J’AI ÉTÉ RÉVEILLÉ PAR LE BIP-BIP-BIP DE MON RÉVEIL DE VOYAGE Panasonic. Les autres avaient le droit de dormir jusqu’à 8 heures, mais pour mon petit assistant (quel qu’il soit) et moi, c’était 7 heures. Nous devions préparer le petit déj’ pour les troupes.
— Batiste, ai-je murmuré à l’oreille de cette marmotte.
Le visage adouci par le sommeil, il perdait son côté arrogant et je-juge-tout-ce-qui-bouge. Il était tout mignon, couché sur le côté, les mains jointes sous sa joue comme s’il priait.
— Batiste, ai-je répété en le tapotant du bout de ma tennis. On a le petit déj’ à préparer.
Il a ouvert les yeux et les a braqués droit sur moi.
— Pancakes fourrés au sirop de baies.
— C’est quoi ça ?
— Le petit déjeuner. J’ai déjà prévu le menu.
— OK. Tu sauras te débrouiller ?
— ‘Videeeemment.
Bon, j’admets, c’était une question con. Mais aussi, rien ne vaut les sarcasmes d’un gnard de huit ans pour vous donner envie de lui tordre le cou. Surtout à 7 heures du mat’.
À côté de ça, Batiste était un vrai cuistot. Il a fait son marché dans les rayons comme un pro : préparation pour biscuits, œufs, sachets de baies surgelées, fromage à tartiner, extrait de vanille et sucre glace.
On a ensuite retrouvé Niko à la cuisine. C’est pour ça que je ne me plaignais pas de devoir me lever à 7 heures. Niko, lui, il était debout à 6 heures. Je confirme, 6 heures. Seis. Du mat’.
— Bonjour, nous a-t-il salués gaiement. Batiste, c’est toi qui aides Dean, aujourd’hui ?
— Oui, et j’ai déjà prévu toute ma journée. (Se tournant vers moi :) Il nous faut le mixeur.
Mis à part la fois où il m’a reproché de ne pas m’être lavé les mains (« Propreté rime avec sainteté, Dean ! »), Batiste a été un super assistant. En fait, c’est même moi qui suis devenu son assistant, vu qu’il arrivait très bien à mélanger le fromage à tartiner et le sucre grâce au mixeur, puis à préparer la pâte à pancakes et enfin à les faire cuire dans la poêle adéquate.
Qui aurait cru que des petits de huit ans savaient faire la cuisine ?
— Waouh ! se sont extasiés les autres gosses quand Josie nous les a apportés.
— Ben dis donc, ça sent trop bon, a fait Sahalia.
Elle était encore en pyjama alors que tout le monde était habillé, prêt à bosser.
— Bonjour, Josie, a dit Niko en lui tendant une tasse. Tu veux du café ?
— Non merci, je prends du thé.
Et il est resté planté là.
— Chloe et Ulysses, ne sortez pas de la file. Vous savez dans quel ordre on passe. Si, vous le savez.
— C’est franchement bien vu de leur avoir attribué une place dans la file, l’a complimentée Niko.
Il me faisait de la peine. Ce genre de discussion « normale », c’était pas son fort.
Josie, elle, n’avait pas l’air de remarquer ses efforts maladroits. Elle n’avait carrément pas l’air de le calculer.
— Max, a-t-elle repris alors en s’éloignant. Tout le monde a droit à un pancake pour commencer, tu pourras en prendre un autre s’il y en a pour tous.
— J’en ai fait assez pour que vous puissiez en avoir trois chacun, a annoncé fièrement Batiste.
Et donc on s’en est tapé trois. Seul bémol à notre plaisir, chaque fois que quelqu’un s’exclamait : « Mon Dieu, c’est trop bon ! », Batiste lui reprochait de blasphémer.
N’ayant pour ainsi dire pas vu Alex de la journée la veille, j’ai voulu profiter du moment.
— Hé, Alex, l’ai-je appelé. On peut se voir, deux minutes, après le petit déj’ ? J’aurais bien voulu que tu jettes un coup d’œil à nos fours. J’arrive pas à régler le thermostat…
Une machine à régler, ça aurait dû l’intéresser.
— Désolé, Dean. Niko a besoin de moi, m’a-t-il répondu en filant fissa.
Je suis resté là, mon tablier au cou, comme une mémère dont les gosses viennent de découvrir les joies du centre commercial.
Le petit déj’ terminé, j’ai mis trois pancakes sur une assiette, les ai inondés de sauce aux baies, puis suis parti à la recherche d’Astrid.
Au lieu de ça, je suis tombé sur Jake et Brayden.
Ils avaient dégagé une section du rayon vêtements pour femmes afin d’en faire une espèce de piste de bowling avec flacons de bain moussant en guise de quilles, et un gros ballon de yoga comme boule.
— Rôô, mec, fallait pas ! a lancé Jake en m’apercevant avec mon assiette.
Il est venu vers moi, les yeux injectés de sang ; il dégageait une odeur de bière pas fraîche.
— C’est pas pour toi, Jake, a sorti Brayden. C’est pour Astrid.
J’ai senti le sang me monter au visage.
— Ah ?… s’est désolé Jake. Sérieux ?
— C’est que… oui, je lui laisse à manger depuis le début, histoire qu’elle sache, tu vois, qu’elle peut revenir quand elle veut.
— Trop chou, a ironisé Brayden. Et dire qu’on pensait que tu venais nous ravitailler.
— ‘Tain, ça sent mais trop bon, a fait Jake. Ça te dérange si on les mange ? M’étonnerait qu’Astrid vienne se plaindre. Je l’ai vue se taper des barres de céréales, hier. Je crois qu’elle gère.
J’ai haussé les épaules. Je ne tenais pas à ce qu’ils raflent les pancakes d’Astrid, mais je ne voulais pas non plus passer pour un con. Ou donner l’impression que je prenais ça à cœur.
Du coup, Jake s’est emparé de l’assiette, et Brayden et lui se sont jetés sur les pancakes comme des morts de faim.
— Juste pas croyables, a dit Brayden, la bouche pleine. Jamais mangé des pancakes aussi bons.
— Faudra féliciter Batiste, ai-je précisé. C’est lui le chef.
— Rââ, s’est extasié Jake en s’essuyant les lèvres sur sa manche. À midi, y a quoi ?
Du coup, à midi, ils sont venus faire la queue avec tout le monde. Sahalia se tenait juste derrière Jake, à essayer d’engager la conversation. Lui, il l’ignorait ; par contre, il blaguait avec les tout-petits, ébouriffait les cheveux de Max, etc.
En entrant dans la cuisine, Niko a repéré les deux mecs et s’est figé sur place. Ensuite, il a juste pris son plateau et a fait la queue.
Le repas, un carton. Curry de thon sur toast. Dans le curry, il y avait des bouts d’amandes et des raisins de Corinthe (qui aurait cru qu’ils en vendaient, au Greenway ? Des bio, à tous les coups).
Batiste avait dit à tout le monde qu’ils allaient adorer, et ça n’a pas loupé : dès qu’ils y eurent goûté, ils ont adoré.
— Où t’as appris à faire le manger ? lui a demandé Chloe.
— Dans un camp de vacances, avec l’église.
Pendant le repas, j’ai vu Niko s’approcher de la table de Jake et Brayden.
— Hé, les mecs, les a-t-il salués.
— Niko, a fait Jake.
Brayden n’a pas levé le nez de son assiette.
— Jake, j’aurais voulu te proposer un poste – chef de la sécurité, a balancé Niko. J’ai besoin d’un homme fort, capable de surveiller le magasin et de veiller à ce que tout soit sûr.
Les petits bavardaient en mangeant leur curry et en buvant leurs jus de fruits, mais Josie et moi on a échangé un regard : Jake allait-il rentrer dans le rang ? Allait-il nous aider, ou bien Brayden et lui nous poseraient-ils des problèmes ?
— Je vais y réfléchir, a-t-il répondu.
Niko a expiré.
— Bien.
Et là-dessus, il est allé s’asseoir à côté de Josie, avec son plateau.
Tandis que Batiste apportait à tout le monde les cupcakes dulce de leche qu’on avait passé la matinée à préparer, j’ai remarqué que Jake se détendait. Il s’est approché de Chloe et l’a complimentée sur la multitude de barrettes qu’elle avait dans les cheveux. Ensuite, il a proposé à Max et Ulysses de former une petite équipe de foot – ça leur a trop plu.
Brayden suivait le mouvement, mais il avait l’air ailleurs. Je le regardais observer Niko.
Celui-ci essayait maladroitement de flirter avec Josie.
Du coin de l’œil, Brayden n’en perdait pas une miette.
La mission « secrète » que Niko avait assignée à Josie, pendant que les mioches s’occupaient de nettoyer les rayons, c’était de nous aménager des nids douillets.
Elle avait donc commencé par repérer l’endroit le plus confortable et le plus sûr du magasin.
C’étaient les cabines d’essayage, figurez-vous. Elles se situaient dans l’angle nord-ouest du bâtiment, contre un mur.
Un des trucs qui rendaient l’endroit agréable, c’est que contrairement au reste du Greenway dont le sol était couvert d’un lino froid, les cabines d’essayage avaient un plancher en bambou.
Celles des hommes et des femmes obéissaient à la même disposition. On entrait d’abord dans un grand espace (grosso modo deux mètres sur trois, accessible aux handicapés), puis ça se divisait en deux groupes de quatre cabines dans un couloir assez large. Chacune mesurait un peu plus d’un mètre sur ses quatre côtés.
Je le sais parce que, cet après-midi-là, Josie m’avait demandé de l’aider à abattre des cloisons. L’idée étant de faire dormir tous les petits ensemble dans les deux grandes cabines. Nous autres, elle prévoyait de nous installer des couchettes de deux mètres sur un – c’est pour ça qu’elle voulait abattre une cloison entre deux des plus petites cabines. Il y aurait donc quatre couchettes chez les dames et quatre chez les messieurs.
— Attends, je suis pas le roi des menuisiers, moi, ai-je avoué à Josie en étudiant l’endroit.
— Tu te débrouilleras toujours mieux que moi, a-t-elle répondu.
— Je parie que Niko saurait faire ça comme un pro.
Allez savoir pourquoi, il me faisait de la peine. Pour moi, c’était clair qu’il craquait pour Josie. J’avais envie de le faire mousser un peu.
Mais elle, elle a juste levé les yeux au ciel.
— Niko, il est…
— Quoi ? l’ai-je pressée.
— Il est coincé et tout le temps sérieux. Il m’épuise.
— Ouais. On peut le voir comme ça.
— Donc, on peut peut-être découper cette cloison ici, a-t-elle repris en changeant de sujet. Chacun aura son intimité et pourra quand même s’étirer.
— Hé, vous auriez pas vu Jake ? est alors intervenu Brayden.
Il était là, les mains fourrées dans ses poches. Ses cheveux foncés devant les yeux, et le regard braqué sur ses pieds.
— On l’a pas vu, non, lui a indiqué Josie.
— Si ça se trouve, il a décidé de se mettre au boulot ? ai-je proposé en tournant la tête vers les cabines.
— Faites quoi, là ? ai-je entendu Brayden demander à Josie.
— On abat des cloisons pour aménager des espaces pour chacun.
— Besoin d’aide ? J’ai fait un peu de charpenterie pendant les vacances, je sais me servir d’un marteau.
Là, j’hallucinais : que Brayden veuille aider – qu’il propose d’aider. Je me suis même retourné discretos pour voir s’il était sérieux.
Il était sérieux.
Il se tenait là, debout, la tête penchée comme un chiot tout triste.
— J’adorerais que tu m’aides, Brayden, lui a répondu Josie. Tu sais, je dois dire, ça nous ferait du bien à tous si Jake et toi vous reveniez avec nous et que vous participiez.
— Ouais, a acquiescé l’autre. Je crois que t’as raison. Allez, fais-moi bosser…
Le tout avec un grand sourire. Un sourire de star de ciné.
Je ne pense pas l’avoir vu sourire avant.
Rire, si. Un rire méchant. Mais là, c’était nouveau. J’ai compris que c’était le sourire qu’il réservait aux filles.
— Du coup, plus besoin de moi ? ai-je fait.
— Non, merci, a confirmé Josie.
Elle a détourné le regard de Brayden. Par contre, ses yeux scintillaient toujours. Limite elle rougissait.
— Je vais te montrer ce que j’avais en tête, Brayden, a-t-elle annoncé ensuite en pénétrant dans une cabine.
J’ai pas demandé mon reste.