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— OÙ SE TROUVE LE POSTE DE CONTRÔLE ? a demandé Niko à Astrid. Tu ne l’as pas entendu dire, quand tu bossais ici ?

— Il y a une espèce de bureau de sécurité, à l’arrière, a-t-elle bégayé. Dans la réserve.

Vu que les petits ne la lâchaient pas, Astrid est restée avec eux pendant que nous autres on a foncé où elle avait dit.

On a passé les deux grandes doubles portes métalliques de la réserve.

Il faisait sombre. L’endroit était bourré de cartons et d’étagères renversés. Ça sentait plein d’odeurs différentes : jus de fruits, ammoniaque, électricité, pâtée pour chien.

Au niveau du mur du fond, il y avait deux quais de déchargement, chacun fermé par deux énormes portes métalliques.

Je n’y avais pas pensé une seconde, mais c’était obligé. Les rideaux de sécurité s’étaient abaissés devant ces portes-là comme devant celles de l’entrée.

Et sur un côté de cet immense entrepôt, il y avait une petite salle avec Centre d’opérations marqué sur la porte. Ses parois en verre n’avaient pas résisté au séisme : les tessons parsemaient le sol.

— Bingo ! s’est exclamé Brayden, jamais le dernier pour constater une évidence.

La porte du Centre d’opérations était fermée à clé, mais, vu que les parois en verre étaient défoncées, Niko n’a eu aucun problème pour entrer.

Une série de caméras de sécurité permettaient de surveiller les moindres recoins du centre commercial, même si la plupart étaient braquées sur l’espace multimédia.

— Trop fort, a murmuré Brayden. Regardez, on peut mater les cabines d’essayage des femmes !

— Concentre-toi, Brayden, l’a repris Jake. On cherche les commandes de la clim.

Alex a pointé du doigt un mur. Il y avait là quatre tableaux encastrés. Le premier contrôlait les panneaux solaires du toit. Les loupiotes étaient au vert, ça confirmait ce qu’on savait déjà : on avait du courant.

Le deuxième tableau gérait les portes automatiques. Un message électronique s’affichait : « Commande à distance – Portes anti-émeute. » Le troisième gérait la pression de l’eau. Tout semblait aller.

Enfin, le dernier était celui qu’on cherchait : la clim.

On l’a étudié tous ensemble.

Des chiffres et des indications de secteurs. Des pourcentages et une foule d’icônes indéchiffrables. L’une d’elles ressemblait à un éclair. Une autre à un smiley à l’envers. Une autre, on aurait dit quelqu’un qui montre son cul. Je blague pas. Indéchiffrables, donc.

— Eh ben… commençait à s’angoisser Alex.

Brayden s’est mis à appuyer sur des icônes au hasard.

— Non, a voulu l’arrêter mon frère, mais l’autre tache ne l’a pas laissé finir sa phrase.

— Un de ces boutons va bien l’arrêter !

— Mais tu ne peux pas appuyer sur tous comme ça, est intervenu Niko. Tu risques juste de…

Là, comme si c’était fait exprès, la clim a ronflé plus fort et nous a balancé de l’air froid.

— Tu risques juste d’aggraver les choses.

Brayden a levé les mains en l’air.

— On va devoir trouver la machine et l’éteindre manuellement, a indiqué Niko. Ce sera plus rapide.

— Elle est sûrement sur le toit, a dit Alex.

On l’a tous regardé un moment, l’air bête.

— Je monte, a tranché Niko.

— Moi aussi, a embrayé mon petit frère.

Je ne pouvais pas le laisser y aller sans moi.

— Moi aussi, ai-je donc annoncé.

— Je reviens, a dit Jake. Attendez-moi !

Là-dessus, il a foncé récupérer un truc dans le centre commercial.

— On fait comment, pour grimper sur le toit ? a demandé Alex.

— On passe par là, lui a répondu Niko en indiquant du doigt un escalier en métal qui menait à une trappe dans le plafond.

La trappe était ouverte, on distinguait le ciel jaunâtre.

— Qui est-ce qui… ai-je bégayé.

— Sahalia, a compris Niko. Elle a dû trouver la trappe.

J’avais gravi la moitié des marches quand Jake a foncé vers moi en disant « Tiens ».

Il me tendait un masque antipollution qu’il avait récupéré au rayon maison & bricolage.

— Merci, ai-je dit en passant la lanière du truc à l’épaule.

— Vous feriez mieux d’en mettre aussi, ai-je suggéré. Au cas où.

Jake a un peu tiqué que je lui donne ce qui ressemblait à un ordre, même si j’avais mis les formes.

— Je gère, mec, a-t-il répondu.

 

Je suis passé par la trappe et me suis retrouvé sur le toit.

Comment décrire ?…

Déjà, le toit était recouvert de grêle et tout défoncé.

Mais surtout, Sahalia était là. Assise sur le rebord, à contempler le ciel. Une boîte à côté d’elle. Une échelle de secours pliable. La boîte était encore fermée.

Sahalia regardait droit devant elle.

Dans son dos, Niko et Alex braquaient leurs regards dans la même direction.

Je me suis arrêté net, et les masques me sont tombés des mains quand j’ai vu.

Au loin, près des montagnes, une épaisse bande noire s’élevait dans le ciel en s’entortillant comme un ruban. Elle montait en ligne droite jusqu’au niveau des nuages, où elle s’évasait comme un entonnoir.

On aurait dit de l’encre aspirée par le ciel, qui faisait une mare tout là-haut.

L’eau froide de la grêle s’infiltrait dans mes tennis et mouillait le bas de mon pantalon. Je m’en foutais.

Ce nuage noir grossissait à vue d’œil, une boule de nuit qui s’étendait vers l’horizon.

— Qu’est-ce que c’est ? a murmuré Alex.

— Demande à Brayden… lui a rétorqué Niko.

Là, Sahalia a dit tout bas :

— Ils ont fait des trucs trop dangereux au commandement de la Défense aérospatiale.

Le nuage noir occupait à présent autant de place dans le ciel que les montagnes qui se trouvaient derrière. Et il était toujours relié au sol par son long panache.

— La clim, nous a recadrés Niko. Tout de suite.

Grand Chasseur Courageux avait parlé.

On a tous obéi aussitôt.

 

Les machines ont été faciles à repérer. Elles se trouvaient pile au milieu du toit. Trois gigantesques boîtes, grosses comme des fourgonnettes. Avec des fentes sur les côtés pour laisser entrer l’air pur, et des tuyaux en métal reliés à une grosse conduite. C’est elle qui pénétrait dans le toit du Greenway.

— Merde, a fait Niko. Les tuyaux.

C’était ça le problème. La grêle les avait amochés. Cabossés et perforés. Il y avait des gros trous par lesquels l’air du dehors entrait se mêler à l’air purifié par les machines.

— Même si on éteint les machines, le mauvais air s’engouffrera par ces brèches, a indiqué Alex d’une voix paniquée.

Il commençait à flipper.

— Il faut condamner la conduite, a décidé Niko. (Se tournant vers Sahalia, il lui a ordonné :) Va chercher un gros marteau. S’il est trop lourd, demande à Jake de nous le monter.

— C’est bon, je peux le porter, ton marteau à la con, a pesté la fille.

— Eh ben, vas-y, alors !

Sahalia s’est précipitée vers la trappe.

Niko, lui, s’est approché de la conduite, à un bon mètre de l’endroit où elle s’enfonçait dans le toit. Il a grimpé dessus et s’est mis à sautiller. boum. Écho métallique. boum. Elle a légèrement cédé.

— Venez m’aider, nous a-t-il demandé, à mon frère et à moi.

On est montés sur le machin et on a commencé à sauter dessus tous ensemble. Ça aurait pu être marrant, sans ce nuage noir qu’on regardait se répandre dans le ciel comme une nappe de pétrole.

Au bout d’un moment, à nous trois, on a réussi à enfoncer un peu le truc.

Sahalia est revenue avec le marteau. On est descendus de la conduite.

Niko a pris l’outil et baam. Il s’est mis à taper dessus. C’était franchement plus efficace que nos sauts. Les muscles du dos de Niko ressortaient – respect. Ce mec était balèze et résistant.

Le jour a soudain viré au vert. Tout avait l’air bizarre, comme si on était sous l’eau.

bam, bam, bam, le marteau n’arrêtait pas.

Le nuage chimique chassait l’air devant lui comme un orage d’été. Sauf que cet air-là était malsain et que mes yeux commençaient à me picoter.

— Rentrez, nous a ordonné Niko. Je vous rejoins.

— Non ! ai-je rétorqué. Tu as besoin de nous…

C’est là que je me suis aperçu que j’avais laissé les masques à côté de la trappe.

J’ai foncé les chercher.

Alex et Sahalia ont dû croire que je rentrais. Ils m’ont suivi.

J’ai récupéré les masques ; Alex et Sahalia se sont engouffrés par la trappe. Ils descendaient déjà les marches en toussant et en jurant.

— J’arrive, leur ai-je lancé.

J’allais m’élancer vers Niko…

Quand ça m’a pris.

J’avais mal à la gorge, dans tout le corps, et j’étais mal dans ma tête. J’avais l’impression que mon sang brûlait. Ça me grattait partout, j’avais envie de tuer quelqu’un. Sérieux. J’avais envie de tuer quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était Niko.

Je le voyais là, en train de jouer du marteau, et j’aurais voulu l’étrangler. Mettre fin à son cirque de grand héros noble et sérieux.

Je me suis avancé vers lui en titubant, un masque à la main.

Je lui ai beuglé dessus.

Et là je suis tombé par terre, le nez dans les grêlons. On m’avait fait un croche-pied.

Quelqu’un me tenait par le pied et j’étais furieux. C’était mon frère. Il avait passé un masque et il m’attirait vers la trappe.

Je lui ai mis un coup. Je l’aurais tué. Me faire ça à moi. Je lui aurais arraché la tête.

J’attrapais des grêlons par poignées entières que je les lui jetais dessus.

Il m’a traîné jusqu’à la trappe et m’a fait rentrer.

Je me suis mis à le tabasser avec le masque que j’avais toujours à la main. Lui, il ne me lâchait pas la jambe et me forçait à descendre les marches.

Je le cognais encore pour le déséquilibrer. J’essayais de lui arracher son masque. Je le tirais par les cheveux. J’ai mordu mon frère au bras jusqu’au sang.

J’ai vu rouge, comme on dit. J’avais un film rouge sang devant les yeux et je n’arrivais plus à réfléchir. J’étais en mode totale violence. Des coups, des coups, des coups.

Une fois au pied de l’escalier, Alex a voulu se dégager. Je me suis jeté sur lui.

Jake m’a intercepté.

Je me suis étalé sur le béton froid et j’ai pourri Jake d’insultes en lui griffant la figure.

— ‘Tain, mec ! a fait Jake. Qu’est-ce qui s’est passé, là-haut ?

Je rugissais comme un lion. Je n’avais plus de mots.

— Il lui est arrivé quoi, à ton frère ? a demandé Jake en se tournant vers Alex.

Mon frère a pleuré. À cause de moi.

— C’est un animal ! a crié Jake en me clouant par terre, le genou contre mon ventre.

J’avais les bras derrière le dos, je ne sais plus trop comment. En plus du foot, Jake faisait partie de l’équipe de lutte du lycée. Il devait avoir une grosse vingtaine de kilos de plus que moi – j’étais mort.

Nous n’avons entendu Niko que lorsqu’il a été juste à côté de nous.

— Je l’ai calfeutrée, c’est bon, a-t-il annoncé. Par contre, on va devoir recouvrir la trappe avec des bâches. Idem pour les portes des quais de déchargement. Je vais chercher les pistolets à agrafes, occupez-vous des…

Là, j’ai dû grogner ou aboyer ou je sais pas trop quoi.

Niko m’a montré du doigt.

— C’est quoi, son problème, à Dean ? a-t-il demandé.

Je vous jure, j’avais envie de lui déchirer la gorge.