NIKO ET JOSIE DISCUTAIENT DE QUI ALLAIT S’OCCUPER DES MIOCHES pendant qu’on irait parler avec les adultes.
— Pas question que je loupe cette réunion, affirmait-elle.
— Je te comprends, mais ça m’étonnerait que Sahalia veuille les surveiller.
Sahalia boudait dans son coin tout en fusillant Brayden du regard.
Niko a tourné la tête vers moi.
— Sûrement pas, ai-je répondu.
— Il va bien falloir que quelqu’un se dévoue.
— J’ai une idée, ai-je annoncé.
Je me suis approché des petits.
— Bon, les jeunes, on a un souci et il faudrait nous aider. Les grands, les monsieurs et moi, il faut qu’on se parle. Luna, elle, elle a vraiment besoin d’un bain. Est-ce que l’un de vous sait donner le bain à un chien ?
Caroline et Henry ont carrément brandi les mains.
— Oh, oh, oh ! faisaient-il en chœur.
— Moi aussi ! a hurlé Chloe. Ma nounou elle a un bouvier bernois et je le lave toute seule !
— Super ! ai-je applaudi. On a trois experts. Commencez par récupérer les affaires qu’il faut et rapportez-les ici. Ensuite vous lavez Luna. Vous la séchez. Et vous la peignez.
— Après on lui préparera son lit et on lui donnera à manger ! s’est écrié Max.
— Même qu’on lui chantera une berceuse, a ajouté Caroline.
Josie me regardait en acquiesçant.
— Bien joué, Dean. Tu m’impressionnes.
— Maintenant on peut parler, a déclaré Niko en s’adressant aux deux hommes.
M. Appleton et Robbie ont réuni leur cour dans le salon. Robbie s’est assis en grognant sur un canapé futon. Il se tapotait le ventre.
— C’est le bonheur total, là, a-t-il affirmé en nous souriant. Je remercie Dieu de nous avoir conduits ici.
M. Appleton s’est choisi une chaise droite. Puis il a appuyé son mauvais pied sur une table basse. Je me suis efforcé d’ignorer l’odeur.
— Que voulez-vous savoir ? nous a-t-il demandé.
— Vous pourriez peut-être commencer par le commencement, a proposé Niko. Nous, on est coincés ici depuis la grêle, donc tout ce que vous avez à nous dire sur ce qui s’est passé dehors, on est preneurs.
— Bien.
Quelques instants de réflexion, puis :
— L’orage de grêle a causé une sacrée panique, vous vous en doutez. Tout comme la panne du Réseau, puisque personne ne pouvait plus contacter les secours. Mais c’est l’annonce de la catastrophe sur la côte Est qui a engendré ce que je décrirais comme un environnement chaotique. Pas mal de gens se sont retrouvés au foyer des anciens combattants pour suivre les infos sur un vieux téléviseur. L’heure était au deuil, il régnait un admirable sentiment de camaraderie.
» Je suis fier de vous affirmer qu’aucune émeute n’a été constatée, ni aucun pillage de magasins en ville. Devant les vitrines dont les rideaux anti-émeutes n’avaient pas été baissés, les gens faisaient tranquillement la queue et n’achetaient que le nécessaire. À ce que j’ai compris, la population de Colorado Springs ne s’est pas comportée aussi bien.
» Je me suis rendu à la quincaillerie le lendemain matin. Je gare mon Land Cruiser dans mon garage, il n’avait donc pas souffert de la grêle – contrairement à la plupart des véhicules de la ville.
» À ma grande surprise, la quincaillerie était fermée. Quelques employés attendaient à la porte, ne sachant trop à quoi s’en tenir. Il y avait parmi eux et les rares clients présents un mélange de confusion et de découragement.
» Puis le séisme a frappé. Les gens se sont écroulés par terre et ont été heurtés par les débris. Le toit du magasin s’est en partie effondré, les fenêtres ont explosé. Il y a eu des blessés légers parmi les personnes réunies devant la quincaillerie.
» Nous qui nous en étions sortis indemnes, nous nous demandions quoi faire pour ces blessés. Étant rompu au secourisme, j’ai passé environ une heure à donner des ordres et à tenter de gérer la situation. Je suis entré dans le magasin et y ai trouvé un kit de premiers secours. J’ai décidé qu’il fallait éloigner les blessés de la quincaillerie, au cas où des répliques la raseraient pour de bon.
» J’ai alors constaté que l’air changeait de couleur. J’ai vu un panache de fumée noire s’élever dans le ciel vers Colorado Springs.
» En l’espace de quelques minutes, les personnes qui se trouvaient avec moi se sont mises à agir de façon insensée.
M. Appleton s’est interrompu pour essuyer la sueur à son front. Il regardait droit devant lui, comme s’il suivait le film des événements qu’il nous décrivait sur un écran.
— J’aidais un jeune employé du magasin à transporter une collègue qui avait une jambe cassée. Elle était lourde. Afro-américaine. Elle devait peser 100 à 110 kilos.
» Nous lui faisions donc traverser le parking, quand l’air s’est mis à tourner autour de nous. Tout a viré au vert. La peau de cette femme s’est couverte de cloques. Petites au début, elles ont ensuite gonflé puis éclaté. La femme s’est mise à crier et à se débattre. Nous avons été forcés de la poser au sol, non seulement à cause de ses mouvements, mais aussi parce que le sang qui coulait de ses lésions nous empêchait de bien la tenir. À l’instant où j’ai constaté qu’elle était morte, le jeune homme qui m’accompagnait a poussé un cri de bête et s’est jeté sur moi.
M. Appleton se balançait à présent légèrement d’avant en arrière en parlant. Ce mouvement de métronome l’aidait à poursuivre son récit à un rythme régulier.
— Je me suis défendu, mais ce jeune aurait pu me blesser grièvement s’il ne s’était pas fait agresser à son tour par un autre individu. Un homme âgé qui m’avait expliqué plus tôt être venu acheter du grillage. Je les ai regardés se battre jusqu’à la mort. Celle du vieil homme.
Soudain, M. Appleton a paru revenir parmi nous.
— Vous tenez vraiment à ce que les plus jeunes entendent tout cela ? a-t-il demandé à Niko en indiquant Alex et Sahalia du doigt.
La fille a soupiré.
— C’est bon, a affirmé Niko. Ils sont grands. Ils ont les mêmes droits et privilèges que ceux du lycée.
M. Appleton a donc repris :
— Le jour baissait de plus en plus, comme si la nuit tombait. Autour de moi, j’entendais des bruits horribles. Des cris de rage, les hurlements des gens qui se faisaient tuer et les gargouillis que j’attribuais à ceux qui s’étouffaient dans leur propre sang.
» Me protégeant la figure avec mon pull, je me suis dirigé vers ma voiture. Une fois à l’intérieur, j’ai pris garde à ne pas allumer les phares. Par contre, j’ai mis la radio, et un bulletin d’infos m’a expliqué ce qui se passait. J’ai tenté de rentrer chez moi. Les routes étaient complètement bouchées, pas un véhicule n’avançait. Dans ces voitures, je voyais des gens se couvrir de cloques et mourir. D’autres qui se jetaient sur des automobilistes. Parfois, je croisais le regard d’individus qui m’avaient l’air aussi sains et effrayés que moi.
» J’étais certain de me faire attaquer si je tentais de rentrer chez moi à pied, alors j’ai franchi le terre-plein central et j’ai coupé à travers champs. La grêle n’avait pas arrangé les choses, mais mon Land Cruiser a quatre roues motrices.
» Bref, en approchant de chez moi, j’ai constaté que le lotissement était en feu. Woodmoor était la proie des flammes. L’incendie se propageait rapidement d’une maison à l’autre. Je voyais des gens fuir les bâtiments en hurlant. J’ai alors décidé, plutôt que d’essayer de rentrer chez moi, d’aller me réfugier dans une de mes écoles.
— Comment ça, une de vos écoles ? lui a demandé Niko.
On observait tous M. Appleton d’un air interrogatif.
— C’est que, a-t-il annoncé, je suis le recteur des écoles du comté d’El Paso.
À ces mots, Sahalia a poussé une espèce de grognement qui m’a fait éclater de rire.
Tout le monde s’est marré, y compris M. Appleton.
— Désolé, a-t-il repris. Mais c’est la vérité.
L’homme a continué son récit d’une voix toujours aussi mesurée et efficace. Il nous a raconté sa rencontre avec Robbie au lycée Lewis-Palmer. Robbie lui a expliqué que Mme Wooly était venue lui demander un bus pour aller récupérer un groupe de jeunes isolés dans le Greenway (nous !).
— Ouais, a enchaîné Robbie, j’étais à l’école pendant l’orage. Avec quelques professeurs. Ils sont tous partis après ça, moi, je suis resté. C’est là que Mme Wooly est arrivée. Elle nous a dit que vous étiez ici, en sécurité.
— Et elle va bien ? a voulu savoir Niko. Où est-ce qu’elle se trouve ?
— Je n’en suis pas sûr.
— Comment ça ? l’a pressé Josie.
Robbie semblait troublé.
— Nous, on essayait de calmer les gens, parce qu’il y avait des parents qui venaient récupérer leurs petits.
— Quels parents ? l’a coupé Alex. Mme Wooly leur a dit qu’on était là ? Vous connaissez leurs noms ?
— En fait, non. Pas vraiment. C’est que…
— Nous étions tout un groupe, a repris M. Appleton. Nous partagions les ressources et les informations. Nous cherchions à créer un périmètre sécurisé, non contaminé, dans lequel les familles pourraient se réunir. Mais nous nous sommes fait attaquer.
— Par qui ? a demandé Jake.
— Des gens du groupe O, a dit tout bas Niko.
M. Appleton a acquiescé.
— Ils ont tous été tués.
Ça nous a fait un choc.
— Mme Wooly ? a fait Niko.
— Je n’en suis pas sûr, a répondu M. Appleton. C’était le chaos total.
— Je pense qu’elle a pu s’échapper, a déclaré Robbie.
— Mais si c’était le cas, elle serait revenue nous chercher, a objecté Alex.
— Bon, et comment ça se passe, maintenant, dehors ? l’a coupé Niko.
Tout le monde s’est tu pour écouter.
M. Appleton a bu une gorgée d’eau à la bouteille. Il avait le teint verdâtre ; il n’allait carrément pas bien.
— Dehors, c’est dangereux, a-t-il avoué. La plupart des gens restent chez eux. Ceux qui n’ont pas d’eau sortent en chercher. Les individus du groupe O affectés par les produits chimiques sèment la panique. Ils tendent des embuscades aux passants.
— Un groupe de cadets de l’académie militaire a formé une espèce de gang, a ajouté Robbie. Ils attaquent les domiciles dont ils pensent que les occupants possèdent de l’eau et de la nourriture.
— L’un dans l’autre, a conclu M. Appleton, c’est vous les gamins les mieux lotis de la ville de Monument, Colorado. Une sacrée veine, de se retrouver enfermés ici avec assez de nourriture et d’eau pour tenir… des mois ?
— Des années, l’a corrigé Alex. On a consulté l’inventaire. J’estime qu’on pourrait rester ici entre vingt et vingt-quatre mois, étant donné les stocks. Pour nous, le gros souci, c’est moins l’eau et la nourriture que l’oxygène et l’électricité.
M. Appleton s’est frotté le front. Il transpirait.
— Niko, a-t-il dit. Tu pourrais m’indiquer où sont les toilettes ? Je crois que j’ai mangé trop vite.
Niko s’est levé et a tendu le bras à l’homme pour l’aider à marcher.
Et il l’a conduit à la décharge.
— Vous autres, préparez des lits, nous a-t-il ordonné.
— Chef, oui, chef Niko, a glapi Brayden.
Robbie lui a adressé un sourire.
— Il plaisante pas, lui, hein ? a-t-il fait à voix basse.
— C’est notre petit dictateur à nous, lui a répondu Brayden.
— T’es pas juste, a protesté Josie.
— Bon, ça suffit, ai-je dit à Alex, allons préparer les lits.
Mon frère et moi avons donc aménagé un espace au fond du rayon auto : matelas pneumatiques, draps, couvertures, une petite lampe à piles et des torches électriques pour qu’ils puissent se balader dans le magasin.
Niko et Brayden nous ont rejoints avec les deux hommes quelques minutes après qu’on eut terminé.
M. Appleton semblait aller un peu mieux. Il avait des plaquettes d’antibiotiques à la main.
— Merci, nous a-t-il dit. Je vais dormir quelques heures, je crois. Mais vous avez ma parole, demain matin, nous partons.
— Oui, a confirmé Niko. C’est le deal.
Robbie a ensuite aidé son collègue à s’allonger sur le matelas pas super stable.
— Je dois bien vous reconnaître un mérite, les enfants, a alors déclaré M. Appleton en nous regardant à tour de rôle. Vous avez arrangé les lieux de façon très intelligente. Ingénieuse, même.
Hmmm. On l’a pris comment, ça ? Il faisait sombre, et la seule lumière du rayon provenait de la petite lampe, du coup je n’ai pas bien pu voir les réactions des autres, mais il m’a semblé que Niko croisait les bras.
Il n’aimait franchement pas ces deux hommes.
J’ai senti Alex se raidir un peu – il se tenait à côté de moi. Le compliment l’avait touché, c’était clair.
Et il ne l’avait pas volé. Il avait bossé dur pour notre petite colonie.
Brayden, lui, à tous les coups, il devait lever les yeux au ciel.
Je ressentais un profond malaise.
Ce compliment rappelait ceux que les adultes vous font juste avant de s’emparer de ce pour quoi ils vous félicitent.
On a fini par le laisser, et Robbie est venu avec nous.
— Tu ne restes pas ? lui a demandé M. Appleton avant qu’il ne parte.
— Moi ? Nan. Je veux jeter un œil à ce bus.