LE LENDEMAIN MATIN, j’arrivais limite pas à regarder Jake dans les yeux. Caroline et Henry étaient mes assistants du jour, et leur enthousiasme piaillant faisait une excellente diversion.
Sandwichs aux œufs brouillés et gaufres aux pépites de chocolat. Waouh !
Niko avait de nouveaux projets pour nous. Il a tapoté son plateau pour réclamer notre attention.
— Vous avez tous fait de l’excellent travail pour remettre les rayons en état et dresser l’inventaire du magasin et je tiens à vous remercier, a-t-il commencé. Je sais que vous n’avez pas bien terminé, mais aujourd’hui nous allons bousculer un peu la routine.
» Les grands vont travailler ensemble sur plusieurs projets importants, et les petits vont aller à l’école.
Un raz-de-marée de rôôôô et de naaan a couvert sa voix quelques instants.
L’école. C’était à ça qu’elles devaient servir, les tables à jouer et les chaises pliantes de notre nouveau « salon ».
— Je laisse la parole à Josie, a repris Niko, elle va vous expliquer.
— Bon, les jeunes, a commencé Josie. Ça ne va pas être aussi barbant que la vraie école. On va juste essayer d’apprendre des trucs amusants et de faire des tas de projets artistiques. Peut-être même que Jake nous enseignera un peu le foot – tu en dis quoi, Jake ?
— Peut-être bien, oui, presque sûr, a répondu Jake en faisant signe à Josie avec sa gaufre.
Josie s’est rassise et Brayden a passé un bras autour de ses épaules. Il a tenté de lui mordiller le cou, mais elle s’est dégagée légèrement. Genre pas devant les petits.
Niko a repris la main. Il paraissait guindé. Froid et efficace.
— Autre changement à prévoir : l’utilisation de l’électricité. Alex s’est donné beaucoup de mal pour mettre au point un plan qui permette d’économiser nos ressources au maximum. Nous devons appliquer ce plan dès maintenant.
Alex s’est levé.
— Oui, euh, pendant la journée, on laissera allumé ici – dans la cuisine – et aussi dans l’espace salon…
— École, l’a corrigé Josie.
— Mais les autres parties du magasin, a repris mon frère, elles resteront dans l’obscurité.
— Comme dans le noir ? s’est inquiétée Caroline.
— Mais noir très noir ? a ajouté Henry.
— Pas mal, oui. Par contre, vous n’avez rien à craindre : je vous rappelle que le magasin est complètement isolé de l’extérieur. Rien ne peut y entrer. Tout ce que le Greenway contient est une quantité connue.
Il disait ça à moitié pour lui-même, je le savais. C’est à lui-même qu’il disait de ne pas avoir peur.
— En plus, a précisé Josie, nous aurons tous une lampe électrique.
Batiste, Ulysses et Max avaient l’air tout excités à cette idée, mais Henry et Caroline flippaient.
Chloe, elle, se grattait juste la tête. Vigoureusement et avec détermination.
Niko a ensuite présenté le planning de la journée.
Les grands allaient regrouper les surgelés dans les frigos pour économiser le courant.
Je voyais bien l’idée qu’il y avait derrière cette entorse à la routine. Nous ne pouvions pas gaspiller de l’électricité à laisser les petits éparpillés dans tout le Greenway. Niko voulait les rassembler en un même endroit de sorte à n’avoir qu’une section du magasin à éclairer.
Ça se tenait. Mais cette histoire m’agaçait aussi, et j’ai compris que c’était parce qu’Alex ne m’en avait pas parlé.
Il savait que le courant diminuait et il ne m’en avait pas averti. À la place, il était allé trouver Niko.
Niko qui lui avait fait faire le tour du magasin pendant que moi, j’étais coincé à la cuisine. Ils devenaient potes alors que moi, je me colletais les mioches.
Ça ne me plaisait pas, que Niko passe plus de temps que moi avec Alex. Je trouvais ça pas juste. On était frères. J’aurais dû savoir tout ce qu’il savait et vice versa.
Depuis que j’avais pris conscience de la chose, j’y pensais non-stop. Un après-midi, pendant la pause, j’ai proposé à Alex un Monopoly. Il avait une partie de Stratego en cours avec Niko. Au dîner, Alex a demandé à Niko d’aller voir avec lui une paire de talkies-walkies vidéo qu’il avait dénichée, et sur laquelle il bossait dans le salon. Du coup, je suis allé nettoyer la cuisine. Puis, toujours vexé, direction mon hamac, bien décidé à parler à Alex le lendemain.
J’avais l’impression de ne dormir que depuis vingt secondes quand on m’a réveillé.
C’était Jake.
— Debout… a-t-il chuchoté en me secouant. Il y a une bonne femme devant le quai de déchargement. Elle veut qu’on la laisse entrer.
Niko, Josie, Brayden, Jake et moi, on s’est réunis dans le couloir commun du Train. Jake nous a fait signe de le suivre en silence.
Quand on a été suffisamment loin pour que les gosses ne nous entendent pas, Niko s’est tourné vers Josie.
— Je veux que tu restes ici pour veiller sur les petits, lui a-t-il dit.
— Je préfère vous accompagner, a-t-elle chuchoté. Ils dorment. Tout va bien se passer.
— On a besoin de toi ici.
— Rôô, allez, mec, elle veut venir aussi, est intervenu Brayden.
Il cherchait à marquer des points auprès de sa nouvelle copine.
— La réponse est non. J’ai besoin de savoir que les petits sont en sûreté et qu’ils restent dans le Train, a martelé Niko. Les autres, vous pouvez venir.
Sur ce, il s’est dirigé vers la réserve, je l’ai suivi avec les trois mecs tandis que Josie restait là, les bras croisés.
Y a pas à dire, Niko avait de l’autorité.
— Gros sexiste, a sifflé Josie dans son dos.
Elle n’avait pas tort non plus.
Dans la réserve, une voix nous parvenait par haut-parleur. Celle d’une femme.
— Ohé ? Vous êtes revenus ? Dépêchez-vous, pitié !
Jake nous a alors montré un appareil qu’on n’avait pas repéré jusque-là : un interphone vidéo, accroché au mur.
Un visage de femme, la tête enroulée dans un châle et la figure recouverte de plusieurs épaisseurs de tissu, occupait tout l’écran.
— Je faisais ma ronde quand je l’ai vue, a annoncé Jake. Je savais même pas qu’on avait un interphone.
— Laissez-moi entrer, pitié, nous suppliait la femme.
Niko a alors appuyé sur un bouton de l’interphone.
— Bonsoir. Nous vous voyons. Combien êtes-vous là-dehors ?
— Je suis seule ! Toute seule ! a-t-elle murmuré.
On la voyait regarder derrière elle en se tordant le cou.
Niko a relâché le bouton. Il s’est tourné vers nous.
— Écoutez. Je voudrais bien la laisser entrer, mais on ne peut pas. Physiquement, c’est impossible. On ne sait pas comment faire pour relever la grille de sécurité, et on n’a pas la clé de la porte.
— Moi, en plus, je lui fais pas confiance, a ajouté Brayden. Vous avez vu comme elle arrêtait pas de regarder dans son dos ? Elle est pas seule. C’est clair. Ça peut être un piège.
— Moi, je pense qu’elle est seule, a estimé Jake. Par contre, Niko a raison. On pourrait pas ouvrir la porte, même si on voulait.
— Pitié ! nous a lancé la dame. Faites vite, je vous en supplie.
Elle a retiré les couches de tissu qu’elle avait sur la figure, peut-être pour qu’on voie qu’elle était honnête. Elle avait des cercles foncés sous les yeux, et le bord des paupières tout rouge. Elle ressemblait à une mère.
— Pitié ! Je vous en conjure !
Niko s’est mis à se tirer les cheveux. Il souffrait le martyre.
— Et la trappe ? On ouvre la trappe et on balance une échelle ! ai-je proposé.
— Oui ! a approuvé Niko. Oui !
Mais à ce moment-là, la femme a hurlé. Son visage a disparu de l’écran.
Et on a entendu une voix basse et menaçante. Une voix familière.
— Tu. Te. Casses. De. Mon. Greenway.
Il parlait à la femme, et sa voix était entrecoupée de bruits lourds. Les coups qu’il lui portait, sûrement.
— Ça. C’est. mon. Greenway.
Le monstre de la porte d’entrée.
Il « montait la garde ».
D’où le fait qu’il n’y avait pas plus de monde qui venait réclamer à entrer, ou à récupérer des vivres.
Je regardais l’écran, en état de choc, m’attendant à voir surgir le visage du monstre à tout moment, mais il n’est pas apparu.
Il était sans doute trop fêlé pour repérer la caméra.
On entendait ce qui se passait dehors, les derniers bruits d’une bagarre, puis le silence. Ensuite, ça a été ce que j’imaginais être le corps de la femme traîné au loin.
Après quelques instants d’inactivité, l’interphone s’est éteint automatiquement.
Nous autres, on était paralysés par l’horreur – je crois que c’est ce qui décrit le mieux notre état.
Il y avait eu une femme, là. À notre porte. Et maintenant elle était morte.
Niko a hurlé.
Il a serré les poings et s’est mis à se cogner la tête. Bam, bam, bam !
— Niko, arrête ! me suis-je écrié.
Alors il s’est tourné vers la première étagère venue et a commencé à en faire valdinguer le contenu.
Je me suis approché pour tenter de le calmer, qu’au moins il ne se fasse pas de mal.
— Laisse-le, m’a conseillé Jake. Il faut juste qu’il encaisse.
Niko a ravagé le rayonnage, déchirant et tabassant tout ce qu’il trouvait, le tout sous un déluge de jurons, de crachats, de cris. De larmes.
Puis, lentement, il a commencé à se remettre.
— OK, mec, lui a fait Jake. Tout va bien se passer.
— OK mon œil, a rétorqué Niko. Elle est morte et si j’avais réfléchi plus vite j’aurais pu la sauver !
Il a donné un coup de tête dans une grosse caisse en bois.
— T’as la haine ! ai-je gueulé. C’est la colère qui te donne envie d’exploser !
M’entendre crier si fort et d’une voix aussi sérieuse, ça l’a scié (et moi donc !) et il s’est calmé direct.
— On aurait pu la sauver et on a foiré ! T’aurais pu la sauver et t’as foiré ! ai-je beuglé.
Je me disais qu’il avait besoin qu’on le secoue aussi fort que la colère et le désespoir le secouaient.
— Elle est morte ! Ils sont tous morts et on peut rien faire pour les sauver !
Niko s’est recroquevillé sur lui-même, à genoux, le front collé au lino. Je pouvais arrêter de gueuler. Il m’entendait.
— C’est pas ta faute, Niko, ai-je alors dit.
— Mais j’aurais pu l’aider.
— C’est pas ta faute, ai-je répété.
— T’as pas déclenché le tsunami, mec, a ajouté calmement Jake.
— C’est pas ta faute.
— C’est la faute à personne, a dit Brayden.
Niko s’est détendu.
Jake, Brayden et moi, on est restés devant lui le temps qu’il se remette.
Puis il a passé sa manche sur sa figure.
Il s’est assis et a regardé autour de lui.
— La vache, a-t-il fait. Matez le bazar.
Ça nous a tous fait rire un peu.
— Allez, mec, a décidé Jake. Viens boire un coup.
Il l’a aidé à se relever et on est ressortis de la réserve.
Moi, j’ai jeté un dernier coup d’œil à l’écran de l’interphone.
Il était noir et muet.
Une dame de plus était morte. Ajoutée aux millions de victimes des jours précédents, elle paraissait minuscule. Mais pour nous, c’était énorme.