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J’ai toujours aimé le chant des alouettes. Je me revois, toute petite, sur les épaules de mon grand-père, tandis qu’il me montrait, le doigt tendu, une alouette qui montait dans le ciel. Je cillais dans le soleil, m’efforçant de la suivre des yeux jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’un minuscule point noir que je finissais par perdre de vue.

— L’alouette est l’amie du paysan, m’expliquait grand-père. Elle l’accompagne tout au long de la journée. Tu vois, elle s’élève droit dans le ciel, toujours en chantant, et même quand on ne la voit plus on l’entend encore. Ensuite, elle redescend, puis se laisse tomber au sol. Elle rejoint ainsi son nid, quelque part dans les champs. Mais attention ! Elle est maligne, tu sais ! Elle ne tombe pas à l’endroit précis où se trouve son nid, mais à plusieurs mètres. Elle fait ensuite le trajet au sol, et son plumage brun se confond avec la terre. Si bien qu’on ne peut pas la suivre. Elle agit ainsi pour protéger ses petits des bêtes qui leur voudraient du mal.

Je m’émerveillais qu’un si petit animal pût être aussi intelligent. Chaque année, dès le mois de février, je guettais le premier grisollement. C’était mon grand-père qui, le plus souvent, venait me prévenir :

— Mélanie, min tiot ! Je viens d’entendre la première alouette ! Viens vite !

J’accourais et, ensemble, avec ravissement, nous l’écoutions chanter, en cherchant à l’apercevoir dans le ciel encore trop brumeux. Nous savions que ce premier chant serait bientôt suivi par un, puis deux, puis plusieurs autres. Nous nous regardions, souriant du même plaisir : nos amies musiciennes, de nouveau, allaient nous enchanter pendant de longs mois.

Lorsque le printemps était enfin bien installé, au mois de mai, c’étaient elles qui m’éveillaient, dès les premiers rayons du soleil. Ensuite, à mesure que l’été s’épanouissait, je voyais arriver avec crainte la fin de la belle saison, car alors leur chant se raréfiait puis cessait tout à fait. Il fallait attendre le prochain printemps pour qu’il revînt, et les mois d’hiver me paraissaient bien longs.

Notre ferme s’appelait la « Cense aux alouettes ». Elle était la dernière de la rue, la dernière du village. Après elle, s’étendaient les champs et leur immensité. Ce qui expliquait que, bien plus que les autres fermes, elle fût ainsi entourée d’alouettes, d’où son nom. J’y vivais avec mes parents et mon grand-père, qui était le père de mon père. Ce fut lui qui guida mes premiers pas, qui me fit découvrir le monde qui m’entourait : notre cheval, nos vaches, nos cochons, nos poules, nos lapins. Notre chien, aussi, qui répondait au nom de Bobbi et que j’avais tenu, tout bébé, dans mes bras, l’année de mes cinq ans.

Mon grand-père avait plus de soixante ans, ce qui, à l’époque, me paraissait très vieux. Lorsqu’il donnait à manger aux poules, aux vaches, aux lapins, je l’accompagnais. Les poules m’effarouchaient un peu ; je craignais leurs coups de bec. Mais les lapins me plaisaient bien. J’aimais leur tendre une feuille de chou, des fanes de carottes. Je riais de la façon dont se fronçait leur petit nez rose tandis qu’ils engloutissaient avec gourmandise ce que je leur donnais.

Mon grand-père s’occupait également du potager qui se trouvait derrière la maison. Chaque année, avant le printemps, il bêchait la terre, ratissait, semait. Avec lui, je guettais les premières pousses. Il me montrait les rangées bien droites :

— Là, ce sont des radis. Ici, de la salade.

Il prenait sa houette, remuait la terre près des jeunes pousses, affirmant qu’un binage valait deux arrosages. Il craignait plus que tout le fouan qui donne : ainsi appelait-il la taupe qui, en creusant des galeries souterraines, repoussait à la surface de petits monticules de terre. Il protégeait les premières feuilles tendres des salades du bec vorace des oiseaux par de petits épouvantails qui ne parvenaient pas à les éloigner complètement. Il faisait la chasse aux limaces, aux escargots. Il m’apprenait à reconnaître les différents légumes. Je l’écoutais attentivement lorsqu’il m’expliquait que, si l’on voulait avoir du beau persil, il fallait le semer le vendredi saint et que, pour le quatorze juillet, tous les poireaux devaient être repiqués. Je l’aidais en arrachant les mauvaises herbes, je l’admirais tandis qu’il ratissait la terre avec application, avec douceur, et même avec une sorte de tendresse. Il me disait :

— La terre, il faut l’aimer. Il faut la courtiser. C’est elle qui nous donne notre nourriture et, pour cela, elle mérite notre respect.

 

 

Notre ferme était une petite ferme. Nous avions un seul cheval, Bijou. Mon père, parfois, me hissait sur le dos large et puissant et, ravie, je m’accrochais à la crinière rugueuse. Nous possédions quatre vaches : Carmen, Rosalie, Charmante et Noiraude. Avec mon grand-père, je les conduisais en pâture. J’en eus bien un peu peur, au début, mais j’appris vite à apprécier leur placidité et leur obéissance.

Ma mère s’occupait du travail de la ferme, trayait les vaches, faisait le beurre, fabriquait le pain, préparait les repas, faisait le ménage, la vaisselle. Chaque semaine, elle allait vendre le beurre, ainsi que des œufs et parfois un ou deux poulets, au marché de la ville voisine, distante de plusieurs kilomètres. Elle faisait le trajet à pied, par tous les temps, son panier au dos. Elle revenait, selon la saison, trempée par la pluie, ou le visage rougi par la chaleur, mais toujours satisfaite : elle avait bien vendu, et elle comptait soigneusement l’argent ainsi gagné, qu’elle serrait dans le bas de laine rangé dans l’armoire de sa chambre, sous une pile de linge.

Elle était d’une propreté irréprochable. Tous les jours, elle balayait soigneusement le carrelage de pierres bleues. Elle obligeait les hommes à laisser dehors, sur le paillasson en fer devant la porte, leurs sabots de travail tout boueux. Elle nettoyait le grinbillon ; ainsi appelait-elle le trottoir de briques rouges qui, dans la cour, longeait la façade de la maison, jusqu’à l’étable et l’écurie. Elle m’apprenait à ne pas laisser traîner mes affaires, à toujours bien les ranger ; elle ne supportait pas le désordre.

— Je ne veux pas passer, aux yeux des autres, pour une toutoulle, disait-elle.

Elle m’avait expliqué qu’une toutoulle était une femme désordonnée, souvent négligente, quelquefois malpropre. En un mot une mauvaise maîtresse de maison, donc extrêmement critiquable. Or ma mère était fort sensible à toute critique, et agissait de façon à ne pas s’en attirer. Mon père partageait ses idées. Il était aussi très fier, voire orgueilleux. Notre ferme était l’une des plus modestes du village, mais il aimait à répéter :

— Nous ne sommes pas riches, mais on ne peut rien dire sur nous. Nous n’avons rien à nous reprocher.

 

 

Outre la cuisine, qui était grande et servait de salle commune, notre maison comportait quatre autres pièces. La salle, aux beaux meubles patinés et au plafond enrichi de solives, où l’on n’allait pratiquement jamais et qui ne servait que pour les grandes occasions ; puis, au-dessus de la cave, la chambre de mes parents, surélevée par rapport au reste de la maison, et à laquelle on accédait par un étroit escalier de quelques marches ; et enfin, sur l’arrière de la maison, exposées au nord et donc peu éclairées, deux petites pièces voisines : la chambre de mon grand-père et la mienne.

J’étais rassurée, la nuit, de savoir mon grand-père non loin de moi. J’avais peur de l’obscurité, et surtout, je faisais des cauchemars. Je n’oubliais pas le premier de ces mauvais rêves, qui avait commencé d’une façon joyeuse. Mon grand-père m’avait acheté, à la ducasse du village, une balle multicolore. Dans la cour de la ferme, ravie, j’avais donné un coup de pied dans la balle, la projetant à plusieurs mètres. Mais mon pied était parti en même temps que la balle, la suivant de près, me laissant paralysée d’horreur. Je m’étais réveillée en larmes, et mes sanglots bruyants avaient attiré mon grand-père. Penché sur moi, avec inquiétude il m’interrogeait :

— Mélanie ! Qu’y a-t-il, min tiot ?

Je ne pouvais que répéter :

— Mon pied… Mon pied… Il est parti, en même temps que ma balle… Je n’ai plus de pied !

Sans comprendre mes paroles, mon grand-père tenta de me calmer. Mais je continuais à pleurer, m’entêtant à répéter que je n’avais plus de pied. A la fin, mon grand-père rejeta mes couvertures :

— Allons, regarde ! Il est là, ton pied. Ils sont là tous les deux.

A la lueur de la lampe qu’il avait allumée, je pus constater qu’il disait vrai. Mon étonnement fut grand. Je ne savais pas encore ce qu’était un cauchemar, et mon rêve avait été si vrai que je l’avais cru réalité. Lorsque je vis mes deux pieds intacts, rassurée, je me blottis dans mon lit et me rendormis.

Mais, par la suite, j’eus d’autres cauchemars. Ils venaient de temps en temps, sans raison précise. Ils avaient presque toujours le même thème : je me trouvais dans une rue toute noire, et des monstres me poursuivaient. Je ne les voyais pas, mais je les savais derrière moi, énormes et menaçants. Les yeux écarquillés dans l’obscurité, la bouche ouverte sur un hurlement d’épouvante, je courais à perdre haleine. Ma fuite durait ainsi plusieurs minutes, et je me réveillais à l’instant précis où les monstres me rattrapaient et me saisissaient.

Je me retrouvais dans mon lit, hagarde, terrorisée. Mon grand-père, attiré par mes cris, se penchait sur moi, murmurant des paroles apaisantes :

— Allons, c’est tout… calme-toi. Ce n’est qu’un mauvais rêve. Je suis là. Tu ne crains rien.

Je m’accrochais à lui, incapable de me calmer, secouée d’un tremblement nerveux qui refusait de me quitter. Je ne voulais pas rester seule à nouveau, me rendormir et retrouver les monstres qui, au-delà du sommeil, m’attendaient. Alors mon grand-père me prenait dans ses bras, m’emmenait jusque dans sa chambre, me couchait dans son lit.

— Tu vas dormir près de moi, disait-il. Là, tu n’auras pas peur ?

Avec gratitude, je secouais la tête, apaisée. Le grand lit que j’entrevoyais dans la pénombre m’apparaissait un havre de sécurité, dans lequel effectivement je ne craignais rien. Blottie contre le corps rassurant de mon grand-père, je me rendormais avec la certitude que, cette fois, les monstres ne me poursuivraient pas. Et, en effet, ils ne venaient plus.

Le lendemain matin, je m’éveillais dans mon lit, où grand-père m’avait transportée, encore endormie. Mon cauchemar de la nuit ne représentait plus qu’un mauvais souvenir, et je préférais l’oublier. J’étais reconnaissante à mon grand-père de venir à mon secours, alors que mes parents, dont la chambre était séparée de la mienne par la grande salle, dormaient et n’entendaient pas mes cris. Les nuits où il m’emmena ainsi dans son lit, terrorisée et secouée de sanglots, restèrent toujours un secret entre lui et moi.

*
*     *

Mon père avait un frère aîné, oncle Alfred, qui habitait au centre du village et exerçait le métier de cordonnier. C’était lui qui chaussait tous les habitants, hommes et femmes. Il fabriquait sabots, souliers et bottines sur mesure. J’aimais aller dans son atelier, respirer l’odeur du cuir qui y régnait, et le regarder travailler. Assis sur un tabouret, penché sur son établi, il était plus souvent occupé à réparer ou à ressemeler qu’à fabriquer de nouvelles chaussures. C’est qu’une paire de chaussures coûtait cher, et tous les habitants portaient les leurs jusqu’au bout. Oncle Alfred se vantait, à juste titre, d’utiliser du cuir d’excellente qualité, et ses talents de perfectionniste faisaient de chaque paire qu’il fabriquait une sorte d’œuvre d’art. Lorsqu’il en avait terminé une, il disait avec satisfaction :

— Elles feront bon usage. Elles sont faites pour durer des années.

Ce qui était vrai, particulièrement pour nous qui ne mettions des chaussures que le dimanche ou pour sortir. Pour travailler, nous portions des sabots.

Oncle Alfred était veuf. Sa femme, qui répondait au prénom original d’Esmérie, était décédée d’une mauvaise grippe alors que je n’avais que trois ans. Je ne me souvenais pas d’elle. Elle avait laissé un mari éploré et deux enfants de treize et onze ans, Georgina et Emilien. Tout naturellement, ce fut Georgina qui remplaça sa mère, s’occupant du ménage et de la maison. Pour ses deux enfants, oncle Alfred s’était efforcé de surmonter son chagrin, ne vivant que pour eux et pour son travail. L’année suivante, mon cousin Emilien – que tout le monde appelait Milien – quitta l’école. Mon oncle le prit comme apprenti et lui enseigna, patiemment, le métier de cordonnier.

Ma cousine Georgina avait dix ans de plus que moi. Je la trouvais très belle avec ses longs cheveux qu’elle maintenait en chignon mais qu’elle dénouait parfois pour moi. C’était comme un manteau soyeux qui l’enveloppait et dans lequel j’enfonçais, avec admiration et délices, mes petites mains. Elle se parfumait à l’eau de Cologne, et je trouvais qu’elle sentait bon. Chaque fois que j’allais chez elle, elle me donnait un sucre d’orge.

J’aimais la petite maison qu’elle habitait ; contrairement à la nôtre, elle possédait un étage. De là, nous voyions, derrière la maison, l’immensité des champs, avec, au loin, comme point de repère, le clocher de l’église du village voisin. Tandis que ma cousine Georgina brodait ou cousait, je me mettais à la fenêtre. Je ne me lassais pas du spectacle que j’y découvrais, différent selon les saisons. A l’automne, après les premiers labours, la terre apparaissait nue et brune, survolée de noirs corbeaux ; en hiver, elle semblait sommeiller, puis se réveillait au printemps. Mais c’était au début de l’été que je la préférais, parée de la blonde luxuriance des épis, épanouie et féconde comme une femme heureuse.

Parfois, dans un de nos champs, j’apercevais mon père avec Bijou, notre cheval. Je les regardais tracer les sillons, j’admirais leur lente progression, la force tranquille et sûre de l’animal, que mon père guidait du geste et de la voix. De cette entente pacifique entre la terre, l’homme et le cheval émanait une sorte de sérénité immuable qui me rassurait.

Lorsqu’elle en avait le temps, ma cousine Georgina me prenait sur ses genoux et me berçait tendrement en chantant, de sa voix douce, Cadet Rousselle, La Mère Michel ou Il pleut bergère. Blottie contre elle, tout en suçant mon sucre d’orge, je l’écoutais en souhaitant que cet instant ne finît jamais. Ma mère, sans cesse occupée, ne prenait jamais le temps de me cajoler de cette façon. Secrètement, j’espérais, plus tard, ressembler à ma cousine Georgina et devenir aussi douce et aussi belle.

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Une autre parente de mon père habitait le village, sa cousine Florentine. Restée veuve très jeune, elle vivait avec son fils unique Léon, qui avait quatre ans de plus que moi. Elle possédait une ferme plus importante que la nôtre, qu’elle exploitait avec l’aide d’un ouvrier agricole, Sylvestre. De plus, depuis le début de l’été jusqu’à la récolte des pommes de terre et des betteraves, elle employait deux ouvriers belges, toujours les mêmes, qui venaient de leur pays uniquement dans ce but et y retournaient ensuite. Ces deux ouvriers, Félix et Casimir, venaient aussi aider mon père pour la moisson.

Je n’aimais pas mon cousin Léon. Je le trouvais brutal, bruyant, violent. Petit et trapu, il avait un gros visage rond qu’une blessure à l’œil défigurait. A l’âge de sept ans, un été où il faisait très chaud, sa mère l’avait envoyé porter à boire à un jeune taureau enfermé dans une pâture. Sans que l’on sût exactement pourquoi, l’animal, pourtant attaché à un pieu solidement fixé en terre, réussit soudainement à se libérer et fonça à toute allure sur Léon qui, affolé, tenta de s’enfuir. Dans sa précipitation, il tomba alors qu’il arrivait à la clôture. Le pieu pointu, que le taureau avait emmené avec lui, l’atteignit au visage, en plein dans l’œil droit.

Outre une cicatrice qui lui tirait la paupière vers le bas et qui lui conférait un air sinistre, mon cousin était devenu borgne. Son œil blessé avait un aspect globuleux et trouble qui me mettait mal à l’aise. J’évitais de le regarder.

Lui ne semblait pas s’apercevoir de ma répugnance. Lorsque nous nous trouvions ensemble, il cherchait toujours à me plaire. Au printemps, par exemple, il attrapait des papillons aux couleurs vives qu’il tuait et qu’il m’offrait ensuite. J’aurais préféré qu’il laissât ces jolis insectes en liberté, et, au lieu de le remercier, je lui en voulais de les supprimer. Mais je n’osais pas le lui dire.

Un jour, devant moi, avec sa fronde il tua un jeune merle qui commençait tout juste à voler. Il alla le ramasser et me l’apporta avec un sourire satisfait que je jugeai cruel. Avec horreur, je regardai l’oiseau pantelant, ses yeux clos, son bec entrouvert. Un filet de sang coulait d’une blessure à la tête, là où la pierre l’avait atteint. Une violente indignation me fit réagir brutalement, et je criai :

— Oh, comme tu es méchant ! Je te déteste !

Et, le laissant là, je m’enfuis en pleurant. A partir de ce jour, j’essayai le plus possible de l’éviter, et j’appréhendais sa présence lorsqu’il venait chez nous.

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La personne la plus proche de moi, celle qui comprenait mes tourments d’enfant, celle à qui j’osais tout dire et qui m’écoutait toujours avec une immense compréhension, était mon grand-père. Sa présence a enchanté mes jeunes années. Je l’accompagnais partout tandis qu’il vaquait aux petits travaux de la ferme. Une grande complicité nous unissait. J’étais fière de l’aider ; de son côté, il prenait la patience de tout m’expliquer, et je l’écoutais avec un plaisir toujours renouvelé.

Il y avait, aussi, des moments où nous nous amusions comme des enfants. Il avait gardé un état d’esprit très jeune, et nos parties de plaisir étaient fréquentes. Un jeu me plaisait beaucoup, les soirs d’été, lorsque nous étions assis sur le banc de bois adossé à notre maison. Nous observions les gros nuages blancs et cotonneux, et nous nous amusions à leur trouver des formes.

— Regarde, disait mon grand-père, celui-là, là-bas, c’est un ours. Vois-tu sa grosse tête, et ses oreilles ?

Je renchérissais :

— Et là-bas, c’est un mouton. Un mouton en train de sauter. As-tu vu ses pattes, qu’il lance en avant dans le ciel ?

Nous passions de longs moments dans cette sorte de rivalité amicale, et lorsque le vent étirait les nuages, déformant nos animaux, nous avions toute l’immensité du ciel pour en trouver d’autres, encore et encore.

Mais le jeu que je préférais par-dessus tout, c’était lorsque mon grand-père me faisait sauter sur ses genoux. Il commençait lentement, puis allait de plus en plus vite, tout en chantant un refrain racontant l’histoire du cheval de Monsieur Guyot, qui avait tant mangé d’avoine qu’il ne pouvait plus « ravoir son haleine ». Et, à cet instant précis de la chanson, en imitant quelqu’un à bout de souffle, grand-père accélérait encore le mouvement de ses genoux, me faisant sauter de plus en plus fort jusqu’au moment où, d’un seul coup, il écartait les jambes, formant ainsi un grand creux dans lequel je basculais avec des cris de plaisir et d’effroi.

Ensuite, avant d’aller au lit, il me gardait contre lui et me racontait des souvenirs de sa propre enfance. Il vivait déjà dans la ferme que nous habitions, et il avait appris à travailler très jeune.

— Dès l’âge de quatre ou cinq ans, disait-il, après la moisson je glanais dans les champs. Dans la ferme, je donnais à manger aux lapins, aux poules, à boire aux veaux, je ramassais les œufs. Et attention, je n’avais pas intérêt à en casser un ! Après, en grandissant, j’ai plus d’une fois manqué l’école parce que mes parents avaient besoin de moi. Il faut dire qu’à l’époque, l’école n’était pas obligatoire.

Lorsque j’eus, à mon tour, l’âge scolaire, cette déclaration me laissa plus d’une fois incompréhensive et envieuse. Comment était-ce possible ? Et pourquoi étais-je obligée, moi, d’aller en classe tous les jours ? Je voyais là une injustice. J’aurais préféré rester avec mon grand-père et l’aider dans son travail, comme je l’avais toujours fait auparavant. Je ne trouvais pas l’école agréable. Il fallait rester enfermée toute la journée, sans avoir le droit de bouger ou de parler, il fallait sans cesse écouter, et nous nous faisions gronder lorsque nous ne comprenions pas les explications de la maîtresse. Le calcul me donnait beaucoup de mal, et je reçus plus d’une fois des coups de règle sur la tête parce que je ne savais pas faire mes opérations. Pourtant, mon travail scolaire m’apporta un avantage que je ne tardai pas à apprécier : de nouveaux moments de connivence avec mon grand-père.

Lui qui avait très peu fréquenté l’école, qui savait tout juste lire et écrire, s’intéressait à tout ce que je découvrais. Ainsi, lorsque le soir je faisais mes devoirs, il se penchait sur moi, observait mon travail. Alors que, le reste du temps, c’était lui qui m’apprenait tout, à ces moments-là, la situation s’inversait. Il devenait l’élève, et moi, je lui montrais ma page de lecture, je lui expliquais les mots nouveaux que nous avions étudiés à l’école, des mots qui ne faisaient pas partie du langage courant et dont mon grand-père ignorait le sens. Ensuite, après le souper, tandis que ma mère reprisait et que mon père lisait le journal, c’était mon grand-père qui me faisait réciter mes leçons, apprenant en même temps que moi les affluents de la Seine ou la date de l’assassinat d’Henri IV. Il n’y avait qu’en sciences naturelles qu’il se retrouvait en terrain connu ; il connaissait les plantes mieux encore que le livre de l’école.

Un jour, notre maîtresse nous parla du choléra. Lorsque, le soir, je rapportai ses propos à mon grand-père, il hocha la tête en soupirant :

— J’ai connu cette maladie, hélas ! Je peux te dire qu’elle est affreuse et terrifiante. Elle choisit ses victimes au hasard, elle arrive sur elles sans prévenir, et on a bien peu de chances d’y échapper. Si on l’attrape, on meurt en l’espace d’un jour ou deux. Moi, j’ai réussi à ne pas l’avoir. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais j’avais une petite sœur que j’aimais beaucoup, et…

Grand-père se tut un instant, me regarda avec, dans les yeux, une expression pensive et douloureuse :

— Elle avait ton âge. Elle était jolie comme toi. Et si douce, si gentille ! Le choléra l’a choisie parmi ses premières victimes. Je l’ai vue se tordre de douleur, crier, pleurer, je l’ai vue se battre en vain contre cette horrible maladie, et le lendemain, elle est morte sous mes yeux… J’avais douze ans à l’époque, et je n’ai jamais oublié.

Mon grand-père prit son grand mouchoir à carreaux et se moucha bruyamment. Il s’essuya les yeux, me fit un sourire tremblant :

— Tu lui ressembles. C’est comme si, à travers toi, elle était revenue sur terre pour se faire pardonner de m’avoir quitté si vite et pour, en échange, éclairer mes dernières années.

Cette déclaration m’émut profondément, et tissa un lien de plus entre mon grand-père et moi.

Dans mon esprit d’enfant, je n’imaginais pas qu’il pût un jour me quitter. Il gardait une excellente santé, et je ne voyais pas qu’il vieillissait, malgré ses cheveux et sa moustache devenus tout blancs. Je remarquais simplement qu’il s’essoufflait s’il allait trop vite, et il lui arrivait parfois de porter une main à son cœur avec une grimace de douleur. Il demeurait alors immobile et, après quelques instants, il reprenait ses occupations comme s’il ne s’était rien passé.

Habitué très jeune à être dur avec lui-même, il ne s’écoutait pas, selon sa propre expression. Dès que l’hiver commençait, pour prévenir les maux de gorge et rester en forme, il avait une méthode qui à la fois m’étonnait et me fascinait. Dans le feu qui ronflait, il introduisait le tison et le laissait là jusqu’à ce que la pointe en fût toute rouge. Pendant ce temps, il se versait un verre de bière. Ensuite, il retirait le tison du feu et il en plongeait la partie incandescente dans la bière. Je regardais avec un peu d’effroi le bouillonnement effervescent du liquide, qui semblait chuinter de colère. Lorsqu’il avait cessé, mon grand-père retirait le tison et buvait la bière d’un trait, jusqu’à la dernière goutte. Et, effectivement, il supportait les hivers les plus rudes sans un seul rhume.

J’étais heureuse de constater que tout le monde l’aimait, y compris les animaux de la ferme. Lorsqu’il apportait sa ration d’avoine à Bijou, notre cheval, celui-ci hennissait doucement. Il penchait sa tête vers mon grand-père, la posait sur son épaule. Ils restaient ainsi unis un long moment, et mon grand-père me disait :

— Tu vois, Mélanie, lorsqu’un cheval fait ça, c’est un signe de joie, de confiance, d’affection. Il te dit à sa manière qu’il t’aime et qu’il est content de te voir.

J’aurais bien voulu que Bijou me fît cette déclaration. Mais je n’osais pas m’approcher trop près de lui ; sa taille m’impressionnait. Par contre, je l’approuvais totalement d’aimer mon grand-père et de lui dire. C’était ce que je faisais, moi aussi.

*
*     *

L’équilibre de mes jeunes années fut brutalement rompu l’année de mes huit ans. Un matin, mon grand-père ne fut plus là.

Cela commença au cours de la nuit. J’avais fait un de mes cauchemars habituels, encore plus affreux parce que, cette fois-ci, ce n’était plus moi que les monstres poursuivaient, mais mon grand-père. Sous mes yeux épouvantés, ils l’avaient saisi et emporté, tandis que je pleurais et criais d’horreur. Je me réveillai, sanglotante et éperdue, et pour la première fois, grand-père ne se trouvait pas à mes côtés. Je restai blottie dans mon lit, encore trop terrorisée pour oser bouger ou me lever. Longtemps, je pleurai et tremblai avant de me rendormir, me sentant malheureuse et abandonnée.

Au petit matin, des voix me tirèrent de mon sommeil. Celles de mes parents auxquelles se mêlait une autre voix, plus forte et plus autoritaire, qui parlait de crise cardiaque. Je ne compris pas ce qui se passait. Je me redressai dans mon lit, appelai :

— Maman !

Ma mère arriva. A la faible lueur qui provenait de la porte entrouverte, je vis qu’elle avait les yeux rougis. Je m’inquiétai :

— Maman, que se passe-t-il ?

Elle me repoussa doucement, remonta les couvertures sur moi :

— Dors, Mélanie. Il ne fait pas encore jour. Je viendrai te chercher lorsqu’il sera l’heure d’aller à l’école.

Elle s’en alla, et je m’efforçai de lui obéir. Mais je ne parvins pas à me rendormir. J’entendis, dans la maison, d’autres voix qui se répondaient sans que j’arrive à saisir leurs paroles. J’eus l’impression d’un va-et-vient inhabituel. Pourtant, lorsque ma mère vint me chercher, tout me parut normal. Elle avait déjà fait la première traite, et un bol de lait mousseux m’attendait, comme chaque matin. Mon père n’était pas là, mais il arrivait souvent qu’à cette heure il fût déjà dehors. Par contre, l’absence de mon grand-père m’intrigua.

— Où est Pépère ? demandai-je aussitôt.

Ma mère détourna le visage et répondit d’un ton bref :

— Il est resté couché. Il est malade.

Surprise, je relevai la tête. C’était tellement inhabituel ! A vrai dire, cela ne s’était jamais produit.

— Je peux aller le voir ?

— Non. Il dort.

Je n’insistai pas. Je partis pour l’école et, toute la matinée, je demeurai mal à l’aise. A la sortie de midi, je courus sans m’arrêter jusqu’à la maison. Sur le seuil, je me heurtai à Basile, le menuisier, qui sortait. Je le saluai poliment et, tandis qu’il s’éloignait, je le suivis du regard, de plus en plus intriguée. Lorsque j’entrai dans la cuisine, de nouveau l’absence de mon grand-père me frappa. Mon oncle Alfred était là, assis à la table, l’air abattu et malheureux. J’allai l’embrasser, et je l’entendis pousser un profond soupir.

— Et Pépère ? Il est toujours couché ?

— Oui, dit ma mère.

Mon père secoua la tête.

— Voyons, Henriette, il ne sert à rien de le lui cacher. Autant le lui dire.

— Elle est trop jeune. Elle ne peut pas se rendre compte…

— Et moi je dis qu’elle est assez grande pour comprendre. Il faut la mettre face à la réalité. Viens, Mélanie.

J’obéis. En traversant la grande salle, celle qui ne servait que pour les occasions spéciales, je remarquai que le miroir, au-dessus de la cheminée, était dissimulé par un linge blanc. Quant à la grande horloge, pour une fois, elle était muette ; on avait fait taire son tic-tac régulier et rassurant.

La porte de la chambre de mon grand-père était entrouverte. Derrière mon père, je pénétrai dans la pièce et m’arrêtai, surprise par l’atmosphère étrange qui y régnait. Les volets étaient fermés alors que nous étions en plein jour, et une bougie tremblotait sur la table de nuit. Sa faible lumière me permettait de voir mon grand-père. Il semblait dormir, les yeux clos, le visage immobile. Mais il dormait tout habillé, dans son costume noir des dimanches, et ses mains, jointes sur sa poitrine, tenaient un chapelet comme s’il priait. Un élan me poussa vers lui, et j’eus envie d’aller le réveiller. Mais, impressionnée malgré tout par l’espèce de majesté paisible qui émanait de son visage, je m’approchai timidement du lit et chuchotai, très bas :

— Pépère…

Il ne bougea pas. Il n’eut pas un sourire, ni même un battement de cils. Je m’apprêtai à l’appeler plus fort lorsque mon père posa une main sur mon épaule :

— C’est inutile, Mélanie. Si tu l’appelles, il ne se réveillera pas. Il ne peut plus t’entendre, ni te répondre.

Je levai vers mon père des yeux incompréhensifs :

— Mais… pourquoi ?

— Parce que c’est ça, la mort. S’endormir et ne jamais se réveiller. Et Pépère… eh bien, il est mort cette nuit.

Perplexe, je regardai mon grand-père, son visage serein et détaché, indifférent à tout, même à moi. Comment pouvait-il ne pas me répondre, alors qu’il l’avait toujours fait ? Je trouvai la mort bien cruelle, puisqu’elle l’en empêchait.

— Tu peux l’embrasser, dit mon père, pour lui dire adieu. Bientôt, tu ne le verras plus.

Prête à pleurer, je déposai un baiser sur la joue immobile et froide. Je reculai immédiatement avec une sorte de répulsion. Ce contact glacial n’avait rien de commun avec les baisers qu’habituellement nous échangions, grand-père et moi. Que se passait-il donc ?

Je revins dans la cuisine en pleurant. J’avais vu mon grand-père, mais ce n’était plus lui. Il ne m’avait pas entendue, il ne m’avait pas parlé, et il ne le ferait plus jamais. Où donc étaient sa chaleureuse tendresse, sa disponibilité, son amour toujours présent ? Je sentais confusément que je les avais perdus et je pleurai davantage.

Ma mère regarda mon père avec reproche :

— Vois ce que tu as fait. Tu aurais dû m’écouter, et ne rien lui dire.

— Il faut bien qu’elle sache, pourtant. Même si ça lui fait de la peine. Elle aurait fini par comprendre, de toute façon.

Ce fut là l’ultime rencontre entre mon grand-père et moi. Ensuite, je ne le vis plus jamais. Des gens vinrent dans la maison, tous ceux du village qui le connaissaient. Tous chuchotaient et poussaient de gros soupirs. Cousine Florentine vint également, avec son fils Léon dont l’œil blessé me parut plus globuleux que jamais.

Ma cousine Georgina, toujours douce et compréhensive, s’aperçut de mon chagrin et entreprit de me consoler.

— Ne pleure pas, Mélanie. Ton grand-père, maintenant, est au ciel. C’est là que vont tous les gens qui meurent.

Je hochai la tête, indécise. Au catéchisme, monsieur le curé nous avait dit la même chose. Il avait parlé de paradis, mais aussi d’enfer pour les méchants. Je ne doutais pas un seul instant que mon grand-père fût allé au paradis.

— Et du haut du ciel, il veille sur toi. Il voit tout ce que tu fais. Il est encore avec toi, malgré tout.

Cette image de mon grand-père dans le ciel me plut. Elle parvint à atténuer un peu ma peine. Comme je l’avais connu facétieux, je l’imaginais s’amusant à se cacher derrière les énormes nuages floconneux auxquels nous donnions des formes d’animaux. Je préférais le situer là plutôt qu’au cimetière, où on le plaça lors de l’enterrement, sous la pierre froide et dure que ma mère, ensuite, ne manquait jamais d’aller fleurir.

Parfois, elle m’emmenait avec elle. Tandis qu’elle disposait les fleurs dans le vase, je gardais obstinément la tête levée et j’observais les alouettes qui chantaient dans le ciel. Je les regardais monter, monter toujours plus haut, et je les enviais. Peut-être, là-haut, rencontreraient-elles mon grand-père ? J’aurais aimé être l’une d’elles pour pouvoir, rien qu’un instant, revoir le bon visage et la moustache blanche de mon aïeul. Ou, tout au moins, j’aurais voulu communiquer avec elles, et leur donner un message pour lui : lui dire que je l’aimais, et que je ne l’oubliais pas.