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VANNÉS COMME ON ÉTAIT TOUS, il n’y a pourtant que Sahalia, Jake et Alex qui ont réussi à dormir.

Sahalia pelotonnée sur le canapé futon.

Alex sur la chaise papillon.

Jake s’était allongé par terre devant le futon. « Je me repose juste les yeux deux minutes. » Et vingt secondes plus tard il ronflait.

— Je suis prête à bosser, a annoncé Josie. Je prends le premier tour de garde pour Brayden et M. Appleton pendant que vous allez dormir.

Astrid s’est levée. Elle s’est dirigée vers la porte du Train et a regardé à l’intérieur en se grattant la tête.

— Tu veux que je te montre où est ta chambre ? lui ai-je proposé.

— Tu dois être HS, a-t-elle répondu en se tournant vers moi.

— Pourquoi ?

— Je crois que j’ai des poux.

— Mouais. C’est probable.

Je lui ai expliqué qu’on en avait tous eu, et que Josie nous avait lavé les cheveux.

— Je peux te laver les tiens, si tu veux.

— T’es pas trop crevé ? a hésité Astrid.

Dix secondes plus tôt, j’en pouvais carrément plus, mais rien que de lui parler… Et puis l’idée de… enfin, de lui laver les cheveux, ça m’avait réveillé sec.

— Nan, ai-je répondu. J’ai toujours dix minutes à offrir quand c’est pour épouiller une amie.

Elle a souri.

On est allés à la décharge. Astrid s’est éclipsée au niveau du rayon fournitures de bureau.

— Tu fais quoi ? ai-je voulu savoir.

Elle est revenue avec une paire de ciseaux.

— J’ai quatre frères, m’a-t-elle expliqué. Des poux, j’en ai eu trois fois. Et quand on a les cheveux longs comme moi, tu peux pas t’en débarrasser. Va falloir jouer au coiffeur.

— Tu te doutes que je vais te massacrer, non ?

— Je serais choquée si tu assurais.

Et là, re-sourire.

Le sourire que je voyais en rêve depuis mon entrée en seconde.

 

L’équipement pour la séance shampooing collectif était toujours en place à la décharge – avec serviettes de rechange et tout le tremblement.

— Allez, coupe, m’a ordonné Astrid en s’asseyant sur un tabouret.

— Au secours, Seigneur…

J’ai pris une serviette et la lui ai placée sur les épaules.

Et je me suis mis à couper. La chevelure blonde qui m’hypnotisait depuis des mois était à présent crade et grisâtre. Limite dreadlocks. Il y avait un gros nœud, que j’ai fini par devoir couper entièrement.

Astrid a eu un frisson.

— Ça te fait bizarre ? lui ai-je demandé.

— Je me sens légère. Comme si on m’enlevait un casque.

J’ai continué à couper jusqu’à quasiment tout éliminer. C’était trop moche. Par endroits, on voyait la peau du crâne ; à d’autres, ça faisait des touffes. Aplati par-ci, plus long par-là.

— Je ferais mieux de les laver, ai-je dit, pour que ça fasse plus… régulier… enfin… un peu mieux… ou peut-être…

Elle a rigolé.

 

La façon la plus élégante de laver les cheveux à quelqu’un, Josie avait fini par la découvrir à la fin de l’épisode épouillage : il fallait installer deux tabourets côte à côte. Le « pouilleux » s’assoit dos à la bassine, l’« épouilleur » juste à côté mais légèrement décalé. Ensuite, le pouilleux se penche en arrière, s’appuyant du dos sur vos genoux. Là, vous glissez la bassine sous sa tête, et vous avez bouteille d’eau et flacon de shampooing à portée de main.

J’ai expliqué la chose à Astrid, elle s’est mise en position.

Voilà. Cette beauté couchée sur mes genoux. Elle fermait les yeux, alors, l’espace d’un instant, je l’ai contemplée. Visage crade. Lèvres fermées – roses mais gercées. Yeux cerclés de rouge. Pommettes saillantes. Cils et sourcils couleur miel doré. Des points marron, comme des taches de rousseur, sur le menton, qui pouvaient être du sang.

Astrid Heyman. J’ai essayé de graver sa beauté dans ma mémoire.

— OK, a-t-elle déclaré ensuite. Je suis prête.

— Bon, désolé, ça va être froid.

Je lui ai versé l’eau sur la tête.

— Ça gèle !

J’ai fait couler du shampooing aux relents de poix dans mes mains et me suis mis à la masser. Je dessinais des petits ronds sur son crâne poisseux.

— Hmmmm, a-t-elle fait.

J’ai résisté de toutes mes forces pour ne pas l’attirer à moi et l’embrasser.

Un filet d’eau avait coulé de son front dans un de ses yeux. J’ai pris un coin de serviette et l’ai tamponné délicatement.

J’en ai profité pour passer mon pouce sur son arcade sourcilière. Une merveille divine, cette perfection sous mon doigt.

Brayden avait pris une balle, M. Appleton était en train de mourir, et moi, tout ce à quoi j’arrivais à penser, c’était à cette arcade parfaite.

J’ai rincé le shampooing.

Astrid a frissonné, j’ai vu la chair de poule lui courir jusqu’aux poignets.

Après, j’ai passé mes mains sous ses épaules pour l’aider à se rasseoir.

Elle s’est séché les cheveux à la serviette, puis s’est tâté la tête.

— Oh, mon Dieu, je suis chauve !

Elle s’est tournée vers moi, ses yeux bleus étincelaient.

Les touffes partaient dans tous les sens.

— Tu ressembles à un petit poussin ! lui ai-je dit.

Elle a voulu que je joue encore des ciseaux. J’ai donc raccourci tout ce qui dépassait trop.

Au bout du compte, elle ressemblait moins à un petit poussin qu’à un orphelin dans un bouquin de Dickens.

— Il fait froid, a-t-elle dit en frissonnant encore.

C’est là que je me suis rappelé que j’avais un bonnet sur moi ! Certains matins, ça caillait dans la cuisine, du coup j’avais pris l’habitude de garder un bonnet dans ma poche arrière.

Un modèle de ski, orange, avec une bande bleue près du bord.

Astrid m’a remercié et l’a enfilé.

— Il y a une bonne dizaine d’autres modèles au rayon hommes, si tu veux changer, ai-je précisé.

Je ne voulais pas qu’elle se sente obligée de le porter. Et si elle décidait de changer, ça m’aurait fait plaisir de savoir que je lui avais soufflé l’idée.

— Je l’aime bien, moi, le tien.

Là, j’ai pas su quoi répondre.

— Je vais voir comment vont les autres, ai-je annoncé.

— Moi, je vais me changer. Je pue, pas vrai ?

— Carrément. Sans parler de ta coupe toute pourrie.

Elle m’a souri. Comme un rayon doré au beau milieu des ténèbres de notre monde perdu.

 

On avait transporté Brayden près de M. Appleton, pour nous faciliter la tâche.

Josie et Niko regardaient Brayden.

— T’arrives pas à dormir ? m’a demandé Josie.

— Pas des masses. Lui, ça va ?

Brayden avait le teint livide et l’air affaibli.

— Si la blessure ne s’infecte pas, je crois qu’il va s’en tirer, a estimé Niko.

— Et sinon ? l’a relancé Josie.

Là, je me disais que Niko allait envisager les antibiotiques.

— Je pourrais peut-être l’emmener avec le bus, a-t-il proposé.

— L’emmener où ça ? a voulu savoir Josie.

— À l’hôpital.

— Tu sais bien ce qu’a dit Robbie. Il est fermé. Il y a personne là-bas.

— Mais réfléchis un peu, Josie. Robbie voulait rester avec nous. C’était sûrement un mensonge. L’hôpital est peut-être ouvert.

— On peut pas prendre le risque, suis-je intervenu.

— Je sais, m’a rétorqué Niko.

— Brayden va se remettre, a déclaré Josie en lui appliquant un chiffon humide sur le front. Va falloir te remettre, Brayden. Pour nous tous.

La respiration de Brayden était superficielle mais régulière. Il allait peut-être s’en tirer…

— Bon, allez vous coucher, vous deux, nous a ensuite dit la fille. Et c’est un ordre.

 

J’ai suivi Niko, qui regagnait le Train – sauf qu’il n’est pas retourné au Train. Il est allé au bus.

— Hé, tu fais quoi ? lui ai-je demandé.

Il récupérait des affaires – pistolets à calfater, mastic, torchons.

Il a posé tout ça par terre puis a filé au rayon articles ménagers.

— Tu fais quoi ? ai-je répété.

 

Il est revenu du rayon rangement avec une pile de poubelles en plastique.

— Tu me rapportes les couvercles ? m’a-t-il demandé.

— Pas de problème. Par contre, tu crois pas qu’on devrait dormir un peu ? Au moins quelques heures ?

— Toi oui. Moi, je vais équiper le bus.

— Tu ne comptes pas vraiment l’emmener à l’hosto…

— « Toujours prêt », c’est ma devise, je te rappelle.

Là, il a ri. Un rire sec.

— Humour de scout, a-t-il précisé.

Pas terrible, mais j’avais capté.

On allait équiper le bus.

 

Je nous ai trouvé des chariots, c’était indispensable.

On les a remplis de bidons d’eau. Une tonne. C’est le premier article qu’on a pris.

Ensuite on a rentré les poubelles en plastique – bourrées de nourriture – dans le bus.

Céréales pour randonneur, viande séchée, barres protéinées, noisettes, cookies… Tout ce qu’on prévoit d’emporter, genre, en rando. Mais ensuite, quand Niko a pris de la soupe en boîte, du porridge, des boîtes de thon et de poulet, j’ai compris qu’il préparait une opération Survie autrement plus longue. Vu ce qu’il embarquait.

— Au cas où on arriverait à l’aéroport de Denver, et où il faudrait attendre, m’a-t-il expliqué.

C’est là que j’ai commencé à piger l’objectif de la manœuvre.

On n’allait pas conduire Brayden à l’hosto.

On partait pour Denver.

— Et les pneus ? Il y en a pas un qui est en vrac ? lui ai-je rappelé.

Niko a haussé les épaules.

— Robbie l’a réparé du mieux qu’il a pu. En plus, cette roue est couplée à une en bon état…

Après quelques minutes de travail en silence, j’ai dit :

— Je parie que Brayden va bien.

— Ouais, a confirmé Niko. Il va falloir.

 

On a embarqué l’équivalent de deux semaines de nourriture et de boisson.

Niko m’a demandé d’aller récupérer du matériel médical.

Lui, il allait finir de calfater le toit du bus.

Quand je suis revenu avec mes quatre grandes bassines d’antibiotiques, de calmants, de bandages, de Bactine, de Benadryl, d’eau oxygénée, etc., Astrid était là qui lui donnait un coup de main.

— Hé, m’a-t-elle fait avec un geste de la tête.

— Hé.

Elle portait un jean, des tennis neuves, et un haut en polaire rose.

J’ai remarqué qu’elle n’avait pas retiré mon bonnet.

Apparemment, Niko lui avait demandé de récupérer des couvertures et des sacs de couchage – elle en avait rapporté un gros tas.

— Glisse deux sacs de couchage et deux couvertures sous chaque siège, tu veux ? lui a-t-il dit.

— Ça marche.

— Et la suite, c’est quoi ? ai-je voulu savoir.

Il m’a envoyé prendre des lampes électriques, des lanternes et autres outils au rayon maison & bricolage.

 

À mon retour, Astrid et Niko étaient assis, adossés contre un flanc du bus, et ils discutaient de ce dont on pouvait avoir encore besoin.

— On a des masques antipollution pour tout le monde. Nourriture, eau, matériel de secours. Du Benadryl aussi ?

— Aussi, ai-je confirmé.

Il a continué le récap’.

— Corde, allumettes, bâches, sacs à dos, pétrole, couteaux… Deux pistolets et des balles…

Là, il s’est frotté les yeux.

— Et de l’argent ? Ou des bijoux ? De quoi faire des échanges, peut-être.

— Je m’en charge, a déclaré Astrid.

— Niko ! a alors lancé Josie.

Elle arrivait en titubant.

Niko s’est relevé d’un bond.

— Quoi ? Mon Dieu, qu’est-ce qu’il y a ?

— C’est M. Appleton. Pas Brayden. Pas Brayden. Brayden va bien.

Elle nous disait ça à travers ses larmes.

Puis elle s’est approchée de Niko et lui est tombée dans les bras.

— M. Appleton est mort.

Niko l’a serrée contre lui.

Elle a levé les yeux ; il la regardait ; ils se sont embrassés.

Sans échanger un regard, Astrid et moi on a compris qu’on devait y aller.

On les a laissés seuls, tous les deux.