J’AI LAISSÉ MAX AIDER À RÉPARER LE BUS au lieu de le mettre de corvée de cuisine avec moi.
Ils s’éclataient tous.
Pendant que Robbie, Brayden et Sahalia s’occupaient des pneus puis du moteur, les mioches lavaient le bus à la lingette – absurde mais trognon.
Robbie avait demandé à Alex de trouver le moyen de remplacer le pare-brise et les vitres cassées. Mon frère est donc parti à la recherche de Plexiglas. Pile le genre de défi dont il avait besoin.
Moi, j’ai préparé des sandwichs au thon pour le déjeuner, avec petits pois et carottes. Je me disais que Robbie et M. Appleton auraient besoin des protéines du thon, et que les légumes frais (surgelés), c’était le genre de trucs qui faisaient plaisir aux adultes.
M. Appleton dormait toujours, il n’est donc pas venu manger. Ce qui, pour être honnête, nous a valu un repas plus animé. Ce type était grincheux.
Niko, lui, est juste passé prendre une assiette avant de repartir manger seul. Ça nous a évité de devoir supporter sa tronche inquiète. Déprimant.
Robbie avait proposé aux tout-petits un jeu de devinettes : Je pense à un animal.
— Je pense à un animal, a proposé Chloe, il est noir et blanc et il porte un costume.
— Un manchot ! s’est exclamé Max. Maintenant à moi : Je pense à un animal. Il est marron et il vit dans la forêt.
— Un ours ? a demandé Caroline.
— Un écureuil ? a essayé Batiste.
— Il rugit et il mange des gens ! a ajouté Max.
— Un ours ! a insisté Caroline.
— Mais non : un lion ! a annoncé Max.
— Ça vit même pas dans la forêt, les lions ! l’a contré Batiste.
— Eh si !
— Ils sont même pas marron, a objecté Chloe. Ils sont jaunes.
— Je pense à un animal, s’est alors immiscé Ulysses. (Il prenait confiance, en présence de Robbie.) Je pense à un animal… c’est un chien !
On a tous éclaté de rire.
Tout le monde avait la pêche.
Josie est venue s’asseoir avec Alex et moi.
— Vous en pensez quoi, vous, de ces deux hommes ? nous a-t-elle demandé.
— Moi, Robbie, je l’aime bien, franchement, a répondu mon frère. Il en connaît un rayon sur les moteurs. Je compte lui montrer mon talkie-walkie vidéo.
Josie s’est tournée vers moi.
— Dean ?
— Sais pas. J’aime bien Robbie. Enfin bon, comme tout le monde. M. Appleton, par contre, je le trouve lourdingue.
Josie a acquiescé en mordant dans son sandwich.
— Vous savez ce qui me gêne ? C’est que Niko, lui, il peut pas les sacquer.
Ça m’a fait plaisir pour Niko que Josie ait remarqué ses sentiments. La plupart du temps, elle ne le calculait même pas.
— J’ai un peu peur de la réaction des petits, si on est tous d’accord pour qu’ils restent, et que Niko insiste pour qu’ils partent…
Je pensais comme elle.
— Ouh là, a-t-elle repris. À peine midi ? J’ai l’impression que la journée a déjà duré mille ans.
— C’est à cause de tout ce qui s’est passé, lui a expliqué Alex, la bouche pleine. Notre univers s’est métamorphosé en l’espace de quelques heures.
Il avait raison. Comme d’hab.
L’après-midi, tout le monde a bossé sur le bus, mis à part Jake (défoncé), Niko (fâché), M. Appleton (sieste) et Astrid (bande à part).
Robbie, Brayden et Sahalia ont remis le moteur en état.
Le courant passait super bien entre Robbie et Sahalia. Apparemment, si on la traitait en adulte, elle se comportait en adulte.
Josie a aidé Alex pour les vitres. Le pare-brise, ils l’ont remplacé par du Plexiglas que mon frère avait récupéré dans les vitrines de l’espace multimédia. Les vitres latérales, ils ont décidé de les couvrir avec des planches en bois – les étagères vendues au rayon maison & bricolage. Robbie leur a donné un coup de main pour les visser.
Les tout-petits avaient une mission géniale : remplir de résine les moindres trous, fentes et fissures par lesquels l’air risquait de pénétrer dans le bus.
Josie et Alex ont utilisé la même résine pour isoler les contours des vitres.
— Pas mal, ai-je entendu Robbie commenter ce soir-là en inspectant leur travail. Pas mal du tout.
Puis il est monté dans le bus et s’est dirigé vers les sièges du fond.
C’était plus fort que moi, j’ai posé ma spatule et suis allé voir le résultat.
— Regarde un peu, Dean, m’a lancé mon frère en me montrant l’intérieur.
Il faisait sombre, là-dedans, maintenant. La plupart des vitres avaient été remplacées par des planches.
Ça sentait plus ou moins l’humidité.
L’un dans l’autre, je n’étais pas bien à l’aise de me retrouver dans un bus.
— Il nous reste encore un peu de boulot, a annoncé Robbie.
Disant ça, il indiquait le plafond.
On voyait des rayons de lumière qui filtraient.
— Vous n’aurez qu’à vous en occuper demain, a-t-il décidé. Quand on sera partis…
— Non, l’a coupé Alex. Niko va vous autoriser à rester encore un peu. Je le sais. Maintenant qu’il a vu tout ce que vous faites pour nous. Tu crois pas, Dean ?
J’ai haussé les épaules.
— Un deal est un deal, a soupiré Robbie.
Au dîner, l’ambiance n’avait plus rien à voir avec celle du midi.
M. Appleton s’est joint à nous – sa journée de sommeil lui avait fait du bien.
— Regardez un peu, monsieur Appleton, lui a dit Max en se précipitant vers lui. On a réparé le bus !
— Ça alors… Du bien beau travail.
Robbie s’est approché de lui.
— Tu as l’air d’aller mieux.
Chloe est alors venue se blottir contre Robbie. Celui-ci lui a ébouriffé les cheveux.
J’ai perçu un éclair de surprise dans le regard de M. Appleton face au geste de la petite. Cette proximité.
— Merci, Robbie, a-t-il repris. Je dois en effet aller mieux, j’ai une faim de loup !
J’avais prévu le coup, et préparé genre huit sachets de pâtes surgelées au poulet.
M. Appleton a donné une tape sur l’épaule de Niko en lui disant :
— Je pense qu’on a trouvé les bons antibiotiques. Je me sens vraiment mieux.
— Bien, a répondu Niko. Comme ça, vous pourrez repartir demain avec Robbie.
— Tout à fait. Tu pourrais peut-être me prêter un réveil, que nous puissions nous lever à une heure raisonnable. Ensuite nous partirons.
Les bavardages gentillets du dîner ont aussitôt cessé.
— Qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Chloe. Qui c’est qui est mort ? Pourquoi plus personne parle ?
— Niko veut forcer Robbie et M. Appleton à s’en aller demain, lui a expliqué Sahalia.
— Naaan ! ont gueulé en chœur la moitié des mioches tandis que l’autre moitié faisait : Laissez-les rester !
— On a passé un accord, a tenté de se faire entendre Niko.
Ulysses pleurnichait en espagnol, alors Robbie l’a pris sur ses genoux. Les yeux pleins de larmes, le gamin a posé la tête sur l’épaule de l’homme.
— Nous avons passé un accord avec ces hommes, ils ne peuvent rester qu’une seule journée, a répété Niko.
— Allons, les enfants, a ajouté M. Appleton. Il faut être raisonnables…
— Je te déteste ! a hurlé Chloe à Niko. On aurait dû élire Jake président ! Lui, ça lui ferait rien s’ils restaient.
Niko s’est tourné vers Josie et moi.
— Vous voudriez pas m’aider, là ?
Mais ça n’aurait servi à rien de parler aux petits, vu l’état dans lequel ils étaient.
— Ça rime à rien ! s’est écrié Alex. Ils devraient au moins rester le temps de finir les réparations, et jusqu’à ce que M. Appleton se soit remis.
Quelque part, j’étais content de voir mon frère en colère après Niko, son héros.
Mais la vérité, c’est qu’Alex avait raison. Deux ou trois jours de plus, qu’est-ce que ça allait changer ? Ces types n’étaient pas dangereux. On pouvait leur faire confiance. Qu’est-ce qui empêchait qu’ils restent encore un peu ?
— Nous avons passé un accord, a insisté Niko.
— Si tu les obliges à partir, je pars avec eux, a gueulé Brayden.
— Oh là, oh là, a tenté de le calmer M. Appleton.
— Moi aussi, a renchéri Sahalia. Je préfère tenter ma chance dehors que de rester ici avec des minables comme vous !
Les cris et les pleurs sont repartis de plus belle chez les mioches – moins parce qu’elle les avait traités de minables que parce que leur nouvelle « famille » se désagrégeait.
— Bon, tout le monde se calme, je vous en prie, est intervenu M. Appleton. On se calme !
Les tout-petits ont tenté d’endiguer leur détresse et leurs larmes.
— Voilà. C’est ça, a ironisé Niko. Écoutez-le lui, mais surtout pas moi.
L’homme s’est tourné vers lui.
— Niko, a-t-il déclaré. Tu as ma parole, nous allons partir. Mais pour tout dire… ma jambe est plus abîmée que je le pensais. Robbie pourrait finir de réparer votre bus. Moi, je pourrais me reposer… Si nous pouvions rester un ou deux jours de plus…
Les mioches ont gémi un torrent de « S’il te plaît ». Niko est parti comme une furie.
Josie s’est alors levée.
— Les jeunes, tout le monde s’assoit, a-t-elle ordonné. Je vais aller parler à Niko, voir si on peut s’arranger. Dean ?
— Ouais, ai-je répondu en me levant pour la suivre.
— Je vous accompagne, a dit mon frère.
— Non, Alex, l’ai-je recadré. Tu es trop vénère. Tu ne serais pas impartial.
Il a acquiescé, puis baissé les yeux. C’était sa grande fierté, d’habitude, de savoir rester impartial.
— Tu penses qu’il a peur de perdre son pouvoir ? m’a demandé Josie pendant qu’on cherchait Niko.
— Me semble, oui. J’en sais rien. Discipliné comme il est, si ça se trouve, il veut juste respecter le deal, même si tout pousse à les autoriser à rester.
Niko n’était ni dans la réserve ni dans le salon.
On est passés par le rayon serviettes.
Jake était couché dans un hamac tendu entre deux gondoles.
— Hé, Jake, t’aurais pas vu Niko ? lui ai-je demandé.
— Nan.
Il avait les yeux cernés. Ses cheveux blonds avaient viré au gris sale. On aurait dit le jumeau maléfique de Jake.
— C’est quoi, ce bordel ? a-t-il voulu savoir.
— On veut tous que les deux étrangers restent, mais Niko insiste pour qu’ils s’en aillent.
— Ah.
C’était tout ?
Il n’avait pas d’opinion ?
Jake a appuyé un pied contre une gondole pour se balancer.
— Tu penses pas qu’ils devraient rester ? l’a relancé Josie.
— Qu’est-ce que ça fout ? Toute façon on va tous crever.
Il a levé les yeux vers nous.
Ses yeux bleus aussi sombres qu’un ciel d’orage la nuit.
— Niko est peut-être dans le train, ai-je proposé en entraînant Josie.
On a vite filé.
Josie est entrée dans le train.
— Je vais frapper à sa porte, a-t-elle annoncé.
Deux secondes plus tard, j’ai entendu :
— Dean, tu peux venir ?
J’ai ouvert la porte de la chambre de Niko. Josie regardait autour d’elle, clouée sur place.
Niko avait un hamac, comme moi.
Il n’y avait là rien d’autre, hormis des dessins.
Des dessins qui couvraient les trois murs.
Chaque dessin ou esquisse était soigneusement fixé au mur par des punaises. Il y en avait de toutes tailles : du Post-it au A4. Et entre eux, on voyait apparaître l’orange des cloisons de la cabine d’essayage. Sa chambre était à la fois bien rangée et merveilleusement fofolle. Ça m’a retourné la tête.
Déjà, qui avait encore des secrets parmi nous ?
On était tous en permanence les uns avec les autres.
Mais ce mec, notre chef, il avait réussi à garder le secret sur ses dessins. Comment il s’y était pris ? Je l’avais bien vu griffonner sur son carnet de temps en temps. Mais je m’étais dit qu’il devait faire des listes, ou un truc dans le genre.
J’ai regardé ses œuvres de plus près. Sur un mur, il y avait des mains – des tas de mains. Certaines dessinées au charbon, d’autres au feutre. Il y en avait même au simple stylo à bille.
Sur les autres cloisons, les dessins étaient variés. Un portrait de Caroline et Henry en train de regarder un livre. Un de moi en train de cuisiner. Vu ma grimace, j’avais dû faire cramer le truc. J’avais l’air plus grand que dans mon souvenir. Il y avait aussi un dessin du bus, en panne, avec ses deux pneus crevés, à côté de l’entrée. Un joli portrait pastel de Josie – elle y paraissait radieuse et scintillante, sa peau foncée bien rendue par une gamme de chocolat et de moka.
— T’as vu ça ? lui ai-je fait en montrant son portrait.
Elle a acquiescé.
— C’est magnifique, ai-je dit.
J’ai aussi repéré une esquisse du nuage d’encre s’élevant dans le ciel. Un dessin de notre cérémonie du souvenir – celle que Josie avait organisée après son « réveil ». Un portrait à tomber de Luna qu’il avait dû réaliser au cours des douze dernières heures…
Josie me tournait le dos, elle regardait le mur aux mains.
Il n’y en avait pas deux paires identiques. Chacune appartenait à une personne différente. Le nom de leur « propriétaire » était indiqué dans le coin inférieur droit du papier. L’écriture bien nette de Niko, tout en capitales : Papa. Grand-père. Tim. Mme Miccio. J’ai reconnu les menottes potelées de Chloe. Les paluches de Jake.
Josie contemplait un dessin en particulier, affiché au milieu du mur. Elle avait les joues baignées de larmes.
J’ai su à qui appartenaient ces mains avant de lire le nom. Elles étaient ouvertes, dans un geste de bienvenue ou pour attirer quelqu’un. Les paumes paraissaient douces, elles étaient parcourues de lignes et rehaussées à la sanguine. Les doigts minces et longs s’effilaient à leur pointe. Une alliance et une bague de fiançailles à l’annulaire gauche, mais on n’en voyait que l’anneau, puisque les mains étaient ouvertes.
C’étaient celles de la mère de Niko.
Des fois, au moment où on s’y attend le moins, la douleur vous coupe les pattes.
C’est ce qui m’est arrivé en découvrant ces dessins.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous deux ? nous a demandé Niko, debout dans l’embrasure de la porte.
— Ah, t’es là, a répondu Josie en se tournant vers lui. Tes dessins sont trop beaux.
— Et surtout c’est privé.
Sur ce, il nous a fait signe de sortir.
— Désolé, ai-je repris. On te cherchait.
— Sortez de ma chambre, merci !
On est passés au salon, il nous a suivis.
— Au fait, a-t-il ironisé, merci d’avoir monté les petits contre moi. J’essaie d’assurer la sécurité de tout le monde, et maintenant tout le monde me hait. J’apprécie, franchement.
Il avait les mâchoires crispées. Je voyais Niko sous son plus mauvais jour – tendu, arc-bouté sur les règles, balançant des sarcasmes pour se défendre.
— Nous, on cherche juste à comprendre ton raisonnement.
— On a passé un accord. Une. Journée. Le voilà, mon raisonnement.
— Mais Niko, Robbie nous aide vachement, et les petits l’adorent.
— Je sais. Et vous ne vous dites pas qu’il essaie juste de se mettre tout le monde dans la poche pour qu’on les autorise à rester ?
— M. Appleton a besoin de repos pour se remettre, ai-je protesté.
— Je sais ! Écoutez. Robbie, il est…
— Il est quoi ? l’a pressé Josie.
— Il ne me revient pas.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? lui ai-je demandé. Pourquoi il te revient pas ?
— Sa façon de… J’en sais rien. Sa façon d’en faire des tonnes avec tout le monde. C’est louche.
— Rôô, Niko, ai-je fait.
— Je l’ai vu passer un bras autour de la taille de Sahalia. Ils allaient chercher de l’huile pour moteur. Il la tenait par la taille. C’était juste pas bien.
— Niko, mais elle a treize ans, s’est indignée Josie. Tu ne penses quand même pas que…
— Je ne sais pas ce que je pense ! Sauf que tout le monde me met la pression pour que je fasse un truc qui ne m’a pas l’air bien.
Il nous a regardés tour à tour.
— Désolé, ai-je répondu. Bon, d’accord, M. Appleton il est barré, par contre tout le monde est fan de Robbie. Lui, il est sympa. Gentil. Il nous aide à réparer le bus. Ulysses l’adore carrément.
— On ne pourrait pas trouver un compromis, Niko ? a proposé Josie (pour la première fois, j’ai perçu de la chaleur dans sa voix, envers lui). Pourquoi ne pas les laisser rester deux jours de plus, juste ? Le temps que Robbie finisse de réparer le bus, et que M. Appleton puisse se reposer.
Niko s’est détourné d’elle.
— Vous pourriez pas me soutenir sur ce coup ? nous a-t-il demandé.
— Juste deux jours, Niko. Je crois que les petits ont vraiment besoin de passer du temps avec des adultes. En plus, ça laisserait à Brayden et Sahalia le temps de se faire à l’idée qu’ils ne pourront pas partir avec eux. Donne-moi un peu de temps, et je le ferai comprendre à tout le monde.
Niko a soupiré. Puis levé les épaules.
— OK, Josie. Si c’est ce que tu veux. D’accord.
Josie a annoncé à tout le monde que Robbie et M. Appleton pouvaient rester deux jours de plus.
Robbie et Ulysses se sont pris dans les bras.
M. Appleton a acquiescé ; je crois même qu’il a souri.
Je ne l’avais jamais vu aussi positif, au niveau de l’attitude.
Ce jour-là, c’est Robbie, et pas Josie, qui a raconté l’histoire du soir.
Les tout-petits étaient assis autour de lui, sur le sol du salon, comme autour d’un feu de camp.
Il leur a raconté des fables du Mexique, des histoires de tortues, de lapins, de grenouilles et de corbeaux.
Les gosses et lui étaient carrément aux anges.
Moi, j’étais content que Niko ait changé d’avis.