images

— QUI AIME LA PIZZA ? a crié Astrid.

Les tout-petits ont répondu « moi ! » à l’unisson, les bras levés comme pour un concours du bras le plus droit. Ils scandaient : « Des pizzas ! Des pizzas ! »

Leur enthousiasme était contagieux, et Astrid était trop mignonne quand elle leur parlait, leur demandait ce qu’ils voulaient comme garniture, avec le courant d’air qui lui soulevait des mèches et lui rosissait les joues.

Bon, attention, je n’oubliais pas la tragédie qu’on venait de vivre, ni la destruction de notre ville – et je stressais pour mes parents et mes potes, je me demandais comment ils avaient passé l’orage –, mais je reconnais que me retrouver si près d’Astrid n’était pas pour me déplaire.

Ma mère était convaincue que la chance, ça se provoque. Chez nous, au-dessus du four, elle avait accroché des lettres marron qui formaient le mot VISUALISE. L’idée, c’est que si toutes nos pensées et nos rêves sont tournés vers la vie qu’on veut avoir – si on arrive à la visualiser assez longtemps –, elle finira par se réaliser.

Moi, j’avais beau avoir visualisé Astrid Heyman me donnant la main, ses beaux yeux bleus rivés aux miens, ses lèvres me murmurant des mots sauvages, marrants et choquants à l’oreille, Astrid ne savait toujours pas que j’existais. Pour tout dire, le simple fait de rêver de cette fille, pour un mec comme moi, c’est-à-dire un type pas franchement au top de l’échelle sociale du lycée Lewis-Palmer, c’était juste débile. En plus, elle était en terminale et moi en première. Laisse tomber.

Astrid, elle, rayonnait de beauté : bouclettes blondes étincelantes, yeux bleus comme un ciel de juin, front légèrement ridé, constamment à se retenir de sourire, championne de plongeon dans l’équipe de natation. Niveau olympique.

Pff, Astrid avait le niveau olympique dans toutes les catégories.

Pas comme moi. Moi, j’étais le genre qui est resté petit un peu trop longtemps. Tout le monde avait fait sa poussée vers douze, treize ans, alors que moi je gardais ma taille de petit garçon – période Brayden et son gel trop stylé. Jusqu’à l’été précédant la méga-cata, où j’avais pris genre quinze bons centimètres d’un coup. Ma mère avait sauté au plafond, trop contente de me racheter des habits neufs tous les huit jours ou presque. La nuit, j’avais mal à mes os, et puis mes articulations craquaient de temps en temps, comme si j’étais un vieux.

Du coup, à la rentrée de septembre, j’étais plein d’espoir : vu que j’avais la même taille que les autres – voire un peu plus –, j’allais peut-être pouvoir m’intégrer à un niveau social lui aussi plus élevé. Je sais que ça se fait pas, de parler de popularité aussi ouvertement, mais n’oubliez pas que je flashais sur Astrid depuis pas mal de temps. J’avais envie de me rapprocher d’elle, et le seul moyen me semblait être de m’immiscer dans son cercle d’amis.

Je me disais que mes nouveaux centimètres allaient suffire. Bon, c’est sûr, je restais maigre comme un clou, mais à côté de ça, ma liste des bons points s’était allongée : yeux verts (bon point), cheveux blond cendré (bon point), taille (plus un problème), carrure (à bosser sérieusement), lunettes (grosse galère, mais les lentilles me collent la conjonctivite chronique et c’est encore pire ; quant à la chirurgie laser, je devais attendre d’avoir fini de grandir, ce qui n’était pas pour tout de suite), dents et peau (OK), vêtements (pas top, mais de moins en moins pire).

Je pensais avoir ma chance, sauf que jusqu’à présent, les échanges verbaux que j’avais pu avoir avec Astrid se résumaient aux deux mots qu’elle m’avait adressés dans le bus : Aide-moi.

Et je ne l’avais pas aidée.

 

On est tous rentrés dans le Greenway, Astrid a allumé le four à pizzas et mis en route la machine à granitas.

Josie, elle, restait assise à une table, pelotonnée dans sa couverture de survie. J’ai voulu aller lui chercher un soda au distributeur, mais j’ai repéré qu’elle avait déjà deux Gatorade et une bouteille d’eau.

La machine à granitas était trop haute pour les mioches, alors, après les avoir regardés sauter en vain – c’était trognon –, je suis allé leur préparer ce qu’ils voulaient.

Ça m’a valu des « Hourras ! »

Aucun d’eux ne savait qu’on pouvait mélanger les parfums : je les ai bien bluffés avec mes multi-saveurs.

— C’est le meilleur granita que j’aie jamais mangé ! s’est enthousiasmé Max, un CP aux cheveux blonds filasse.

Il avait un épi récalcitrant sur l’arrière de la tête qui lui donnait des faux airs de ventilateur.

— Des granitas, j’en ai mangé des tonnes, vu que mon papa est routier longue distance et qu’il m’emmène tout le temps avec lui, continuait Max. J’ai bien dû en manger dans tous les États du pays. Une fois, mon papa m’a fait sauter l’école toute une semaine, et il a failli m’emmener au Mexique, mais ma maman l’a appelé pour lui dire qu’il ferait mieux de me ramener à Monument avant qu’elle prévienne les flics !

Je l’aime bien, Max. Ça me plaît quand un gosse déballe tout, comme ça.

Parmi les petits, il y avait un Latino. À mes yeux, il devait être en CP, voire encore à la maternelle. Il était tout potelé et avait l’air en forme.

— Tu t’appelles comment ? lui ai-je demandé.

Là, il s’est contenté de me sourire. Il avait deux trous à la place des incisives du haut.

— ¿Cómo se llama ? Ton prénom ?

Il m’a sorti un truc qui m’a semblé être « Au lit six ».

— Pourquoi tu me parles de lit ? lui ai-je rétorqué.

— Au lit six, m’a-t-il redit.

— Non mais je te demande ton prénom.

— Il s’appelle Iou-li-cisse, est intervenu Max. Il est en CP avec moi.

— Iou-li-cisse ? ai-je répété.

Le petit Mexicain a de nouveau prononcé son prénom.

C’est là que j’ai pigé.

— Ulysses ! Il s’appelle Ulysses !

Son anglais prononcé à l’espagnole, je vous raconte pas.

Ulysses me souriait à présent comme s’il venait de gagner à la loterie.

— Ulysses ! Ulysses !

Une petite victoire durement remportée, pour lui comme pour moi : je savais à présent comment il s’appelait.

Chloe était la CE2 qui avait pleurniché quand Mme Wooly avait annoncé qu’elle partait chercher de l’aide. Chloe était rondelette mais très énergique, et elle avait la peau mate. Je lui ai préparé le granita bleu et rouge qu’elle avait demandé. Mais ça n’était pas encore assez bien pour elle.

— Les rayures sont trop larges ! s’est-elle plaint. Je les veux comme sur une queue de raton laveur.

En fait, c’est plutôt galère d’obtenir des bandes fines sur un granita, ainsi que me l’ont appris cinq ou six essais.

J’ai donné à Chloe le meilleur résultat.

— Ça ressemble pas à un raton laveur, m’a-t-elle fait remarquer en secouant la tête d’un air triste.

Genre, elle était prof et moi un cancre indécrottable.

— Comme « queue de raton laveur », je pourrai pas faire mieux, ai-je conclu.

— Bon, d’accord, a-t-elle soupiré. Si c’est ce que tu fais de mieux…

Avec Chloe, j’en étais déjà sûr, ça n’allait pas être de la tarte.

Il y avait aussi les jumeaux McKinley – nos voisins, en fait. Alex et moi, il nous arrivait de déneiger leur allée pour rendre service à leur mère. Je crois qu’elle était mère célibataire.

Elle nous payait vingt dollars, plutôt réglo.

Les jumeaux – un petit garçon et une petite fille – étaient roux et avaient des taches de rousseur. Ils en étaient même recouverts au point qu’on avait du mal à distinguer leur peau blanche entre les taches.

Ils avaient cinq ans, étaient les cadets de notre groupe et de loin les plus petits. Leur mère n’était déjà pas bien grande, mais eux carrément minus. Bien formés et tout, hein, mais ils m’arrivaient genre au genou. Ni l’un ni l’autre ne disait grand-chose, mais je crois que Caroline parlait un peu plus que Henry. Ils étaient juste à croquer, pour reprendre une expression de fille ou de tata célibataire.

Bon, je n’ai pas vraiment gardé le meilleur pour la fin, vu que Batiste (unique CE1 de la bande) était un sacré numéro. Il avait de faux airs d’Asiatique, avec ses cheveux noirs brillants coupés à ras, limite brosse.

Déjà, Batiste venait d’une famille hyper-religieuse, du coup il se considérait comme le grand juge des péchés. Je l’avais entendu réprimander Brayden pour ses jurons (« Prononcer le nom du Seigneur en vain, c’est péché ! »), reprocher à Chloe d’avoir poussé Ulysses (« Pousser, c’est péché ! ») ou expliquer aux autres mioches que ne pas dire les grâces avant un repas, c’était péché (« Avant qu’on mange, nous autres pauvres pécheurs, Dieu veut que nous le remercions ! »).

Il observait constamment tout le monde, guettant le moindre faux pas à faire ensuite remarquer. Un vrai bonheur, je vous le garantis. À croire que, dans sa famille, être un petit M. Je-sais-tout arrogant, c’était pas péché.

Les deux derniers élèves du bus primaire/collège étaient mon frère, Alex, et Sahalia.

Sahalia était un peu « en avance », pour une quatrième. Question mode, elle était au top. Même moi, qui n’ai porté que des joggings jusqu’en cinquième, je sais repérer quelqu’un qui a du style. Le jour de la cata, Sahalia portait un jean moulant fermé sur le côté par des épingles de sûreté, et un gilet en cuir sur une espèce de débardeur. Elle avait aussi une veste en cuir – grand modèle, franchement pas sa taille – doublée de tissu à carreaux rouges. Elle avait trois ans de moins que moi, mais, niveau coolitude, elle me battait à plate couture.

En même temps, c’était pas trop compliqué. Je ne lui en voulais pas pour ça.

Là, visiblement, elle avait visité le rayon maquillage. Je suis prêt à jurer que, à notre arrivée au Greenway, elle n’en portait pas. Et voilà qu’elle s’était mis de l’eye-liner noir et un gloss rouge vif.

Elle était assise à genoux sur une chaise à la table de Brayden et Jake. Elle les regardait plus ou moins manger, tout en essayant de s’intégrer à leur groupe. Insertion – méthode indirecte. On approche du groupe visé, et on espère qu’ils vous inviteront à les rejoindre.

Pour Sahalia, c’était raté.

Brayden s’est tourné vers elle et lui a sorti :

— On a à parler, là. Tu permets ?

La fille les a quittés et est allée traîner du côté d’Astrid. L’air de s’en foutre royalement. Comme si, dès le départ, elle avait prévu de faire un tour au comptoir. J’admirais son aplomb.

Niko, lui, il mangeait seul.

J’aurais dû l’inviter à notre table, à Alex et moi, mais le temps que j’aie fini les granitas (y compris tous ceux pour Chloe), la pizza était prête. J’avais trop les crocs pour penser aux bonnes manières.

Alex et moi, on a dévoré nos premières portions. Les grosses pizzas carrées du supermarché n’avaient jamais eu aussi bon goût. J’ai léché la sauce tomate que j’avais sur les doigts, puis Alex a filé nous chercher d’autres parts.

Quand il est revenu, je regardais Josie.

Elle était assise à une table, dos à un mur. Mme Wooly lui avait nettoyé la figure et les mains, mais elle avait encore du sang séché sur les bras et le corps, et sa couverture de survie y collait par endroits. Elle n’avait pas changé d’affaires. Je me sentais mal pour elle ; on était tous là à se taper des pizzas, alors qu’elle, elle était manifestement encore dans le bus.

Je suis allé m’asseoir en face d’elle, ma pizza à la main.

— Josie, ai-je commencé. Je t’ai apporté à manger, tiens. Ça va te faire du bien.

Elle, elle m’a juste regardé en faisant non de la tête. Une de ses couettes s’était à moitié défaite et pendouillait comme une branche morte.

— Mange un morceau, l’ai-je implorée. Une petite bouchée et je t’embête plus.

Elle a tourné la tête vers le mur.

— Comme tu veux. Je te la laisse, si tu changes d’avis.

Astrid a sorti du four une grande plaque de pizza avec saucisses épicées. J’avais encore un peu faim, alors je suis allé la trouver.

— Tu aimes les saucisses piquantes ? m’a-t-elle demandé.

Mon cœur cognait fort.

— Ouais, ai-je fait de ma plus belle voix de tombeur.

— Voilà pour toi, a-t-elle dit en me servant une part.

— Merci.

Bien joué, tombeur.

Là-dessus, demi-tour, direction notre table.

Ça a été ma seconde conversation avec Astrid. Au moins, cette fois, j’avais répondu.

Je regagnais notre table quand il y a eu ce grondement de machine. On ne pouvait pas ne pas l’entendre.

— C’est quoi, ça ? a bredouillé Max.

 

Trois lourdes grilles métalliques se refermaient sur l’ouverture béante de l’entrée du Greenway. Une, deux, trois, qui descendaient côte à côte. Les deux latérales recouvraient les vitres. Celle du milieu, un peu plus grosse, occupait l’emplacement des portes automatiques.

Cette grille centrale était perforée : elle laissait passer l’air et on pouvait voir à l’extérieur, mais ça foutait quand même les jetons.

On était enfermés dans le Greenway.

Les tout-petits sont partis en sucette. « Qu’est-ce qui se passe ? » « On pourra plus sortir ! » « Je veux rentrer chez moi ! »

Niko, lui, restait planté là à regarder les grilles s’abaisser.

— On devrait caler un truc dessous, a lancé Jake. Histoire qu’elles se bloquent pas.

Là, il a attrapé un chariot et l’a poussé jusqu’à la grille centrale.

Sauf qu’il est arrivé un poil trop tard : le chariot a ripé contre la grille, qui l’a rejeté en arrière.

Les trois rideaux ont touché le sol dans un grand CLANK qui a sonné comme un point final.

— On est coincés dedans, ai-je constaté.

— Et personne ne pourra entrer, a ajouté calmement Niko.

— Bon, les petits monstres, a fait Jake en tapant des mains. Qui veut m’apprendre le jeu de l’échelle ?

Alex est venu me tirer par le maillot.

— Dean… tu viens faire un tour à l’espace multimédia avec moi ?

 

Toutes les tablettes du rayon étaient mortes, bien sûr. Elles étaient connectées au Réseau, comme nos mini-tablettes. Mais Alex a mis la main sur la dernière télé vieux modèle à écran plat du Greenway. Elle était rangée tout en bas d’une gondole, dans un coin.

Je n’ai jamais compris quel intérêt pouvait avoir une télé toute simple : pour quelques dollars de plus, une tablette vous permettait de mater la téloche, de surfer sur le Net, d’envoyer des textos, de communiquer via Skype et Facebook, de jouer et de faire un million d’autres trucs utiles. Reste que tous les grands magasins proposaient encore un ou deux postes à l’ancienne. Me demandez pas pourquoi. Ces bécanes n’avaient pas besoin du Réseau – elles captaient une espèce de signal spécial téloche. L’écran de celle du Greenway avait du grain et l’image tremblotait, mais on est quand même restés scotchés devant.

Alex a zappé sur CNN.

Les autres nous ont rejoints, sûrement attirés par le son.

 

Je m’attendais à ce que notre orage fasse la une des JT. Mauvaise pioche.

Notre orage, c’était de la gnognotte.

À l’écran, le couple de présentateurs nous l’expliquait calmement, mais la femme était bouleversée. Ça se voyait, qu’elle avait pleuré. Son maquillage faisait des pâtés autour de ses yeux, et je me suis demandé pourquoi personne ne l’avait retouché. C’était CNN, merde !

Le mec en costume bleu a annoncé qu’il allait répéter la chronologie des événements pour ceux qui venaient de les rejoindre. Pour nous, donc. Apparemment, un volcan était entré en éruption sur l’île de La Palma, dans les Canaries.

Des images amateurs tremblotantes montrant une pluie de cendres et une montagne en feu passaient sur les écrans derrière les présentateurs.

La femme au rimmel pâteux a expliqué que la partie ouest de l’île avait explosé au cours de l’éruption. Cinq cents milliards de tonnes de roche et de lave s’étaient déversées dans l’Atlantique.

De ça, ils n’avaient aucune image.

Costume Bleu a annoncé que l’éruption avait entraîné un « méga-tsunami ».

Une vague de six cents mètres de haut.

Se déplaçant à plus de 950 kilomètres-heure.

Rimmel Pâteux a pris le relais : le méga-tsunami s’était élargi en approchant des côtes américaines. Là, elle s’est tue. Sa voix restait bloquée dans sa gorge, alors Costume Bleu a enchaîné.

Le méga-tsunami a frappé la côte Est des États-Unis à 4 h 43, heure d’hiver des montagnes Rocheuses.

Boston, New York, Charleston, Miami.

Toutes ces villes avaient été touchées.

Pertes humaines impossibles à estimer.

Je restais assis. Paralysé.

C’était la plus grande catastrophe de l’histoire.

La plus violente éruption volcanique de l’histoire.

Le plus grand tsunami de l’histoire.

Ils ont passé des images.

Ils étaient obligés de les diffuser au ralenti : à vitesse normale, c’était trop rapide, on voyait rien.

Une séquence de rue : vue de l’Empire State Building, un gros nuage qui se rapproche, image par image, sauf que ça n’est pas un nuage mais un mur d’eau. Fin de la séquence.

Une plage. La caméra filme la mer, sauf qu’il n’y a pas de mer – juste un bateau échoué à plus d’un kilomètre du rivage. Et la voix du type qui filme en train de prier. Là-dessus, l’image tremble et une vague apparaît à l’écran, tellement immense que la mini-tablette du gars n’arrive pas à en voir le sommet. Puis plus rien.

Chloe a dit qu’elle voulait voir une chaîne pour les gosses. On l’a tous ignorée.

Rimmel Pâteux a annoncé que le Réseau était naze parce que trois centres satellites sur les cinq du pays étaient situés sur la côte Est.

Costume Bleu a ajouté que le président avait déclaré l’état d’urgence et qu’il se trouvait en sécurité dans un lieu tenu secret.

On matait tout ça sans trop parler.

— Mettez Tabi-Teens, a gémi Chloe. Ça, c’est troooop nul !

Je me suis tourné vers elle. Elle avait rien capté. Elle s’amusait à essayer de décoller une étiquette sur le comptoir des mini-tablettes.

Aucun des tout-petits n’avait l’air de comprendre ce qu’on venait d’apprendre. Juste ils passaient le temps.

Moi, je devais continuer à regarder la télé. Pas moyen de penser aux gosses.

Je me sentais tout gris. Lessivé. Comme un caillou.

Rimmel Pâteux a ensuite annoncé que le méga-tsunami avait engendré des troubles météo sévères dans le reste du pays. Sa voix a flanché sur « reste du pays ». Elle a parlé d’orages « supercellulaires » qui balayaient les Rocheuses (nous, donc).

Je me suis tourné vers Josie. Elle regardait l’écran. Caroline avait grimpé sur ses genoux, et Josie lui caressait la tête d’un air absent.

CNN a diffusé d’autres images de la côte Est.

Ils ont montré une maison poussée vers le sommet d’une montagne. Un lac rempli de voitures. Des gens qui erraient à moitié nus dans des rues qu’on aurait dû reconnaître mais qui semblaient sorties d’un film de guerre.

Des gens dans des bateaux, des gens qui pleuraient, des gens qui étaient charriés sur des rivières comme des troncs d’arbres, des gens éparpillés avec leurs voitures, leurs garages, les arbres, les poubelles, les vélos et Dieu sait quoi d’autre. Des gens qui étaient des débris comme les autres.

J’ai fermé les yeux.

À côté de moi, quelqu’un s’est mis à pleurer.

— Mettez Tabi-Teens ! a exigé Chloe. Ou alors Traindawgs ou quelque chose !

J’ai pris la main de mon frère. Elle était glacée.

 

On a maté la télé pendant des heures.

À un moment, quelqu’un l’a arrêtée.

À un moment, quelqu’un a sorti des sacs de couchage pour tout le monde.

Ça pleurnichait pas mal chez les tout-petits, et nous autres les grands on n’arrivait pas bien à les réconforter.

Ils nous soûlaient. Surtout Chloe et Batiste.

Batiste n’arrêtait pas de parler de la « fin des temps ».

Comme quoi le révérend Grand avait dit que ça se passerait comme ça. Le jour du Jugement dernier était arrivé. J’avais envie de gifler sa petite face toute grasse.

Je voulais juste réfléchir. Mais je n’y arrivais pas, et ils étaient tous là à chialer et à réclamer des trucs débiles, à s’accrocher à nous, alors que tout ce que je voulais, c’est qu’ils la bouclent.

Astrid a fini par prendre Batiste entre quatre yeux.

D’une voix bien claire et un peu méchante, elle lui a sorti :

— Les gosses, vous pouvez aller chercher des bonbecs. Autant que vous voulez. Ouste !

Ils se sont pas fait prier.

Ils sont ensuite revenus du rayon bonbons avec des sachets remplis.

C’était ce qu’on avait de mieux à leur offrir, ce soir-là : des bonbons. On a éventré leurs sachets pour entasser tous les bonbecs ensemble, et tout le monde a pu se goinfrer comme il a voulu.

On les a pris comme des médocs. Comme si tout ce sucre allait nous ramener par magie à notre vie normale. On s’est gavés jusqu’à plus pouvoir, puis on est allés au lit.

Chez les plus petits, ça pleurait pas mal, et on a souvent dû gueuler « La ferme ! ».

La première nuit, c’est comme ça qu’on s’en est sortis.