NIKO ET ALEX SONT PARTIS PRÉPARER JAKE POUR SA SORTIE.Astrid s’est portée volontaire pour aller s’occuper de Brayden.
Ce qui n’a laissé que Josie et moi pour tirer des craques aux gosses.
— Qu’est-ce qu’il y a eu ? a demandé Max en se montrant à la porte.
Les mioches sont tous ressortis du Train furax, mal lunés et pas près de nous pardonner. La lumière du magasin leur faisait cligner les yeux.
— Les jeunes, il est arrivé quelque chose de pas bien, hier soir, a commencé Josie. M. Appleton s’est senti plus mal quand vous avez tous été couchés, alors Robbie a dit qu’il allait sortir chercher de l’aide. C’est bien ça, Dean ?
— C’est ça. Alors Brayden est allé récupérer les pistolets des deux monsieurs là où on les avait cachés, mais il est tombé.
— Voilà, c’était ça le coup de feu que vous avez entendu, est intervenue Josie. Brayden s’est pris une balle dans l’épaule. Heureusement, il va bien. Il va s’en tirer.
Les petits avaient l’air tellement intrigués, que limite on voyait des points d’interrogation tournoyer dans leurs yeux.
— Mais y a eu deux coups de feu, a protesté Max.
Je me suis tourné vers Josie.
— Non, a-t-elle déclaré. C’était juste le ricochet.
— Juste le quoi ? lui a demandé Chloe.
— Le ricochet, a répété Josie. Comme un écho.
— Moi, je crois pas trop, a fait Max en croisant les bras.
— Robbie, il est où ? a voulu savoir Ulysses.
— Voilà, justement, ai-je repris en me penchant pour être à leur hauteur. Robbie, il est parti. Il voulait retrouver nos parents le plus vite possible.
Une pause, puis j’ai ajouté :
— Et aussi trouver de l’aide pour M. Appleton.
Je n’avais pas la force de leur annoncer qu’il était mort.
Je me suis de nouveau tourné vers Josie, et mon regard lui disait : Laissons-les déjà encaisser la mauvaise nouvelle pour Robbie, on leur expliquera après pour M. Appleton.
Le message a dû passer, parce que Josie a enchaîné :
— Oui, M. Appleton, en ce moment il dort. Il dort à poings fermés. Il ne faut pas le déranger.
Caroline et Henry se sont mis à pleurer. Ulysses se dissolvait déjà en larmes.
— Mais il y a aussi une bonne nouvelle, ai-je alors affirmé. Robbie nous a laissé Luna. Il a dit qu’il voulait que ce soit Ulysses qui la garde parce qu’il est très gentil.
Le petit a enfoui son visage dans la chemise de Josie.
— Allez, on l’appelle, a décidé la fille. Luna ! Luna !
Les mioches l’ont appelée aussi, avec leurs petites voix trop mignonnes.
Josie a levé la tête vers moi.
— Et maintenant, petit déj’, a-t-elle ordonné. Le plein de protéines.
Le temps que les mioches aient fini les chaussons œuf et fromage que je leur avais préparés, Niko et Alex avaient équipé Jake. Je leur ai apporté un plateau-repas à l’espace multimédia.
Jake avait enfilé plusieurs couches de survêtements – de M à XXL. On aurait dit un mannequin rembourré. Comme ils ne lui avaient pas encore enturbanné la tête, il ressemblait à un Culbuto – le corps énorme et la tête normale qui dépassait. Jake était tout sourires.
— Vous faites quoi ? a demandé Max.
Les gosses ont tous éclaté de rire en voyant Jake. Il avait l’air trop cucul.
Niko m’a foudroyé du regard en mode Vous leur avez pas dit ?
J’ai soupiré et haussé les épaules. On avait déjà tellement de choses à leur dire.
Jake avait aussi un sac à dos dans lequel j’ai repéré de la viande séchée, des céréales pour randonneur, de l’eau et deux lampes électriques.
Je savais qu’il emportait aussi un des flingues.
‘Tain, j’espérais que ça suffirait pour le protéger.
Alex finissait d’installer le talkie.
L’appareil était fixé au torse de Jake par plusieurs couches de ruban adhésif. Ça faisait bizarre, de le voir ceinturé comme ça au niveau de la poitrine. La caméra ressortait en avant. Jake avait aussi une oreillette dont le câble était scotché sur sa peau, comme s’il était un agent des stups prêt pour un raid, ou un mec du FBI.
— Alors, Bouffe-papier, tu me trouves comment ? m’a-t-il demandé.
Pour moi, on aurait dit un accro à la muscu trop fan de gadgets électroniques.
— Un vrai dur, mec, ai-je répondu.
— Menteur, s’est-il esclaffé.
Ça faisait du bien de lui voir un objectif en tête. Il avait encore le teint pâle et l’air en vrac, mais au moins il souriait.
Tous les mioches étaient venus voir, mais ils nous laissaient la place de travailler. Josie leur a patiemment expliqué ce qui allait se passer.
Eux, ils étaient scotchés.
Chloe serrait Luna super fort. L’animal pouvait se préparer à recevoir pas mal d’amour, d’ici peu.
Mais elle était sympa : là, elle a juste léché la figure de la petite jusqu’à ce qu’elle la lâche.
Alex a allumé le talkie puis s’est dirigé vers une tablette. Une qui n’avait pas souffert du séisme vu qu’elle était dans son carton. Bref, mon frère l’avait branchée sur le secteur et reliée au talkie récepteur par le port AV IN.
Alex a alors allumé l’appareil, et une image est apparue : Caroline et Henry, qui se tenaient à ce moment-là juste devant Jake, blottis l’un contre l’autre, en train de sucer leur pouce.
— Hé ! ont-il fait à l’unisson en se voyant à l’écran de la tablette.
On a tous crié bravo.
Jake a ensuite pivoté sur lui-même, et sa caméra nous a passés en revue.
L’éclairage étant faible, on avait du mal à se distinguer, mais c’était bien nous. Crades, j’ai remarqué. Ça ressortait carrément plus à l’écran qu’à l’œil nu.
Je m’étais peut-être juste habitué à notre niveau de crasse.
Là, il s’est mis à sautiller, et l’image a sautillé à l’écran. Il est ensuite allé se coller devant Max, et l’image a zoomé sur le visage ravi du gosse qui nous a tiré la langue et fait une grimace.
— OK, Jake, dis quelque chose, lui a demandé Alex.
— Allô, allô ? Ici Jake en direct du Greenway de Old Denver Highway à Monument, dans le Colorado !
Le son était trop bas, mais on entendait quand même faiblement sa voix qui sortait, toute métallique, du haut-parleur du talkie.
— Écoute voir si tu m’entends, a repris mon frère.
Il s’est assis par terre, à côté de l’appareil.
— Tu m’entends, là, Jake ?
— Ouh là oui, putain, et pas qu’un peu, s’est plaint Jake avec un sourire. Mec, c’est balèze. J’ai l’impression d’être un astronaute !
Niko s’est approché de lui.
— Tu es sûr de vouloir le faire ? On sait que c’est dangereux, dehors.
— Écoute, mec. Je gère… Niko-Paniquo.
— Niko-Paniquo, a répété Max, amusé.
Jake était de retour. Jake le rigolo.
C’était pile ce dont il avait besoin, me suis-je dit. La possibilité de redevenir un héros.
Là-dessus, Astrid s’est pointée.
— La température de Brayden monte, a-t-elle annoncé. Je sais pas dire s’il va bien. Il s’agite.
— Bon, pas de temps à perdre, a décidé Jake. On y va.
Astrid a détourné le regard.
— Je retourne auprès de Brayden, a-t-elle dit.
— Je vais te tenir compagnie, a proposé Sahalia.
Elle avait l’air bien calmée, elle, maintenant. Les deux filles sont parties ensemble.
Astrid n’arrivait pas à regarder Jake dans les yeux.
— À plus, Astrid, lui a-t-il lancé.
— Ouais, a-t-elle répondu.
— Allez, a repris Niko, on s’occupe de ta tête.
Alex et lui ont mis au point un système de filtrage de l’air : masque antipollution plus cagoules de ski – de celles qui ont deux trous pour les yeux et le nez.
Niko a donc passé le masque à Jake.
Jake a trifouillé son oreillette et son micro pour les caler sous le masque.
— Tu m’entends ? lui a demandé Alex.
Pendant ce temps, Niko passait plusieurs cagoules sur la tête de Jake.
— Ça roule, a répondu Jake tout en faisant signe à Niko de le laisser.
— Non, lui a répondu le scout. Encore deux secondes.
Jake a donc attendu que Niko ait fini de lui installer ses passe-montagnes en polaire.
— T’arrives à parler ? l’a relancé mon frère.
— Test, test, un-deux-trois, a fait Jake.
Sa voix sortait étouffée – forcément, entre le masque, et les tout petits haut-parleurs du talkie…
Alex s’est tourné vers nous autres.
— C’est bon, a-t-il affirmé. On est bons.
— OK, alors c’est parti, a décidé Niko.
On s’est tous dirigés vers la réserve pour accompagner Jake.
— Stop ! ai-je alors hurlé. Vous pouvez pas tous y aller.
— Pourquoi pas ? m’a demandé Niko.
— À cause des trucs, ai-je répondu en priant bien fort pour que Niko se rappelle que Jake et moi avions transporté le cadavre sanguinolent de Robbie là-bas.
— Ah oui, a acquiescé Jake.
— Et puis les produits chimiques.
— T’as raison, a approuvé Niko. Alex n’aura qu’à aider Jake à monter sur le toit.
Traduction : mon frère devait s’équiper lui aussi d’un masque et de plusieurs couches de vêtements.
— Vous venez, a alors dit Chloe aux autres gosses, on va prendre des chaises, du pop-corn et des bonbons pour le pestacle !
Aussitôt, ils ont foncé récupérer les fauteuils moelleux du salon. Tout ça en gloussant d’excitation.
Ulysses était le seul parmi eux à paraître encore triste à propos de Robbie et de M. Appleton. Les autres, ils déliraient à l’idée de mater la télé.
— Bonne chance, Jake, lui ai-je dit pendant qu’on attendait qu’Alex s’équipe.
Il m’a serré la main, puis à Niko.
— Reviens vite, a ajouté ce dernier.
Les mioches en étaient encore à faire le stock de bonbecs quand, à l’écran, Jake est passé à côté du cadavre de Robbie, sur son matelas gonflable. Je me suis planté devant le moniteur, au cas où un des petits passerait par là.
Sur la tablette, j’ai donc vu Jake et Alex grimper l’escalier métallique menant à la trappe.
Alex a retiré une grosse pointe en fer de son logement, et la trappe a basculé vers le bas.
Jake a dû monter en premier. Ensuite, à l’écran, j’ai vu le visage masqué d’Alex. Mon frère a passé à Jake une masse de chaînes et de barreaux. L’échelle de secours, ai-je compris. Sur ce, Jake lui a tendu la main pour l’aider à se hisser sur le toit.
Rien que d’imaginer mon frère là-haut, je flippais.
Jake a accroché l’échelle au rebord du toit, puis les barreaux ont plongé dans le noir.
Jake s’est retourné vers Alex et lui a serré la main.
— T’inquiète, petit gars, l’ai-je entendu dire. Ça va aller.
Alex a répondu un truc qu’on n’a pas pu entendre.
— C’est clair, lui a fait Jake.
Là-dessus, les petits sont revenus en courant – ils apportaient oreillers et fauteuils moelleux. Chloe, elle, avait récupéré un grand sac de pop-corn, un autre de mini-barres chocolatées, et six cannettes de Mountain Dew. Beurk.
L’image bougeait à mesure que Jake descendait les barreaux de l’échelle, mais il faisait très sombre.
— J’y vois rien ! a rouspété Chloe.
— Moi non plus, a confirmé Max.
— Mets plus de jour ! a exigé la petite.
Là, elle a voulu tripoter le talkie-walkie.
— Personne ne touche l’appareil à part Alex ! s’est écrié Niko.
Chloe a fait un bond.
— Mais il est où, lui ?
— Il récupère l’échelle, ensuite il va devoir se nettoyer. Vous, vous vous taisez et vous regardez !
Je ne l’avais jamais entendu aussi sérieux. Mais moi ça m’allait. Je voulais juste mater Jake TV.
Par contre, on avait du mal à distinguer quoi que ce soit. Chaque fois que Jake faisait un pas, l’image tremblait – sans parler de l’obscurité.
— Tu pourrais arrêter de bouger deux secondes, qu’on voie ce que tu vois ? lui a demandé doucement Niko par le talkie-walkie.
— OK. Là, ce que vous voyez, c’est le ciel et l’horizon.
Jake s’est immobilisé et on a pu voir… pas grand-chose, en fait. Un ciel très sombre, une terre très sombre et une bande de lumière entre les deux.
Pour moi, c’étaient comme des images noir et blanc du ciel avant l’aube. Mais je savais qu’il était au moins 20 heures. Voire 22.
— Nous, on ne voit pas grand-chose, Jake, a annoncé Niko. Et toi ?
— Il fait noir. Mais j’y vois. J’ai pas envie d’allumer une lampe, pour pas attirer l’attention. Par contre, il fait plus noir que j’aurais cru.
Du coup, on a appris quelque chose. Il faisait plus noir que ce qu’on aurait cru.
L’image s’est remise à trembler avec ses pas. On distinguait des points de couleur et différentes zones de gris – mais de là à reconnaître quoi que ce soit…
— Je suis sur le parking. Les voitures ont pas bougé depuis l’orage. Toujours défoncées. Matez-moi ça.
Il s’est approché d’un véhicule. Au reflet de la lumière, on a eu un gros plan de la carrosserie. Défoncée, donc. Avec des pelures de peinture sur la tôle rouillée.
— Je crois bien que les produits bouffent le métal…
On a compris qu’il avait repris sa marche parce que l’image s’est remise à sautiller.
— J’accélère un poil. Mes yeux se sont un peu habitués à l’obscurité. Pas envie de traîner.
D’après l’itinéraire prévu, Jake devait maintenant traverser le parking et la Old Denver Highway. Ensuite, il avait un bon kilomètre à faire pour rejoindre l’Interstate 25.
Et là, de l’autre côté de Struthers Road, il tomberait sur le Lewis-Palmer Regional Hospital.
— OK, a-t-il annoncé. Je vois la Old Denver. Il y a même des lumières.
— Oh, mon Dieu ! s’est exclamée Josie, tout excitée.
Au même instant, Alex est revenu au pas de course.
Il avait la figure rouge – frottée de frais – et il s’était changé.
— J’ai raté quelque chose ? nous a-t-il demandé.
Il est aussitôt allé se poster devant le talkie.
— Il traverse le parking, lui a expliqué Niko. Il y a de la lumière près de la Old Denver Highway.
À l’écran, on voyait des ronds lumineux, de la taille d’un Tic-Tac, qui s’agitaient au loin.
— Des lumières ! s’est écrié Henry.
Jake a pressé le pas sur quelques mètres avant de ralentir.
Soudain, écran noir.
— Quelqu’un approche, a-t-il chuchoté.
— Il se passe quoi ? a voulu savoir Chloe. Pourquoi on y voit rien ?
— Je pense qu’il s’est accroupi, ai-je dit.
On a attendu.
— Demande-lui s’il va bien, a proposé mon frère à Niko.
— Non, a répondu ce dernier. S’il est en danger, son oreillette risque de le trahir.
Enfin, Jake a repris la parole.
— Sont partis, a-t-il soufflé.
— C’était qui ? lui a demandé Niko. Tu as pu les voir ?
— Deux personnes. Qui marchaient ensemble. Ils avaient des valises. De celles à roulettes.
Deux nomades post-apocalyptiques équipés de valises à roulettes. Surréaliste.
— Ils étaient emmitouflés, alors j’ai pas pu voir si c’étaient des hommes ou des femmes ou quoi.
— Seigneur, a gémi Josie. (Elle avait l’air de souffrir.) Ça pouvait être n’importe qui.
Elle avait raison. Ça pouvait être des gens qu’on connaissait. Mais Jake ne pouvait pas s’arrêter pour leur demander. Il risquait de se faire détrousser, assassiner ou Dieu sait quoi.
N’empêche, c’étaient peut-être des gens qu’on connaissait (et qu’on aimait).
Genre, nos parents.
Jetant un coup d’œil derrière moi, j’ai aperçu Astrid. Elle avait dû laisser Brayden aux bons soins de Sahalia.
Elle était assise en tailleur à l’arrière de notre groupe. Luna avait posé la tête sur ses genoux, et Astrid la lui caressait d’un air absent.
À l’écran, les points lumineux grossissaient. À intervalles réguliers, ils disparaissaient ou s’éteignaient, suivant les mouvements du torse de Jake. Mais ils revenaient toujours.
— Le sol est super boueux, a annoncé Jake. Toutes les plantes sont mortes, et ça pourrit dans tous les sens.
Il a ralenti.
On entendait sa respiration, amplifiée par le masque qu’il portait.
On s’est tous trémoussés sur nos sièges. Caroline et Henry étaient agrippés l’un à l’autre comme à un canot de sauvetage.
— Je vous dis ce que je vois, nous a chuchoté Jake. La route est quasi déserte. Il y a des voitures par endroits, mais au moins une voie entièrement libre. Des espèces de lampadaires de l’armée tous les, mettons, cinquante mètres, je sais pas.
» Il y a pas mal de voitures garées sur les côtés. Genre en panne, mais je sais pas depuis quand elles sont là. Peut-être depuis la grêle, ou plus récemment. La route est dans un sale état. Le séisme l’a fracassée par endroits. Le séisme a tout fracassé.
La respiration de Jake était régulière. Ça faisait trop intime à écouter comme ça.
Puis elle s’est accélérée.
— Là je… je vais bouger…, nous a-t-il dit d’une voix légèrement essoufflée. Pas facile de respirer avec ce truc.
On a vu quelques lampadaires allumés, ce qui m’a un peu surpris.
— OK, a repris Jake. Balade peinarde dans quartier tranquille.
Il paraissait nerveux.
— Les lampadaires sont allumés ? lui a demandé Niko par le talkie.
— Ouais, et j’ai sorti le flingue. Au cas où quelqu’un m’observerait.
Jake a continué à avancer dans le noir pendant ce qui nous a semblé durer une éternité.
Les petits mangeaient leur pop-corn et j’avais envie de leur dire « chut », mais j’avais trop le souffle coupé.
Jake est arrivé en vue de l’hôpital.
— Ça s’annonce mal, a-t-il dit à voix basse. C’est tout sombre. Zéro éclairage.
On a alors distingué un fantôme de bâtiment aux fenêtres défoncées.
— L’hosto est naze, a annoncé Jake. Il y a pas un chat.
— Purée… a fait Niko en se prenant la tête à deux mains. Qu’est-ce qu’on va faire ?
À l’écran, on aurait dit que les murs de l’hôpital palpitaient, comme s’ils bougeaient.
— On voit quoi, là ? a alors demandé mon frère par le talkie.
— C’est des affichettes, lui a répondu Jake. Des lettres, des notes, des photos.
Il s’est approché pour qu’on puisse voir.
Photo d’un homme, environ 50 ans : « Disparu. Mark Bintner. Aperçu pour la dernière fois sur Mount Herman Road. »
« Avez-vous vu ma fille ? » – photo d’une toute petite blondinette.
Une note rédigée à la hâte : « Grand-mère, je suis toujours en vie ! Départ pour Denver. »
— Tout le monde est parti, a déclaré Jake tout en continuant de passer les affichettes en revue.
Il y en avait plein qui disaient la même chose : à tous les survivants. Rendez-vous à Denver pour transport aérien vers Alaska. Départ tous les cinq jours les multiples de 5.
— Tous les cinq jours les multiples de 5, ai-je répété.
— On est quel jour ? a murmuré Josie.
— Le 28, lui a répondu Niko sur un ton sinistre.
Photo d’une fille dans sa robe pour le bal de fin d’année.
Photocopie d’un portrait de grand-mère.
Photo de femme scotchée à cette note : « Anne Marie, RDV aéroport Denver ! – Lou ».
Et puis là, notre carte de Noël.
— Stop ! ai-je hurlé. Dis-lui de revenir en arrière. C’est notre carte de Noël ! Notre carte de Noël !
Niko a demandé à Jake de revenir sur ses pas, et il a repéré notre carte.
Ma mère, mon père, Alex et moi.
Devant notre maison.
Sourires. Petits signes de la main.
Je me suis pris les cheveux à deux mains.
— Qu’est-ce qu’il y a de marqué ?
Jake a décroché la carte. Il l’a ouverte.
En jolies lettres rouges, il y avait écrit : « Joyeux Noël de la part de la famille Grieder ! » Et dessous :
« Dean et Alex – l’écriture de mon père.
Nous ne sommes pas morts, restez en sûreté ou filez à Denver.
Nous vous aimons. Pour toujours. »
Alex et moi, on s’est jetés dans les bras l’un de l’autre.
Autour de nous, tout le monde pleurait plus ou moins, et j’ai senti qu’on me serrait de tous les côtés.
Josie, Chloe, Batiste et Ulysses nous faisaient un câlin. Henry et Caroline, Niko, et même Astrid.
Je ne sais pas si on pleurait parce qu’ils étaient peut-être vivants, ou si c’était juste d’avoir renoué le contact.
— ‘Tain… a alors soupiré Jake. (Il avait de gros sanglots dans la voix.) Désolé. Désolé les gars.
Il s’est éloigné de l’hôpital.
— Je… je vais pas revenir. J’en peux plus.
— De quoi ?! s’est écriée Astrid en s’écartant du groupe.
— Il a dit quoi, Jake ?
Là, on a entendu les bruits du Scotch qu’on arrache et des vêtements qu’on rajuste.
— Il fait quoi ? a demandé Astrid.
L’angle de la caméra a bougé et j’ai compris que Jake retirait le talkie de sa poitrine.
— Dites à Astrid que je suis désolé.
Ç’a été les derniers mots qu’on a entendus de lui.
On est tous restés là, devant l’écran, à mater.
Jake a posé l’appareil par terre.
On ne voyait que ses chaussures. La chaussée. L’obscurité en arrière-plan.
Jake s’est éloigné de nous. De la caméra.
Et nous, tout ce qu’on pouvait faire, c’était le regarder disparaître comme ça dans le jour tout noir.
— Non ! a hurlé Astrid, en larmes.
Les petits se cramponnaient les uns aux autres, et à nous aussi. Ils sanglotaient.
Niko nous a laissés, bien furax, les poings serrés.
Astrid s’est effondrée par terre. Caroline et Henry se sont blottis sur ses genoux, la serrant dans leurs bras. Ils chialaient toujours. Astrid a enfoui son visage dans les cheveux de la petite pour pleurer.
Deux minutes plus tard environ, on a entendu un grondement mécanique. Un moteur qui démarrait. Luna s’est mise à aboyer. Le son provenait de l’autre bout du magasin.
Le bus.
Niko avait mis le contact.