments de vanité et d'avarice dont son ami était loin d'être complice – « ce sont, disait-il à l'auteur, des gens qui ne cultivent les fleurs que pour les cueillir !
– Mais madame Buet m'a tant tourmenté ! que c'est uniquement pour lui faire plaisir que j'ai écrit, répondit naïvement M. Morillon. M. de Veyne haussa les épaules et lui déclara qu'il ne ferait pas la moindre démarche dans cette affaire ; – s'il ne s'agissait que de fortune, ajouta-t-il, ne pouvait-on pas venir me trouver…
– Mais n'ai-je pas cent vingt livres de rente, repartit M. Morillon avec surprise… »
L'ouvrage que nous publions est un des premiers que M. Morillon ait composés. Nous croyons qu'il n'est pas d'un médiocre intérêt de terminer cet avertissement en donnant quelques réflexions extraites d'une lettre écrite par l'auteur et dont nous avons déjà cité des passages afin de concevoir cette espèce de préface qu'il s'était refusé à faire, dans le genre de son esprit et y répandre une teinte des couleurs qui lui sont familières. Nous avions été engagés, circonstance qui n'est plus inconnue à M. Morillon, à lui écrire pour lui représenter les dangers de son entreprise et la personne honorable qui se servait de notre nom, avait réussi à nous désintéresser dans cette affaire.
« Je ne crois pas, nous répondit-il, qu'une nation soit assez injuste pour repousser comme imitateur l'homme courageux qui prend pour sujet de ses compositions l'histoire et la Nature de son pays parce qu'il essayera de les peindre dans une forme nouvellement consacrée. Je ne sache pas qu'en Allemagne les critiques aient arrêté M. de Goethe en lui opposant qu'il ne serait que le singe de Shakespeare. La Métromanie, les Plaideurs, le Joueur, etc., ne seraient-ils pas, par hasard, des chefs-d'œuvre pour avoir été composés, dans le système des Comédies de Molière ? Le poète qui compose le second quatrain ou la seconde églogue a-t-il été accablé sous cette effrayante raison qu'il marchait dans un chemin tracé par un autre ? De ce qu'on ne réunit pas le double instinct de celui qui enferme ses créations dans un nouveau cercle convenu nommé système, manière, école, s'ensuit-il que l'on doive s'abstenir de créer ? Existe-t-il une école pour ceux qui veulent peindre des paysages, des costumes et des hommes réels et parce que Téniers a montré le peuple hollandais fumant du tabac et buvant de la bière, est-il interdit à un peintre de représenter le retour des vendanges du peuple napolitain ? Enfin en quoi la France généreuse, chantante, rieuse et guerrière, ressemble-t-elle à l'astucieuse et antipoétique Angleterre, vaudrait autant prétendre qu'un coq est un renard ? Quant à moi, messieurs, je ne prétends attaquer en aucune manière sir Walter Scott. C'est pour moi un homme de génie, il connaît le cœur humain, et s'il manque à sa lyre les cordes sur lesquelles on peut chanter l'amour qu'il nous présente tout venu et qu'il ne montre jamais naissant et grandissant, l'histoire devient domestique sous ses pinceaux ; après l'avoir lu, on comprend mieux un siècle, il en évoque l'esprit et dans une seule scène en exprime le génie et la physionomie. Cependant, comme créateur d'un genre, je pense que certaines conversations de Chamfort, quelques pages de Pigault-Lebrun, homme auquel on ne rend pas assez de justice, des descriptions d'Anne Radcliffe, Cervantes et Beaumarchais, la vue de ce tableau de Vandyck où Charles Ier est représenté sous les formes choisies dont la succession habilement conçue est devenue sous les doigts et la pensée de l'ébéniste écossais une riche Marqueterie. Sa manière est une heureuse mosaïque, le peintre était en lui supérieur à l'ouvrier et il a laissé d'admirables tableaux – les couleurs sont là pour tout le monde, car, après tout l'homme ne peut mettre que la nature en œuvre et le problème résolu qui constitue l'homme de génie, est de sertir mieux que les autres.
Vos craintes, Messieurs, ont produit sur moi des effets tout contraires à ceux que vous attendiez. J'abhorre les épigraphes. Elles me coupent ma satisfaction, pour me servir d'une expression parisienne, mais j'ai voulu défier l'imitation et tout en ayant soin de ne leur rien faire annoncer au lecteur, j'en ai poussé le luxe jusqu'au ridicule, elles sont les premières et les dernières dont j'embarrasserai mes narrations.
Ces réflexions, Messieurs, pourront prouver à certains esprits dédaigneux avec quelle impertinence j'ai écarté tous ces fantômes de grands hommes, et ces scrupules odieux dont on se plaît à assaillir des imaginations faibles. Je jette à la tête des critiques tous ces morts célèbres et ces réputations acquises sous lesquelles ils veulent étouffer les vivants – il est cependant quelques esprits rares et inconnus avec lesquels je n'ai d'autres sympathies que mes plaisirs d'imagination, esprits trop élevés pour concevoir les vulgaires besoins de leur siècle et qui proscrivent ces quatre éternels volumes au sein desquels meurent les idées les plus généreuses, étouffées comme des nobles dans une foule populaire ; à eux s'adresse l'épigraphe du livre. Nous conviendrons par là une bonne fois entre nous que l'on peut réduire à une page les plus vastes conceptions. Quant à ceux qui se moquent de ces sortes de compositions, donnent des recettes pour les faire, quant à tous les critiques enfin, ils pourront, en m'adressant des avis, me trouver dans mes possessions d'Espagne où nulle voix ne parvient, et voici quoi j'appuie mon humble dédain, sifflant à leurs oreilles le lilla burello de mon oncle le capitaine Tobie Shandy.
Un homme qui travaille consciencieusement à mettre l'histoire de son pays entre les mains de tout le monde, à la rendre populaire par l'intérêt de la composition secondaire, à inspirer le goût des études historiques par l'attrait de livres qui satisferont, avant tout au besoin renaissant qu'a créé la civilisation actuelle, de nourrir l'esprit comme on nourrit le corps, un homme qui essaye de servir à cette faim des mets plus substantiels, qui tente de présenter à ces imaginations lassées du mauvais, des tableaux de genre où l'histoire nationale soit peinte dans les faits ignorés de nos mœurs et de nos usages, de rendre sensibles et familiers à toutes les intelligences les contrecoups que ressentaient les populations entières des discordes royales, des débats de la féodalité, ou des vengeances populaires ; d'offrir les résultats d'institutions de lois érigées au profit d'intérêts particuliers, de besoins éphémères ou des systèmes royal et féodal aux prises, un homme qui tâche de configurer les rois par les peuples, les peuples par certaines figures plus fortement empreintes de leur esprit, de dessiner les immenses détails de la vie des siècles, de donner une idée des oscillations produites par le fanatisme des religions amplifiées, de ne plus faire enfin, de l'histoire un charnier, une gazette, un état civil de la nation, un squelette chronologique, cet homme-là, doit marcher longtemps, sans s'embarrasser des criailleries, jusqu'à ce qu'il ait été compris ; il lâchera prise en reconnaissant, à la voix de quelques amis fidèles, que la tâche est au-dessus de ses forces, et s'il a eu le courage d'entreprendre, il aura celui de sentir qu'une idée grande, et une volonté puissante, ne donnent pas toujours le talent de l'exécution.
L'histoire tragi-comique entreprise par lui, est assez vaste pour imposer le respect, assez noble dans son but pour n'être pas injuriée. Elle a des enseignements aussi majestueux, moins ennuyeux, plus pénétrants peut-être que ceux de la Clio classique et son œuvre a droit à l'estime publique tout autant que celles de ces courageux jeunes gens qui s'en vont à travers les mille écueils étudier l'esprit des époques les plus sombres de notre histoire, essayant de retrouver la vérité cachée par le sacerdoce, mutilée par l'aristocratie, frayant ainsi la route à ceux qui, avec une imagination plus hardie viennent sculpter et décorer le monument dont ils ont posé les premières pierres.
La solitude, le silence de la province, l'habitude que j'ai contractée de créer, pour mon plaisir, des personnages, et des événements au sein d'une imagination luxuriante, de longues études historiques faites avec bonheur, m'ont fait entreprendre l'œuvre immense dont voici une première assise. Nul mieux que moi n'en connaît les défauts : je n'ai pas eu peu à combattre dans mon penchant à ne quitter un tableau qu'après avoir longtemps tourné autour, l'avoir léché en tous sens, comme un chien, dit Rabelais, suçant un os médullaire. Alors les imaginations ardentes me reprocheront de ne leur rien laisser à deviner ; mais cette faute, car nous aimons à nous les justifier à nous-mêmes, appartient peut-être à notre littérature moderne ; elle n'a plus que l'immense vérité des détails, l'idéalisation des formes, la longue concrétion de ces œuvres sublimes où l'on a mis le germe de tout, de ces situations fécondes à peine effleurées est hors de notre portée. Dans ce genre, tout est dit.
Enfin, j'apprendrai bien vite, par la publication du Gars et du Capitaine des Boutefeux si je ne suis qu'un ménétrier de village ou un artiste digne de vos concerts – une seule considération m'attirera quelqu'estime, même dans ma chute ; le Ménétrier doit apprendre les mêmes éléments de science que les Lafond, les Baillot et les Jarnovick, et ici la science est l'histoire avec ses milliers de volumes contradictoires, les éléments sont les hommes et les choses, ce sont les costumes dans leurs modes les plus éphémères, la langue avec le néologisme de chaque événement, les meubles et l'architecture, les lois changeantes, les coutumes, enfin il faut, pour une œuvre même médiocre, avoir prodigieusement lu, étudié, réfléchi. Quoique je sois assez éloigné du centre de la machine à gouvernement, que vous nommez Paris, je sais que les entraves apportées, par les Ministères qui après tout, nous doivent la liberté en littérature comme en politique, au développement des idées dramatiques forcent une multitude d'esprits à prendre le mode de composition que j'adopte, et j'espère que faute d'une illustration capitale, les livres que vous avez la hardiesse d'imprimer ne me nuiront pas dans l'esprit des personnes qui ont la bonté de s'intéresser à moi, et peut-être ne détruirais-je pas les idées que l'on a conçues de mes efforts. Le succès dans l'enceinte modeste que j'habite sera la seule fiche de consolation que je désirerais en livrant au public les secrètes compositions que je ne destinais qu'aux plaisirs de mon sérail, et que je confie à ces âmes heureuses qui prennent comme moi leurs désirs pour des réalités. Au reste, allez où vous voudrez, filles de mon âme ! je vous ai tant possédées que vous pouvez bien passer dans la circulation ; vous êtes pour moi des feux d'artifices éteints, je vous abhorre ! et, semblable au Hollandais qui se décide à vendre ses tulipes, les plus belles resteront dans mon trésor.
*
Nous croyons que ces renseignements sur un auteur dont le mérite est un problème, que ces révélations d'une pensée inconnue, que l'expression d'une situation périlleuse mais honorable, ne doivent pas être indifférents à ces esprits attentifs aux développements de littératures, qui cherchent les hommes et pèsent les espérances, qui sont maîtres des succès et ne les dispensent qu'avec mesure. Pour ces esprits généreux, mettre en lumière un mérite réel est un devoir. Eux seuls remplissent avec désintéressement la tâche de lire un livre. – Ils se livrent à l'auteur, entrent dans ses secrets, sachant que rien, même une description, n'est risqué sans but, ils ont cette confiante patience qui anime les Allemands et leur font s'enquérir souvent à plusieurs reprises des idées de l'auteur. Pour eux, notre reconnaissance est sans bornes, et si ces nobles esprits, hauts justiciers de la littérature, n'avaient par hasard sauvé ici qu'un singe, ils le replongeront facilement dans la mer.
Un ouvrage consciencieux (le Capitaine des Boute-feux), dont le sujet était pris dans les temps les plus orageux du XVe siècle nous était présenté en même temps que celui-ci ; nous avons opté en faveur du Gars. Il contient les événements de l'histoire contemporaine – ils nous ont paru devoir exciter plus d'intérêt et contrasteront avec ceux du Capitaine des Boutefeux. La guerre civile à deux époques aussi différentes, l'une en rase campagne, l'autre au sein de Paris forment deux tableaux à mettre en regard, le public jugera sur les deux.
– Jamais ouvrier du XVIe siècle, nous dit l'auteur, n'a été blâmé d'apporter deux chefs de ses œuvres pour être admis dans la corporation.
Maintenant les éditeurs désirent bien vivement n'être pas rangés parmi les maladroits qui disent à un auditoire blasé : – Je vais vous conter une histoire qui va bien vous faire rire.