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LE VROMBISSEMENT DU MOTEUR RÉSONNAIT DANS TOUT LE GREENWAY.On s’est dirigés vers le bus comme des zombies. Comme si ce bruit nous avait ensorcelés.

Le moteur s’est arrêté au moment même où on approchait.

Le véhicule stationnait toujours à son emplacement, près des portes d’entrée. Niko est apparu à la portière.

— Vous avez dix minutes pour vous préparer un sac chacun. Prenez surtout des habits. Vous avez droit à un jouet, pas plus.

— Attends ! est intervenue Astrid. On fait quoi, là ?

— Brayden a besoin d’un docteur. On l’emmène en voir un.

— Où ça ? a demandé Max.

— Nous partons pour Denver.

Là, déluge assourdissant de cris, de hourras et de rires.

Moi, j’avais mal au ventre.

— T’es sûr de toi ? ai-je hésité. On pourrait pas en discuter ?

Niko s’est approché de moi tandis que les mioches fonçaient faire leurs bagages. Alex est venu se poster à côté de lui.

— L’état de Brayden a empiré, a annoncé Niko. Sa blessure s’infecte. Il a le teint vert !

— Mais les routes ! l’ai-je contré. Si ça se trouve, elles sont défoncées, ou bloquées, ou…

— Il mourra si on reste ici.

— Mais Niko…

— Tu as dix minutes pour te préparer un sac. Tu sais que le bus est équipé. Ça va aller.

— Dean, est intervenu mon frère, c’est peut-être notre seule chance de revoir papa et maman !

— Tu veux revoir tes parents ? a demandé Niko.

— ‘Videmment ! ai-je gueulé. Mais je tiens pas à me transformer en monstre sanguinaire à bord d’un bus rempli de marmots !

— On va te donner des sédatifs, a déclaré Niko. On en a discuté avec Alex.

Là, il a adressé un signe de tête à mon frère.

— De quoi ? me suis-je étonné.

— On va vous mettre sous sédatifs, les trois qui êtes du groupe O, m’a expliqué Alex. Et aussi vous ligoter, par précaution.

— Merci de me soutenir, ai-je ironisé.

C’était un choix logique, mais je le prenais comme une trahison, surtout qu’ils étaient là tous les deux à essayer de me convaincre.

— En plus, si ça se trouve, les produits se sont un peu dissipés, a repris Alex. Ta réaction sera peut-être moins extrême.

— Je n’ai plus le temps d’en discuter, a tranché Niko. Ma décision est prise ; si je me suis trompé, je devrai vivre avec. Mais je ne peux pas laisser Brayden mourir sans rien faire.

— Niko, tu es censé être le cerveau du groupe, ai-je dit. Prudent, futé, le gars qui pèse bien le pour et le contre.

— Ce bus est un char d’assaut, m’a-t-il confié. Il nous conduira à bon port, je le sais.

— Nous devons partir, a ajouté mon frère. C’est notre seule chance de les revoir.

— Et si nous décidons de partir, nous ne devons pas traîner. La prochaine évacuation est pour dans deux jours.

J’ai tourné les talons et me suis éloigné.

— Tu vas où ? m’a lancé mon frère.

— Préparer mon sac, tiens, ai-je craché. J’ai le choix ?

— Fais vite, m’a rappelé Niko. J’ai besoin que tu m’aides à transporter Brayden dans le bus.

Je suis parti récupérer un sac à dos au rayon sport, puis direction le rayon vêtements hommes.

À l’intérieur, je bouillais.

C’était une connerie. Une énorme erreur. Ils ne comprenaient donc pas ce que les produits allaient m’obliger à faire.

Et puis les routes ? Les bandits ?

— C’est pas une bonne idée, a soufflé une voix derrière moi.

Astrid. Elle avait l’air d’une gamine apeurée, dans l’éclairage fluo du magasin.

— Je sais, ai-je acquiescé.

— Nous, on devrait pas y aller.

— Je sais. Niko a trop peur que Brayden crève, alors il risque la peau de tout le monde.

Astrid est venue me prendre dans ses bras.

Elle a appuyé la tête contre ma poitrine et m’a serré fort.

C’était bon. Comme si on était deux aimants faits l’un pour l’autre. Je l’ai prise dans mes bras et l’ai serrée.

— Reste, m’a-t-elle dit. Reste avec moi, Dean.

— Hein ?

— Je pars pas, a-t-elle précisé en se dégageant un peu pour me regarder dans les yeux. Et je veux que tu restes avec moi.

J’avais une boule dans la gorge. La vision toute trouble.

Elle comptait rester dans le Greenway, et elle me demandait de rester avec elle ?

— Tu veux que je reste avec toi ? Moi ?

Là, elle s’est complètement dégagée, a reculé d’un pas et a fourré les mains dans les poches de son gilet.

— C’est que… a-t-elle commencé en rougissant.

Elle rougissait.

— Je pars pas, a-t-elle fini par lâcher sans me regarder dans les yeux. Je peux pas. Et tu devrais pas non plus. Les produits vont nous changer en monstres. Les autres savent pas ce que c’est. Nous, si. Chloe, toi et moi, on doit absolument rester.

Du coup… quoi, en fait ? Euh. C’est précisément ce que j’avais envie de dire : « Euh ? »

Elle me demandait de rester parce que j’étais du même groupe sanguin qu’elle ? Elle me conseillait de rester à cause des produits chimiques ?

Et le câlin, ça voulait dire quoi ?

J’ai supposé que c’était sa façon de me faire comprendre que… j’étais un mec bien. Son ami.

J’ai fourré deux trois sweat-shirts dans mon sac.

— Alors ? m’a demandé Astrid.

— Je sais pas quoi dire… Je peux pas laisser mon frère. On doit rester ensemble.

— T’as qu’à lui dire de rester aussi. Il a de la logique. Il saura que c’est la seule décision à prendre.

— Non, il veut partir. Il pense que c’est notre seule chance de retrouver nos parents. Jamais il voudra rester.

— Mais nous, si on part on va tuer tout le monde !

Je me suis tourné vers elle.

Elle avait le visage baigné de larmes. Elle les a essuyées du revers de la main.

— S’il te plaît, Dean.

Chaque fois qu’elle prononçait mon nom, c’est comme si elle enfonçait un couteau brûlant dans mon cœur et le coupait en deux.

— Astrid… On portera des masques. Ils vont nous donner des sédatifs et nous ligoter. On pourra pas les aider, mais on ne les tuera pas non plus.

J’ai fourré trois paires de jeans dans mon sac.

— Qui sait ? Niko a peut-être raison. Peut-être que tout ira bien.

— Non, a-t-elle repris, limite hystérique. Je peux pas y aller. Je peux pas. Je peux pas !

— Bon, stresse pas trop non plus…

— Je vais avoir un bébé.

— Hein ?

Elle a croisé les bras sur sa poitrine.

— Je suis enceinte.

— T’es sûre ?

Elle m’a fait signe que oui.

— Sûre. Et depuis un moment. J’en suis à quatre mois. Peut-être plus.

— Quatre mois ?

Elle a relevé son pull et son maillot de corps.

J’ai vu la peau crémeuse de son superbe corps de plongeuse. Et effectivement, ça faisait une bosse au niveau du ventre. Une grosseur. Pile sous le nombril, ça gonflait. Comment ça se fait que je ne l’avais pas remarqué avant ?

Elle a rabaissé ses habits puis s’est caché la figure derrière les mains. Elle pleurait en silence.

— Oh, Astrid… ai-je fait en m’approchant d’elle.

Je l’ai prise dans mes bras et l’ai serrée.

— Et tu te dis pas que c’est une raison de plus pour partir ? lui ai-je demandé à voix basse. Ne serait-ce que pour voir un docteur. Tu crois pas ?

— J’y ai pensé. Mais qu’est-ce qui se passera si le, enfin tu vois, si le fœtus est exposé aux produits ? S’il est comme nous, Dean ? (Puis, dans un murmure :) Ou s’il a des cloques ?

Je vous épargne les images macabres qui me sont venues à l’esprit.

— Bon et alors vous deux ? a lancé Chloe en faisant irruption dans le rayon. Nous, on est presque prêts.

 

C’était le bazar : tout le monde rapportait des affaires supplémentaires dans le bus, Josie devait faire le tri (« Non, Caroline, tu ne peux pas emporter des carillons pour ta maman ! » « Mais Dean il a dit qu’on peut ! » « Bon, d’accord ! »), et Niko essayait de mettre un peu d’ordre dans tout ça.

— Enfin ! a-t-il lancé en nous voyant arriver.

Il venait de réussir à faire prendre un somnifère à Chloe. Écrasé dans une cuillerée de confiture.

— Une dose entière, nous a-t-il précisé. Elle devrait dormir jusqu’à l’arrivée. Là, c’est votre tour, mais d’abord j’aimerais que Dean me donne un coup de main pour transporter Brayden à bord.

Josie et Sahalia aidaient les petits à enfiler leurs diverses couches de vêtements.

— OK, a repris Niko en pénétrant dans le rayon auto où se trouvait Brayden.

Il a sorti un papier de sa poche.

Une check-list.

— On a de la nourriture, de l’eau, du matériel de premiers secours, des habits de rechange, des produits d’échange…

Là, Luna a aboyé.

— Purée ! s’est exclamé Niko. Les boîtes pour chien.

— Max, ai-je alors lancé. Du manger pour Luna !

Le petit a fait oui de la tête avant de foncer au rayon animaux.

Niko poursuivait sa lecture :

— Masques antipollution, couches de vêtements, corde, allumettes, bâches, sacs à dos, pétrole, couteaux, flingue, munitions.

Il s’est tourné vers moi.

— Tu penses à autre chose ?

Cette liste était impressionnante.

— Non, je vois pas, ai-je avoué.

 

Sahalia était auprès de Brayden. Elle avait décidé de s’occuper de lui, et défendait pas mal son territoire.

Elle avait déjà enfilé plusieurs couches de vêtements, et se démenait pour faire passer les siennes à Brayden.

— On va t’aider, lui ai-je dit.

Niko avait raison, Brayden avait le teint vert.

Le plus délicatement qu’on a pu, on lui a enfilé des sweat-shirts à fermeture Éclair, pendant que Niko se chargeait des bas de jogging.

— Brayden, lui a-t-il murmuré. On va te transporter dans le bus.

Le mec n’a manifesté aucune réaction. Il était tout mou et tout moite.

— D’abord, on le traîne sur le matelas, ensuite, on le soulève pour le faire monter à bord.

On a fait comme il a dit.

Tout ce temps-là, je me débattais avec la décision que j’avais à prendre.

Josie a installé des couvertures pour Brayden sur le deuxième siège du bus.

Niko, Josie, Sahalia, Alex et moi, on a ensuite soulevé le blessé comme on a pu, et on l’a transporté dans le véhicule. Il a réussi à marcher, un tout petit peu, quand on l’a fait monter, mais après il s’est écroulé sur son siège.

— On va te chercher des secours, Brayden, lui a dit Sahalia. Tu vas te remettre rapidement.

Quand on est redescendus du bus, elle a demandé à Niko :

— On a des cachets pour la douleur, hein ? Et des antibiotiques ?

— Toute une caisse, l’a rassurée Niko.

Sahalia avait pas mal grandi, ces derniers jours.

 

J’aimerais bien être un grand costaud taiseux, qui ne pleure jamais ni ne montre la moindre émotion.

Mais à la seconde où j’ai vu mon frère en train de bosser avec Astrid pour abattre la paroi de contreplaqué qu’on avait fixée à la grille d’entrée, les larmes me sont montées aux yeux, et tout est devenu trouble et luisant.

Mon frère chéri, si sérieux et si malin.

Comment pouvais-je lui faire ça ?

— Ne touchez pas au contreplaqué avant qu’on ait mis tous nos habits et nos masques antipollution ! leur a lancé Niko.

— Merde, et pour la grille ? lui ai-je alors fait remarquer.

— J’ai pensé à un truc pour la relever, a annoncé Alex.

J’ai acquiescé et détourné le regard – qu’il ne voie pas l’angoisse qui s’emparait de moi.

Tous les autres avaient déjà revêtu leurs habits supplémentaires. Ils tenaient leurs masques à la main. Sahalia est descendue du bus pour récupérer le sien.

Ils étaient prêts.

— Où est Chloe ? a voulu savoir notre chef.

— Elle avait très, très sommeil, alors je l’ai mise à la sieste dans le bus, lui a expliqué Josie.

Les somnifères devaient agir hyper vite sur une petite de huit ans.

— Alex, je pourrais te parler ? ai-je appelé mon frère.

— Tiens, Dean, tes habits de protection, m’a coupé Josie. Et j’ai tes « vitamines ».

— Moi aussi j’en veux des vitamines ! s’est écriée Caroline.

— Moi aussi ! a réclamé Henry.

Josie les a fait taire.

— Alex, faut que je te parle, ai-je repris.

— Vous pourrez discuter dans le bus, nous a dit Niko en enfilant ses vêtements de protection. Tes habits, Dean.

J’ai adressé un regard à Astrid. Josie l’aidait à enfiler des sweat-shirts, lui tirait les bras des manches.

— Allez, Astrid, fais un effort, l’encourageait-elle.

Astrid, elle, pleurait. Constatant que je l’observais, elle m’a imploré du regard pendant que nos amis se démenaient. Nos meilleurs amis. Notre famille.

— Non, ai-je déclaré. Je pars pas.

Plusieurs têtes se sont tournées vers moi.

— Astrid et moi, on reste.

Josie dévisageait Astrid.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? lui a-t-elle demandé.

Astrid a fait oui de la tête, l’air ravagé.

— C’est pas marrant, Dean, est intervenu mon frère.

Sur ce, il a pris le sweat-shirt que Josie m’avait apporté, et me l’a fourré dans les mains.

— Enfile-moi ça !

— On reste, ai-je insisté.

— Pas question !

— On n’a pas le choix.

— Mais vous devez venir !

Il a aussitôt eu les larmes aux yeux. Ses lèvres faisaient deux lignes parallèles.

— On sera pas en sécurité dans le bus, ai-je expliqué.

— Dis-leur qu’ils doivent venir, Niko ! Oblige-les !

Notre scout finissait de s’habiller.

— Niko ! a hurlé Alex. Dis-leur !

— Non, a-t-il répondu. Ils ont raison. Ils seront plus en sécurité s’ils restent, et nous aussi.

Alex s’est alors mis à lui gueuler dessus et à le taper. Puis il s’en est pris à moi.

Je l’ai agrippé et l’ai serré contre moi.

— Alex, écoute-moi, l’ai-je supplié. Tu vas retrouver nos parents.

— Nan.

— Et tu sauras précisément où je suis. Après vous viendrez tous me chercher.

— Pitié, Dean. Pitié !

— C’est plus sûr pour nous comme pour vous.

— Tu restes… a-t-il alors fait, tout essoufflé. Tu restes…

Il s’est dégagé de moi et a essuyé la morve qui lui coulait du nez.

— Tu restes pour cette fille ! a-t-il craché. Tu la préfères elle à moi ! Tu la préfères à nos parents !

Il s’éloignait de moi.

— Tu l’aimes tellement que tu veux plus revoir ta famille ! Je te déteste !

Là-dessus, il a pivoté sur ses talons et est monté dans le bus.

— Alex, l’ai-je rappelé, le visage baigné de larmes.

Niko a posé une main sur mon bras. Il était équipé de ses habits de protection.

— Si vous restez, il va falloir repenser la question de la grille, a-t-il annoncé. Et j’estime aussi que vous devriez garder Chloe.

Je me suis tourné vers Astrid, elle a hoché la tête.

— Ça va pas lui plaire, est intervenue Josie. Qu’on l’abandonne comme ça.

C’est clair, au réveil, elle allait être furax.

Mais sérieux, elle serait en sécurité avec nous, et les autres n’auraient rien à craindre d’elle.

Je suis allé la récupérer dans le bus et l’ai allongée sur l’ancien matelas gonflable de Brayden.

— Quelqu’un d’autre préfère rester ? a demandé Niko aux mioches.

Silence général.

Ils avaient l’air terrifié, cramponnés à leurs masques antipollution.

Mais pas un ne s’est manifesté.

 

On n’a retiré que les panneaux du milieu. Les panneaux latéraux pouvaient rester en place, vu que le bus ne passerait que par la porte centrale.

Et après avoir refusé de façon si théâtrale d’enfiler nos habits de protection, Astrid et moi avons fini par les mettre, masques antipollution compris, vu que les produits chimiques allaient envahir notre espace.

Il faudrait ensuite remonter la cloison le plus vite possible.

— Allez, les jeunes, on se dépêche, a déclaré Niko. Vous dites au revoir et vous montez dans le bus. On perd du temps, là.

Max, Batiste, Henry et Caroline ont aussitôt foncé vers nous pour qu’on les câline. J’ai senti qu’on me tirait par la main ; Ulysses tirait mon bras tout rembourré.

Il m’a remis la laisse de Luna.

— Tu gardes Luna, m’a-t-il dit. Et tu té soubiens de moi.

Il m’a serré bien fort, puis il est monté dans le bus.

Leur dire au revoir, c’était comme prendre des coups de poignard en plein cœur.

Caroline et Henry pleuraient. Ils sont restés accrochés à moi jusqu’à ce que Josie vienne les prendre et leur dise de monter à bord.

— Dean, m’a alors appelé la petite. Faut que tu viennes. T’es notre préféré !

— Je suis désolé, Caroline. Je dois rester pour être sûr qu’Astrid et Chloe sont en sécurité.

— Tu diras à Chloe qu’on lui a dit « au revoir », hein ?

Des larmes coulaient sur ses joues constellées de taches de rousseur. C’était trop dur.

Alex était assis à côté de Brayden à l’avant du bus. Il m’ignorait. Niko était allé le persuader de venir me dire au revoir, mais mon frère avait refusé de sortir. Pas même pour soulever la grille. Il avait donné des instructions à Niko pour Astrid.

— Bon, quand vous entendez la corne de brume, a donc répété notre chef, tu appuies sur le bouton qui relève la grille, mais seulement pour celle du milieu. Au deuxième coup de corne, tu rabaisses la grille.

Astrid a acquiescé.

— Je suis désolée, Niko, lui a-t-elle dit. Désolée qu’on ne puisse pas partir avec vous.

— Je sais, lui a-t-il répondu.

— Tu as été un super chef.

Entendre leur conversation me faisait mal. Comme si c’était la fin de tout.

— Bonne chance, a-t-il conclu.

— À toi aussi.

Là-dessus, elle est partie attendre la corne de brume.

 

Le bus avait redémarré.

Josie et Sahalia attendaient à côté du véhicule. Elles portaient leur masque.

Nous n’avions qu’à retirer les derniers panneaux de contreplaqué puis donner un coup de corne de brume pour qu’Astrid relève la grille centrale.

— Attendez ! me suis-je alors écrié.

J’avais eu une idée. Me détournant de Niko, j’ai couru comme un dératé.

— Dean ! Faut qu’on y aille, là !!! m’a lancé le scout.

Je fonçais toujours.

À la recherche de ce truc.

À mon retour, j’étais essoufflé.

J’ai remarqué que Josie et Sahalia étaient montées dans le bus. J’avais laissé passer ma chance de leur dire au revoir. Pas grave.

J’ai bondi à bord du véhicule.

Il était là. Première rangée.

— Alex, lui ai-je dit. Prends ça. (Je lui apportais un journal vierge, comme le mien, et un paquet de stylos.) Tu écriras tout, et tu me l’écriras à moi. Dis-moi tout ce qui t’arrive.

Il sanglotait. Puis il a tendu ses bras rembourrés vers moi et on s’est serrés l’un contre l’autre.

— Comme ça, je saurai tout ce qui t’arrive, ai-je ajouté.

— Je le ferai. Promis.

 

Niko et moi avons retiré les dernières vis.

Luna était accrochée par sa laisse à un pied de chaise dans la cuisine.

Les petits étaient sanglés sur leurs sièges.

Moi, je me tenais à un bout de la dernière section de contreplaqué, Niko à l’autre.

On a tiré, les quatre dernières planches sont tombées. J’en ai dégagé deux. Niko les deux autres.

Debout sur les marches du bus, Josie attendait ce moment-là.

Braaam ! Elle a fait retentir la corne de brume puis l’a reposée par terre.

Sauf que, derrière les plaques de contreplaqué, on avait mis d’épaisses couvertures en laine et des couches de bâches en plastique. J’avais oublié.

J’ai voulu essayer d’enlever les couvertures.

Mais au même instant la grille a commencé à se relever dans un ronronnement métallique. Trop tard.

La grille remontait – elle forçait à cause des couvertures et des bâches, mais elle ne coinçait pas.

Et là on a revu le parking. Le goudron défoncé. Les voitures massacrées. Les points lumineux au loin – éclairage de sécurité sur l’autoroute.

On revoyait le monde.

Ce monde dont on s’était coupés depuis si longtemps.

Le moteur du bus a rugi quand Niko a passé la marche arrière pour s’engager sur le parking.

Ça marchait ! Il roulait ! Le bus fonctionnait.

Niko a donné un coup de klaxon.

Je savais que, à l’intérieur, tout le monde criait des « au revoir », qu’ils pleuraient sans doute, mais je ne les entendais pas…

Ils s’en allaient. Sans nous.

J’ai actionné ma corne de brume : braaam !

Le bus s’est dirigé vers la sortie du parking.

Là, il s’est arrêté. Les portières se sont rouvertes.

Qu’est-ce qui se passait ?!

Deux gosses emmitouflés sont descendus et ont foncé vers moi en titubant.

J’avais le cœur au fond de la gorge. Les nerfs en pelote, je me suis élancé vers eux, sans savoir qui c’était – je m’en moquais bien.

 

Sur ce, derrière moi, la grille a commencé à redescendre.

 

Je courais vers les petits, dérapant sur la chaussée visqueuse et poisseuse. Je sautais entre les sections de goudron, et tentais de ne pas tomber.

J’ai récupéré les deux petits et ai fait demi-tour fissa. La grille descendait toujours, masquant peu à peu l’éclairage du Greenway. Elle nous cachait déjà la cuisine, les caisses, les chariots vides dans leurs files.

J’ai posé les gosses par terre, puis les ai poussés l’un après l’autre par-dessous la grille.

Ensuite, je m’y suis faufilé. Avec peine – la faute à tous mes (satanés) habits. La grille m’écrasait la poitrine. Les deux petits me tiraient par un bras, cherchaient à me ramener en sûreté.

J’ai poussé d’une jambe et j’ai fini par réussir à rentrer.

J’avais perdu une tennis dans la manœuvre, mais j’avais sauvé mon pied. La tennis dehors ; mon pied dedans.

 

On était à l’intérieur. Dans notre maison chérie. Notre sanctuaire commercial lumineux, à l’écart du vrai monde – sombre et sinistre. Notre Greenway.

 

Les deux petits ont ôté leurs passe-montagnes et leurs masques. C’étaient Caroline et Henry.

— On veut rester avec vous, a dit la fillette.

— Vous nous garderez en sécurité, a ajouté son frère.

— On peut rester ? a repris Caroline.

Elle levait les yeux vers moi, sa figure maculée de crasse et de larmes.

— Mais bien sûr, lui ai-je répondu. Bien sûr que vous pouvez rester.

 

Astrid est sortie de la réserve.

— Oh ! s’est-elle écriée en découvrant les nouveaux venus.

Ils ont accouru vers elle.

Elle, elle s’est mise à genoux et leur a couvert le visage de baisers. Leurs petites bouilles entre ses mains, elle les dévorait.

Puis elle les a serrés contre sa poitrine.

Elle les tenait comme ça quand elle m’a appelé du regard, m’invitant à me joindre à eux.

Alex était parti.

Comme Niko, Josie, Brayden et les autres.

Jake, aussi.

Et nous pouvions compter l’un sur l’autre, elle et moi.

Mais nous avions Caroline, Henry et Chloe.

Nous étions cinq.