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APRÈS LE PETIT DÉJ’, LE LENDEMAIN (Chloe, mon assistante, m’avait sorti : « Fais ce que tu veux, Dean. Moi, je reste avec Robbie ! »), Josie et Alex ont fait faire le tour du propriétaire à Robbie. Tous les mioches les ont accompagnés, lampe électrique à la main.

Je servais le repas de midi quand Jake est venu s’affaler sur une banquette.

Il avait l’air en plus mauvais état que la veille, si tant est que ça soit possible.

— Tu vas bien ? lui ai-je demandé.

— Dean. Mec. Y a du café ?

— Sûr. Crème et sucre, c’est ça ?

Il a fait signe que oui puis, tête baissée, il s’est mis à sangloter. Il pleurait, j’ai compris.

J’ai posé une main sur son épaule en lui servant son café.

— Ça va s’arranger, ai-je dit.

— Nan. Plus rien sera jamais comme avant.

Je suis resté planté là. J’avais l’impression que, si je m’asseyais, il arrêterait de parler.

— Je prends encore des pilules. Mais chaque fois elles font un peu moins effet. Comme si j’avais extirpé tout le positif de mon cerveau. Là, il me reste plus rien, je suis fichu.

— Jake, tu devrais arrêter les pilules.

— Je sais. Je sais. J’arrête aujourd’hui.

Il est reparti pile au moment où Sahalia s’est pointée.

Elle portait des leggings, un débardeur et une espèce de blazer.

— Les mecs, vous auriez pas vu Robbie ?

— Il est avec Josie, Alex et les petits. Ils font le tour du magasin.

— Trognon. À plus.

Pas à dire, Robbie était bien le roi du campus.

 

M. Appleton est venu me trouver. Il allait visiblement mieux.

— Hmm, a-t-il fait en apercevant le poulet à l’orange que je versais dans un bol. On mange chinois ?

— Exact. Et riz cantonais.

— Tu sais où est Niko ? Je voudrais rassembler nos affaires.

Ça, ça m’intéressait. Jusque-là, je me disais plus ou moins qu’il avait envie de rester, vu que Robbie était cent pour cent pour.

— À TABLE ! ai-je gueulé.

M. Appleton a sursauté.

— Oh, pardon, me suis-je excusé. À TABLE ! C’est prêt !

J’ai alors entendu la horde affamée se diriger vers la cuisine.

— Vous vous sentez d’attaque pour sortir ? ai-je demandé à M. Appleton tout en dressant les tables.

— Je tiens à honorer notre accord. Mais sinon, oui, j’ai hâte d’y aller.

— Pourquoi ?

— Il faudrait que nous ayons une nouvelle réunion. Que je puisse vous parler de Denver.

Les petits ont rappliqué.

— Hmmmm ! Du chinois ! a fait Max.

— Moi, j’aime trop manger chinois ! a piaillé Caroline.

— Minute, ai-je dit à M. Appleton. Qu’est-ce qu’il y a, à Denver ?

Niko est arrivé là. Les bras croisés sur la poitrine.

Il faisait la queue derrière Batiste.

— Ah, Niko, l’a interpellé M. Appleton. Je voulais te parler de notre départ.

— Vraiment ? Bon. D’accord.

— Et ça m’a fait penser que je n’avais pas évoqué Denver.

— Qu’est-ce qu’il y a, à Denver ? ai-je répété en poussant Ulysses et Max vers une table.

— Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Robbie en se pointant à son tour.

— Ils évacuent la population, nous a dit M. Appleton. Ceux qui parviennent à rallier l’aéroport international de Denver peuvent profiter du programme d’évacuation.

— C’est quoi, ça, l’« évaculation » ? s’est immiscée Chloe.

La plupart des gosses avaient récupéré leurs assiettes et trouvé une place.

M. Appleton s’est tourné vers eux. On aurait dit une salle de classe dans une pizzeria. Zarbe.

— Écoutez, les enfants, leur a-t-il expliqué. Lorsqu’il y a une crise dans une région, le gouvernement intervient pour évacuer les gens qui habitent cette région. L’évacuation, c’est le transport de grands groupes de personnes dans un endroit sûr.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? l’a coupé Batiste.

— Beaucoup d’habitants de notre région se rendent à l’aéroport de Denver. La rumeur veut que le gouvernement les transfère ensuite par hélicoptère jusqu’en Alaska.

Caroline a levé le doigt.

— Comme notre maman, c’est ça ? a-t-elle voulu savoir. Notre maman, peut-être qu’elle est à Denver pour partir avec l’hélicoptère ?

— C’est possible, a acquiescé M. Appleton.

Tout à coup, ça s’est mis à parler et à crier dans tous les sens : Denver, Denver, Denver. Nous devions partir pour Denver. On pouvait utiliser le bus. Il fallait prendre la route le jour même.

Niko faisait non de la tête – il imaginait déjà le chaos que cette nouvelle allait générer.

— Holà, holà, holà ! a lancé M. Appleton en levant les mains. (Les petits se sont tus les uns après les autres – Henry, lui, avait le hoquet.) Vous n’allez pas tous pouvoir vous rendre à Denver – ça n’est pas faisable. En aucun cas. Sortir de ce magasin est trop dangereux pour vous.

— Mais nous on veut retrouver notre maman ! a fait Caroline.

Sa frimousse constellée de taches de rousseur était toute triste. Elle donnait envie de la prendre contre soi et de la serrer fort.

— Je le comprends, Caroline, a repris l’homme. C’est pourquoi Robbie et moi allons à Denver. De là, on nous transférera en Alaska, où nous pourrons localiser vos parents et leur dire où vous vous trouvez afin qu’ils puissent venir vous récupérer.

Les gosses ont retrouvé le sourire. Ils se sont mis à battre des mains et à essuyer leurs larmes.

Niko souriait également.

Je ne l’avais jamais vu si heureux, et j’ai compris pourquoi : les hommes allaient partir ; il n’avait pas eu à les y forcer, du coup il ne passait plus pour le méchant ; cerise sur le gâteau, il était question qu’on vienne nous sauver.

L’espoir. Une lueur d’espoir que M. Appleton venait de nous offrir.

Tout le monde parlait avec excitation. Niko, Alex et M. Appleton ont commencé à faire la liste de ce dont les deux hommes auraient besoin.

Une seule personne tirait la tronche : Robbie.

Pour moi, c’était clair : il aurait carrément préféré rester.

Là, il s’est éloigné.

Sahalia l’a regardé partir, puis elle s’est élancée après lui.

Je me disais qu’elle allait sans doute le supplier de l’emmener avec eux.

Mais je ne me suis pas éternisé sur la question vu que M. Appleton nous a alors dit :

— Et maintenant, les enfants, je voudrais que vous alliez tous à votre espace école et que vous écriviez une lettre à vos parents, que Robbie et moi pourrons leur remettre.

 

J’étais en train de jeter les restes du repas quand Alex est venu me voir. Il transportait une petite boîte avec des appareils électroniques dedans.

— Je peux te montrer un truc ? m’a-t-il demandé.

— Vas-y.

Ça me faisait plaisir, qu’il vienne pour ça. Entre lui et moi, ça redevenait normal.

Alex a alors sorti deux talkies-walkies vidéo de sa boîte. L’un était pourvu d’une antenne extralongue et de câbles spéciaux – le tout fixé avec du Scotch fort.

— C’est un talkie-walkie vidéo, dont j’ai boosté l’émetteur avec cette antenne, m’a-t-il expliqué. Je l’ai testé et, jusqu’à maintenant, il fonctionne pas mal – à l’intérieur du magasin.

— Cool, ai-je approuvé. Tu penses qu’on pourrait l’utiliser, genre comme un interphone ?

— Non. Je pensais plutôt que M. Appleton accepterait peut-être de l’emporter. Qu’on puisse voir ce qui se passe dehors.

Pour la énième fois, comme d’hab donc, le génie de mon frère venait de me bluffer.

— C’est pas croyable, Alex. Trop fort, comme idée. Ils vont adorer.

Sur ce, il est parti montrer son appareil à Niko et M. Appleton.

Moi, je me suis assis pour écrire ma lettre à nos parents.

J’ai essayé de leur dire ce qu’on avait vécu. J’ai précisé qu’Alex et moi on veillait l’un sur l’autre, et que je ferai en sorte qu’il ne lui arrive rien de mal, coûte que coûte.

Là, c’est sûr, c’était pas gagné.

Mais bon, pas fastoche de prendre soin de quelqu’un qui ne veut pas de votre aide, ou n’en a pas vraiment besoin.

 

M. Appleton et Robbie sont revenus à la cuisine avec Niko et Alex un peu plus tard.

Je les avais entraperçus au rayon vélos. Ils s’étaient choisi deux VTT bien costauds, des trucs de pro. Maintenant que leur succès était lié à nos rêves de retrouver nos parents, nous tenions à ce qu’ils emportent tout ce qu’ils voulaient. Ils pouvaient bien prendre le magasin tout entier, si ça leur chantait. Du moment qu’ils nous ramenaient nos parents.

— Dean, m’a demandé Niko, tu as réfléchi à la nourriture qu’on peut leur remettre ?

Tout à fait.

J’avais déjà rempli un container en plastique :

 

2 boîtes de Granola

1 boîte de barres protéinées

2 sacs de céréales pour randonneurs

4 boîtes de raviolis

4 boîtes de haricots blancs

1 sac de haricots secs

1 sac de riz

1 boîte de flocons d’avoine déshydratés

2 gourdes de café soluble

1 boîte de lait en poudre

 

En plus de quatre bidons d’eau minérale et de six bouteilles de un litre de Gatorade. À mon avis, ils ne pouvaient pas en transporter plus.

— Et vous pouvez prendre autant de boîtes pour chien que vous voulez, leur ai-je proposé.

Robbie a haussé les épaules.

— Luna se débrouille très bien toute seule, a-t-il lâché.

Visiblement, il déprimait. Il regardait par terre.

Il ne voulait pas partir. C’était clair.

M. Appleton s’est mis à inspecter le contenu du container.

Je me suis approché d’Alex.

— Ils vont emporter ton talkie-walkie ? lui ai-je demandé.

— Ouais ! Ils ont trouvé l’idée géniale. M. Appleton a dit que j’étais très ingénieux.

Il avait l’air à la fois sérieux et fier.

Je lui ai passé un bras autour des épaules et ai voulu le serrer contre moi. Il s’est dégagé et est retourné auprès de Niko.

Ils étaient redevenus les meilleurs amis du monde, faut croire.

J’ai essayé de ne pas relever.

M. Appleton a soulevé le container en plastique – niveau poids, ça avait l’air de lui aller. Cela dit, il en avait ressorti les boîtes de raviolis.

— Vous n’auriez pas de la viande séchée ? m’a-t-il demandé.

— Si, bien sûr, ai-je répondu avant de filer lui en chercher.

— Je l’accompagne, a annoncé Robbie.

On est donc partis ensemble, direction le rayon concerné.

— Toi, j’ai l’impression que je peux te faire confiance, m’a-t-il dit en posant une main sur mon épaule. Je suis dans le pétrin, et je ne sais pas quoi faire pour en sortir.

— Dites-moi.

— Craig veut partir sur-le-champ. Moi, je pense qu’il n’est pas en état.

— Niko a dit que vous pouviez rester au moins encore un jour, lui ai-je rappelé.

— Oui ! Sauf que maintenant Craig veut partir tout de suite. Aujourd’hui même ; mais moi je ne suis pas sûr qu’il en soit capable.

Nous étions arrivés devant les paquets de viande séchée, Robbie les passait en revue.

— Je pense qu’il a peur de mourir. Il veut tenter de rejoindre l’aéroport de Denver avant de claquer.

Là, il s’est tourné vers moi.

— Moi, je dis, plus on restera ici, mieux ce sera. Bon, bien sûr j’ai envie d’apporter vos lettres à vos parents. Mais je ne sais pas trop quelles sont nos chances de réussite, vu son état.

J’étais de son avis.

— Je suis trop mal à l’aise, Robbie. Mais je ne vois pas quoi faire. Honnêtement, avant qu’on sache pour Denver, je crois que la plupart d’entre nous voulaient que vous restiez ici. Genre, pour toujours.

J’en avais peut-être trop dit. J’avais peut-être franchi une ligne, mais j’étais mal. L’obliger à retourner dehors après tout ce qu’il avait enduré, et alors qu’il était en sûreté dans le Greenway et que nous-mêmes on voulait qu’il reste… C’était dur.

— Mais je dois aussi reconnaître (et c’était la pure vérité) que, si vous arriviez à retrouver nos parents en Alaska, vous seriez nos héros jusqu’à la fin des temps.

Robbie a soupiré.

— C’est vrai, a-t-il dit. J’aimerais vous aider.

 

Quand on est revenus à la cuisine, Niko aidait M. Appleton à remplir deux grands sacs à dos et deux sacoches de vélo. Par terre, j’ai avisé deux petits réchauds de camping – une bonbonne de gaz avec une armature en métal par-dessus. Il y avait aussi deux sacs de couchage – modèles super fins mais super chauds. Et aussi des boîtes d’allumettes et des sacs plastique refermables. Des ponchos, des balises et du matos de camping récupéré au rayon sport. Le talkie-walkie d’Alex était posé à côté de leurs habits. Et le plus important : un sac refermable contenant la liste de nos noms, et nos lettres.

Niko et M. Appleton empaquetaient le tout méthodiquement. Je me suis senti obligé d’intervenir, au nom de Robbie :

— Monsieur Appleton, je me demandais… Enfin, vous savez, nous ça ne nous dérangerait pas que vous restiez encore un peu. On veut tous que vous alliez à Denver avec nos messages, mais vous pourriez aussi attendre de vous être un peu plus remis ?

— J’en ai déjà discuté avec Niko, m’a-t-il répondu d’une voix sèche.

— Nous ignorons quand l’évacuation a commencé, a enchaîné notre chef. Donc, s’ils tardent trop, ils risquent de la louper.

— En plus, nous avons trouvé les antibiotiques qu’il me faut, et je commence déjà à me sentir mieux.

OK. Arguments sensés. Mais alors pourquoi l’homme évitait-il mon regard ?

— Nous allons dîner avec vous, ensuite nous partirons, a-t-il décidé.

Robbie le dévisageait avec de l’irritation, voire de la colère sur le visage. Quand il a vu que je le regardais, il m’a à moitié souri.