8

Mon mariage se fit dans l’intimité. Nous étions en deuil, puisque Milien était mort. Et, de toute façon, je n’avais pas le cœur à me réjouir. Je portais le deuil de celui que j’aimais, et, avec lui, le deuil de mes espérances et de mon bonheur.

Nous fîmes un repas de famille, avec seulement les mariés et leurs parents. Mon oncle Alfred était présent aussi, bien qu’il eût tout d’abord refusé de venir. C’était mon père qui l’avait convaincu d’être des nôtres en remarquant :

— Tu viens toujours manger avec nous. Pourquoi pas ce jour-là ?

Le repas se passa dans une ambiance monotone qui me parut sinistre. Dehors, un brouillard glacial stagnait depuis la veille, à l’image de ce qu’était ma vie actuellement. Qu’allait être mon existence, maintenant que j’avais épousé Léon ? J’éprouvai soudain une incertitude qui se transforma en angoisse. Je posai ma fourchette, incapable de me forcer à manger.

Assise en face de moi, Florentine m’adressa un sourire rassurant. Elle semblait heureuse, et je savais que notre mariage la satisfaisait pleinement. D’après elle, Léon m’aimait depuis toujours, et c’était moi et personne d’autre qu’il voulait pour femme. Comme il était fils unique, il était seul pour reprendre la ferme, qui était l’une des plus importantes du village, et Florentine m’avait dit, le matin même :

— Après celui-ci, j’espère que tu donneras plusieurs enfants à mon Léon. Notre ferme en a besoin.

Je n’avais pas pu m’empêcher de frissonner. Des enfants de Léon… Il était assis à ma droite, et je le regardai. Je le voyais de profil, et je n’apercevais pas son œil blessé ni sa cicatrice. Malgré tout, je le détaillai sans indulgence. Son visage, rougi par la chaleur du feu, la nourriture et la boisson, était gros et laid. Il avait ôté sa veste, et sa chemise se tendait sur sa poitrine épaisse et ses bras volumineux. Je remarquais qu’il mangeait beaucoup, buvait énormément, et que sous ses aisselles une auréole de sueur s’élargissait. Je me détournai avec dégoût.

Il discutait avec mon père et mon oncle, et ils parlaient de la guerre. La veille, nous avions appris que Florent, le fils du cabaretier, venait d’être tué. Un de plus… Florent, grand, beau et fort, dont nous nous étions tant moquées, Clarisse et moi, parce que sa voix prenait parfois des inflexions aiguës qui contrastaient avec sa haute taille et sa corpulence. Il ne reviendrait pas, lui non plus. En écho à cette pensée, ma mère soupira :

— Encore un qu’on ne reverra pas… L’un après l’autre, ils vont tous y rester…

D’une voix forte, Léon déclara :

— Quand je pense que j’ai pleuré quand j’ai été réformé ! Maintenant, j’en suis heureux. Au moins, je suis vivant. Les autres, ceux qui étaient si contents d’être bons pour le service, et qui se moquaient de moi, eh bien, ils y resteront tous.

— Ne dis pas ça, Léon, protesta Florentine. La guerre va se terminer. Elle ne peut pas durer éternellement.

— Il serait temps, constata mon père. Ceux de la classe 17 viennent d’être appelés. Ils sont partis le mois dernier. Vont-ils être envoyés au front, si jeunes ?

Mon oncle approuva sombrement :

— Bien sûr. Ils serviront, eux aussi, de chair à canon.

Je pensai à François, le second fils du charron. Il faisait partie de la classe 17 – on les avait baptisés « les Bleuets » – et sa mère avait pleuré quand il l’avait quittée, le mois précédent. Le fils aîné, Gabriel, avait été tué en septembre 1914, dans la Marne – le premier tué de notre village.

— Tu as bien fait d’épouser Léon, me dit Florentine. Au moins, tu auras ton mari auprès de toi.

Je préférai ne pas répondre. J’étais de plus en plus crispée. Le repas était terminé, et nous allions partir. Pour la première fois depuis ma naissance, j’allais quitter ma maison et mes parents. Ce départ, qui avec Jean-Pierre aurait été source d’allégresse et de bonheur, se transformait maintenant en incertitude et crainte. L’appréhension me desséchait la gorge et me glaçait le cœur.

Avec la sensation d’évoluer dans un de mes cauchemars, je quittai mes parents, j’embrassai mon frère qui me chuchota :

— Bonne chance, Mélanie.

Je serrai les dents pour ne pas pleurer. A défaut de chance, c’était du courage qu’il me faudrait pour supporter la vie qui m’attendait, mariée à Léon que je n’aimais pas.

Entre mon mari et ma belle-mère, je fis la route jusqu’à leur ferme. Dans l’obscurité, le brouillard était toujours aussi dense. Je fus heureuse de penser qu’on ne me verrait pas. Je marchais tête baissée, écoutant à peine Florentine qui m’expliquait que, la veille, elle avait entièrement refait la chambre où j’allais dormir avec Léon.

— J’ai mis des draps neufs au lit, disait-elle fièrement. Des draps qui n’ont jamais servi. Je les avais achetés au marché, il y a quelques années, et je les avais gardés pour cette occasion.

Léon, à ma droite, me serrait le bras et avançait en soufflant bruyamment. La pensée de me trouver dans un lit avec lui me fut si intolérable qu’une nausée me secoua.

Enfin nous fûmes dans la maison. Florentine ferma portes et volets et fit de la lumière. Contrairement à mes parents qui s’éclairaient toujours avec des lampes à pétrole, Florentine n’utilisait plus de quinquets. L’année précédant la guerre, elle avait fait installer l’électricité dans sa maison, et elle en était très fière. Elle était l’une des rares, dans le village, à être ainsi équipée, avec le notaire, le médecin, et le directeur de la brasserie.

— Viens te réchauffer près du feu, me proposa-t-elle. Tu sembles gelée.

J’obéis, mais je savais que rien ne pouvait me réchauffer. Il était tard, et je retins un bâillement. Je me sentais épuisée.

— Si tu veux, me dit Florentine, je vais te conduire à la chambre que j’ai préparée, et que tu occuperas avec Léon. J’ai mis de l’eau dans le broc et une serviette, au cas où tu voudrais te rafraîchir.

Léon, assis sur une chaise et penché en avant, enlevait ses chaussures avec des grognements bien peu séduisants. Aussi séduisants que lui, pensai-je en suivant Florentine.

Je connaissais sa maison, mais je n’étais jamais entrée dans la chambre qu’elle me montra avec orgueil. Belle, spacieuse, meublée d’une commode au dessus de marbre, sur laquelle une cuvette et un broc en faïence décorée semblaient m’attendre, et d’un lit grand et majestueux, aux draps éclatants de blancheur et recouvert d’un énorme édredon rouge vif. Il y avait aussi, de chaque côté du lit, une table de nuit et une chaise.

— Je te laisse, Mélanie. Déshabille-toi et couche-toi. Léon ne va pas tarder à venir te rejoindre. Depuis le temps qu’il attend ce jour !

Je fis semblant de ne pas remarquer son sourire complice, et d’une voix contrainte la remerciai et lui souhaitai une bonne nuit. Demeurée seule, je sortis de mon sac de toile ma blouse de nuit et commençai à me déshabiller. Je tremblais sans pouvoir m’en empêcher. J’avais peur.

Je pliai mes vêtements sur l’une des chaises et, en blouse de nuit, me glissai dans le lit. Le contact des draps froids me fit grelotter, et je me recroquevillai sur moi-même, malheureuse, seule et désespérée.

J’attendais, aux aguets comme un animal sauvage, incapable de me détendre. Après de longues minutes, un pas lourd résonna dans le couloir, la porte s’ouvrit, et Léon entra. Il chercha l’interrupteur, alluma, et je clignai des yeux, éblouie.

— Me voilà, Mélanie. Je n’ai pas été trop long ? J’avais peur de te trouver endormie et d’être obligé de te réveiller.

Il s’était déshabillé de son côté et avait revêtu une longue chemise de nuit qui lui donnait une apparence grotesque. Son œil blessé semblait ressortir davantage, et, avec sa cicatrice livide, il rendait le visage rouge de Léon encore plus hideux. Je détournai la tête et dis la première phrase qui me vint à l’esprit :

— Tu sens l’alcool.

Il ne se vexa pas. Nous nous connaissions depuis toujours, et bien souvent, dans notre enfance, nous nous étions querellés. Mais cela ne rendait pas nos rapports actuels plus faciles, car moi je n’avais jamais souhaité être sa femme.

— J’ai bu un peu de cognac avant de venir te rejoindre, admit-il. Pour me donner du courage.

Cet aveu tout simple m’émut un peu. Avait-il peur, lui aussi ? Il allait se coucher, et je demandai :

— Eteins la lumière, s’il te plaît.

Il obéit, et je me sentis un peu mieux dans l’obscurité. Le lit grinça lorsqu’il vint s’allonger près de moi. Immédiatement, il m’enlaça, se pencha pour m’embrasser. L’odeur d’alcool qu’il exhalait me souleva le cœur. Il enfouit son visage dans mon cou et murmura :

— Mélanie… Je n’arrive pas à réaliser que tu es là, que tu es à moi…

Il se mit à me caresser. Ses mains se glissèrent sous ma chemise de nuit, et j’eus envie de le repousser, de m’enfuir en hurlant. Mais je serrai les dents et le laissai faire. Il souleva ma chemise, se mit sur moi, et ce fut horrible. Ce fut un assaut bestial qui n’avait rien de commun avec les étreintes passionnées et pleines de tendresse qui m’avaient unie à Jean-Pierre. En grognant, en soufflant, il fit de moi sa femme tandis que, le visage tourné au maximum vers le bord du lit, je laissai couler des larmes de détresse, d’impuissance et de révolte inutile.

Il me lâcha enfin, retomba sur le côté, marmonna quelque chose que je ne compris pas et s’endormit immédiatement. Ses ronflements sonores emplirent la chambre. Je sortis du lit, m’approchai de la commode et, dans l’obscurité, tentai de me laver. Je me frictionnai énergiquement avec la serviette, comme pour effacer les attouchements odieux que j’avais dû subir. Des crises de larmes me secouaient, et je sanglotais tout bas, silencieusement.

Enfin, tremblante et brisée, je me couchai en évitant de toucher le corps de Léon. Il ronflait toujours aussi bruyamment, et il faudrait que je m’habitue et que je le supporte. Avec douceur, je tâtai mon ventre. Mon enfant ne bougeait pas, comme si lui aussi souffrait de cette situation et me le faisait savoir par son immobilité. Je demeurai longtemps attentive. Comme je me détendais peu à peu, je parvins finalement à capter un léger mouvement, timide, à peine perceptible. Rassurée, je parvins enfin à m’endormir.

*
*     *

Dès le lendemain, je commençai une nouvelle vie, et cette journée fut la première d’une succession d’autres toujours semblables. Pendant que Léon travaillait dehors avec Sylvestre, l’ouvrier agricole, j’aidais Florentine comme j’avais aidé ma mère chez nous : traire les vaches, nourrir le veau, les cochons, les lapins, les poules, faire le beurre et toutes les besognes de la ferme que je connaissais bien.

Cette continuité dans le travail m’aida à m’adapter. Dans la journée, à l’exception des repas, je me trouvais seule avec Florentine. Elle se montrait bienveillante envers moi, m’évitant de trop durs travaux à cause de mon état. Elle m’était reconnaissante d’avoir épousé Léon, et elle était persuadée que nous ne pouvions qu’être heureux. A la moindre occasion, elle me vantait ses mérites :

— C’est un bon garçon, mon Léon. Vois : en ce moment où les hommes sont à la guerre, il n’hésite pas à aider les femmes restées seules. Il a semé leur avoine, et avec Sylvestre, il va aller planter leurs pommes de terre. En plus de notre ferme, ça lui fait de dures journées. Mais il n’écoute que son bon cœur.

Je ne voyais dans ce supplément de travail qu’un avantage : Léon, le soir, était fatigué et s’endormait immédiatement. Néanmoins, il prenait toujours un peu de temps pour se jeter sur moi et assouvir son désir. C’était un moment atroce, mais il ne durait jamais longtemps. Pendant quelques minutes, après m’avoir caressée maladroitement de ses grosses mains, Léon me pénétrait brutalement, s’agitait en ahanant et en soufflant tandis que, tendue à l’extrême, je détournais le visage, les yeux fermés, les lèvres serrées sur les cris de protestation et de dégoût que je retenais. Il ne semblait pas trouver anormal mon manque de participation, et me possédait comme si j’avais été un objet. Sitôt satisfait, il roulait sur le côté et se mettait à ronfler. Après un long moment, je parvenais enfin à me détendre et à m’endormir, bien souvent en pleurant.

Le travail de la ferme, heureusement, me fatiguait et me permettait de trouver le sommeil et l’oubli. S’il n’y avait pas eu ce « devoir conjugal », comme on l’appelait, qui m’obligeait à me donner à un homme pour qui j’éprouvais de plus en plus une insurmontable répulsion, ma vie aurait été supportable. Dans la journée, je ne voyais pas beaucoup Léon, pris par notre ferme et celle des femmes qui avaient un mari au front. En parlant de Léon, elles ne tarissaient pas d’éloges :

— Qu’il est brave ! Je ne sais pas comment je ferais sans lui.

Certaines, celles qui me connaissaient bien, me disaient avec approbation :

— Tu as un mari bien courageux, Mélanie. L’ouvrage ne lui fait pas peur.

Comme les chevaux avaient été réquisitionnés, la plupart d’entre elles ne pouvaient pas labourer. Là aussi, Léon apportait son aide. A la déclaration de la guerre, les deux chevaux qu’il possédait avaient été emmenés pour l’armée. Pour pallier leur absence, il avait fait castrer, par le vétérinaire, un jeune taureau, qui était devenu un bœuf solide, au caractère placide, bien que têtu. C’était avec cet animal – baptisé Robert – que Léon labourait, et il répétait avec satisfaction :

— Robert a une force extraordinaire. A lui seul, il vaut bien deux chevaux, sinon trois !

Quand mon travail me laissait un peu de répit, l’après-midi, j’allais voir mes parents. Ils ne me demandaient pas si j’étais heureuse, et je ne disais rien. Ils savaient bien, de toute façon, que je n’aimais pas Léon et que je ne l’aurais jamais épousé dans d’autres circonstances. Seul, mon frère m’interrogeait, avec affection :

— Ça va, Mélanie ?

Je répondais oui. Qu’aurais-je pu dire d’autre ? Je ne pouvais pas me confier à un enfant de treize ans.

Un jour, vers la fin du mois de mars, alors que j’étais seule avec Florentine, je demandai :

— Verriez-vous un inconvénient à ce que je me rende chez Clémence ? Depuis mon mariage, je ne suis pas allée la voir. Vous allez me dire qu’elle n’est plus rien pour moi, maintenant, mais l’enfant que j’attends est son petit-fils ou sa petite-fille.

Contrairement à ce que je craignais, Florentine ne protesta pas et admit mon raisonnement.

— C’est vrai. Tu peux aller chez elle, Mélanie, et lorsque l’enfant sera né, il faudra bien qu’elle le connaisse. Le contraire serait trop cruel. Mais n’en parle pas à Léon. S’il sait que tu vas voir la mère de ton ancien fiancé, il ne va pas être content. C’est qu’il était jaloux de Jean-Pierre, tu ne peux pas t’imaginer !

Ne pas en parler à Léon me convenait tout à fait, et cette complicité entre Florentine et moi me fit plaisir. Ainsi, je repris mes visites chez Clémence, et elle fut heureuse de me revoir, tout en continuant à me reprocher mon mariage.

— Vous n’auriez pas dû épouser cet homme, mon enfant. Un mariage sans amour devient vite pénible à supporter, croyez-moi. Et que dira Jean-Pierre quand il reviendra ? Il sera furieux de constater que vous ne l’avez pas attendu.

De telles réflexions gonflaient mon cœur de chagrin, et je me retenais pour ne pas pleurer. Je ne pouvais qu’admirer la constance de Clémence qui, jour après jour, continuait à se rendre à la sortie du village et à attendre devant la voyette, à l’orée des champs. Chaque fois, elle revenait en disant :

— Il n’était pas encore là aujourd’hui. Demain, sans doute.

Et, le lendemain, elle recommençait.

*
*     *

Le mois de mars arriva, annonçant la venue prochaine du printemps. J’étais enceinte de six mois, et ma grossesse était maintenant bien visible. J’essayais d’ignorer les regards appuyés des gens du village – surtout des femmes – qui évaluaient ma silhouette avec un air entendu.

Léon, quant à lui, semblait ne pas savoir que j’attendais un enfant. Il ne m’en parlait jamais, ne faisait jamais aucune réflexion sur mon ventre qui s’arrondissait. Je me disais que, peut-être, cela le gênait, ou encore, plus probablement, qu’il ne s’intéressait pas à un enfant qui n’était pas le sien, au point de vouloir ignorer son existence.

Florentine, par contre, n’était pas avare en recommandations. Elle me répétait de manger pour deux, me demandait si j’avais des envies et me conseillait d’y céder. Elle observait mon ventre et déclarait avec un air connaisseur :

— C’est ta taille qui épaissit. A mon avis, ce sera une fille.

Parfois, elle ajoutait :

— Une fille, c’est aussi bien. Tu feras un garçon à mon Léon, après.

A chaque fois, un frisson me parcourait le corps. Je n’avais aucune envie d’un enfant de Léon.

Un matin, en entrant dans la remise qui jouxtait l’étable, une souris fila devant moi, presque sur mes pieds. Je poussai un cri :

— Une souris !

— Va vite boire un verre d’eau si tu as eu peur, me recommanda Florentine. Et j’espère que tu n’as touché aucune partie de ton corps. Il ne faudrait pas que l’enfant soit marqué.

Je suivis son conseil, l’écoutant une fois de plus me raconter que, dans son enfance, elle avait connu une femme enceinte qui avait eu peur d’un lièvre et dont le bébé, ensuite, était né avec un bec-de-lièvre.

— Fais attention, Mélanie. Pense à ton enfant.

Sa sollicitude m’était douce. Aussi, si parfois ses recommandations me paraissaient dénuées de fondement, je les suivais pour lui faire plaisir.

*
*     *

Les jours passaient ainsi, et en moi mon enfant grandissait. Flavie, la sage-femme du village, venait me visiter, et elle affirmait, comme Florentine, que le bébé serait une fille.

Une fille de Jean-Pierre… Je pensais souvent à lui, mon amour perdu à jamais. La guerre continuait de tuer les jeunes gens, et à briser d’autres vies comme elle avait brisé la mienne. Parfois, il m’arrivait encore de me révolter : Pourquoi une telle tuerie ? Quand donc allait-elle se terminer ? C’était ce que nous désirions tous, aussi bien les familles des soldats que les poilus eux-mêmes qui, à chaque permission, appréhendaient le retour vers l’enfer, comme ils disaient, et peut-être vers la mort.

Ignorant la guerre et son cortège de sang et de larmes, le printemps s’installa, glorieux, s’épanouit, fit reverdir les arbres et revenir les hirondelles. Dans les champs, les pousses vertes du blé et de l’avoine grandirent, devinrent des épis serrés qui ondulaient sous le vent. Lorsque la Saint-Jean arriva, ma grossesse approchait de son terme. Malgré mon ventre volumineux, dont le poids entravait mes mouvements et me donnait une démarche de canard, je ne changeais rien à mes tâches habituelles. Il était normal de travailler jusqu’au dernier jour d’une grossesse, ce qui permettait, disait-on, un accouchement plus facile.

Les premières douleurs me prirent le premier dimanche de juillet, pendant la nuit, peu avant l’aube. Je serrai les dents et tâchai de supporter stoïquement la douleur ; je savais qu’elle n’irait qu’en s’amplifiant. Je ne voulais pas réveiller Léon ; lorsqu’il se leva, je me tournai de l’autre côté et, les yeux fermés, fis semblant de dormir. Ce ne fut que lorsqu’il eut quitté la chambre que je me levai à mon tour.

En me voyant arriver dans la cuisine, penchée en avant, me tenant le ventre de mes deux mains, Florentine comprit.

— C’est l’enfant qui arrive ? Retourne te coucher, Mélanie. Je vais aller prévenir Flavie.

J’obéis, et je me mis à lutter pour mettre mon enfant au monde. Les heures s’écoulèrent, toutes occupées de ma douleur qui, à chaque contraction, atteignait un palier supérieur. Je perdis la notion du temps et du monde extérieur. Lors des accalmies, je remarquais qu’il faisait jour, que le soleil était haut dans le ciel, et je retombais aussitôt dans les vagues de souffrance qui me labouraient le corps. Je me mordais les lèvres pour ne pas crier, mais je ne pouvais m’empêcher de gémir. J’apercevais, à travers les larmes et la sueur qui me piquaient les yeux, les visages de Florentine, de ma mère, de Flavie. J’entendais à peine leurs paroles d’encouragement. Vers la fin, ce fut si douloureux que je me mis à pleurer, et je crois bien que j’appelai Jean-Pierre. Ma tête roulait sur l’oreiller, les larmes noyaient mon visage et coulaient dans mes cheveux. Soudain, une atroce sensation de déchirure me fit pousser un grand cri. Aussitôt, la souffrance disparut, et un vagissement plaintif me fit tout oublier. Je relevai la tête et, à travers mes larmes, je vis mon enfant – celui de Jean-Pierre.

— Comme je l’avais dit, c’est une fille, annonça Flavie sur un ton de victoire. Une belle petite fille.

Lasse et heureuse, je me tournai vers ma mère qui était occupée à laver le bébé et à l’emmailloter. Lorsqu’elle eut terminé, elle me l’apporta. Je la pris contre moi tandis qu’un flot d’amour me submergeait. Des larmes brûlantes emplirent mes yeux et se mirent à couler. A cet instant précis, l’absence de Jean-Pierre m’était plus insupportable que jamais. Je pensai que, pour compenser l’absence de son père, j’aimerais ma petite fille deux fois plus.

— Tu dois te reposer, maintenant, me dit Florentine. Léon est aux champs. Je le préviendrai dès qu’il reviendra.

Elle prit ma petite fille, la coucha dans le berceau qu’elle avait descendu du grenier et garni d’un matelas de paille de blé toute fraîche. Je la regardai avec amour. Au lieu de pleurer et de s’agiter, elle dormait, et son petit visage fragile m’attendrissait profondément.

Ma mère me lava le visage, me mit une chemise de nuit propre, borda les draps.

— Dors un peu, Mélanie. Je reviendrai te voir tout à l’heure.

Elles sortirent. Passant à travers les fentes des volets que Florentine avait fermés, les rayons du soleil striaient la chambre de rayures lumineuses. Dans cette semi-obscurité, je contemplai mon enfant, heureuse de posséder ce souvenir vivant de Jean-Pierre. Je me promis de lui dire la vérité, un jour, sur son vrai père. L’idée qu’elle pût croire que Léon était le sien me déplaisait fortement.

 

 

Il entra dans la chambre le soir même, prévenu par Florentine. Il était encore en tenue de travail, et je fus agressée par l’odeur de sueur et de fumier qu’il apportait avec lui. Il se pencha sur le berceau, jeta à peine un regard au bébé, émit une sorte de grognement que je ne parvins pas à interpréter. Puis il tourna vers moi son gros et laid visage à l’œil protubérant :

— Tu vas bien, Mélanie ?

Je fis un signe d’assentiment. Il resta debout, gauchement, ne sachant que dire. Je savais bien qu’il ne pouvait pas se réjouir de la venue d’un enfant qui n’était pas le sien, et je me taisais, moi aussi.

— Eh bien, je te laisse, dit-il enfin. Mère m’a recommandé de ne pas te fatiguer.

Il sortit, et je soupirai avec inquiétude. Quelle serait son attitude envers ma petite fille ? Une pensée sournoise et insistante me disait qu’il ne l’aimerait pas.

*
*     *

Flavie revint le lendemain vérifier que tout allait bien, et me recommanda de garder le lit.

— Il ne faut pas te lever avant neuf jours, assura-t-elle, afin de laisser à la matrice le temps de se remettre.

Peu habituée à rester allongée et à ne rien faire, je trouvai les journées longues. Heureusement, de nombreuses personnes vinrent admirer mon bébé, et leur visite me fit plaisir. Le reste du temps, seule avec ma petite fille, je ne me lassais pas de la regarder. Je cherchais dans le petit visage une ressemblance avec celui de Jean-Pierre. Lorsque je la nourrissais, je la contemplais avec adoration.

— Je suis allée prévenir Clémence, me dit ma belle-mère le lendemain de la naissance. Il est normal qu’elle sache que sa petite-fille est née.

Je la remerciai de cette attention. L’après-midi, Clémence arriva, intimidée et radieuse. Léon était aux champs avec Sylvestre, et Florentine la reçut aimablement. Elle la conduisit jusque dans ma chambre. Clémence s’approcha, se pencha sur le berceau, et une immense tendresse illumina son visage.

— Il me semble revoir Jean-Pierre lorsqu’il est né, murmura-t-elle. Il avait la même touffe de cheveux sur le sommet du crâne.

Les larmes aux yeux, elle vint m’embrasser. Devant Florentine, je n’osai rien dire. Nous étions dans une situation qui me gênait. Clémence était la grand-mère de mon enfant mais, légalement, elle ne représentait rien pour elle. Je trouvai injuste qu’après avoir perdu son fils, elle ne fût qu’une étrangère pour sa petite-fille. Je me promis de la lui conduire aussi souvent que possible.

Je savais que Jean-Pierre, dans son enfance, avait adoré sa grand-mère. Comme celle-ci s’appelait Pauline, je décidai de donner ce prénom à ma fille.

Lorsque ma mère et Florentine m’interrogèrent sur mon choix, je répondis simplement que ce prénom me plaisait. Clémence, seule, comprit. Elle me remercia, m’assurant que, lorsqu’il reviendrait, Jean-Pierre approuverait que sa fille portât le prénom de la grand-mère qu’il avait tant aimée.

Lorsque les neuf jours se furent écoulés, je pus enfin me lever. Ma première sortie, selon la coutume, fut pour me rendre à l’église assister à la messe basse qui constituait, dans un tel cas, la messe de relevailles. Elle était nécessaire, disait-on, pour laver la mère de l’impureté de la conception et de l’accouchement. Au moment où monsieur le curé me bénit, je ressentis un peu de gratitude pour Léon. S’il ne m’avait pas épousée, je n’aurais pas eu droit à ce rite de purification, car les filles-mères n’étaient pas acceptées aux messes de relevailles.

La naissance de mon enfant avait l’avantage de m’éviter les assauts si déplaisants de Léon. Flavie, la sage-femme, lui avait recommandé d’attendre quelque temps avant de reprendre le « devoir conjugal ». J’en étais infiniment soulagée, et je profitais de ce répit tout en appréhendant le jour où il se terminerait.

Pauline dormait près de notre lit, et je me réveillais la nuit pour la nourrir lorsqu’elle pleurait. Je la changeais, et je la berçais ensuite pour l’endormir. Le sommeil de Léon n’en était pas dérangé. Il continuait de ronfler imperturbablement. Il ne s’occupait jamais d’elle. Cette indifférence voulue me glaçait. Je me disais que mon impression était bonne et qu’il ne l’aimait pas.

Florentine, elle aussi, avait remarqué l’attitude de son fils. J’étais persuadée qu’elle le comprenait, mais elle n’agissait pas comme lui. Un après-midi, alors qu’elle m’apportait mon bébé pendant que je dégrafais mon corsage pour la nourrir, elle dit en regardant le petit visage innocent :

— Je sais bien qu’elle n’est pas la fille de Léon, mais elle n’en est pas responsable. Moi, je l’aime comme si elle était ma petite-fille.

Cet aveu me toucha, et le refus de Léon d’aimer mon enfant me devint de plus en plus pénible. Un soir, alors que nous étions dans notre chambre, je venais de nourrir Pauline et je la recouchais dans son berceau. Léon, prêt à se mettre au lit, affectait de nous ignorer. Subitement, une colère me prit, et je me tournai vers lui :

— Léon, pourquoi agis-tu toujours comme si Pauline n’existait pas ? Tu ne la regardes jamais, on dirait que tu ne la vois pas.

D’abord surpris, il se ressaisit, et son gros visage prit une expression butée, presque mauvaise :

— Elle n’est rien pour moi. Elle n’est pas ma fille.

J’essayai de protester, répétai les paroles de Florentine :

— Mais, Léon, elle n’en est pas responsable.

— Peut-être. Mais quand je la vois, elle me rappelle que tu as aimé quelqu’un d’autre avant moi, et je ne peux pas le supporter. Car ce Jean-Pierre, tu l’aimais, hein ? Lui, tu ne l’as pas repoussé ?

Son visage devenait rouge de colère, la cicatrice se tendait sur sa peau, et son œil globuleux semblait augmenter de volume. Je détournai les yeux avec répugnance, consciente de sa jalousie, malheureuse de constater qu’il n’aimerait jamais ma petite fille et que, peut-être, il la détesterait. Je balbutiai que je devais me rendre aux cabinets, situés dans la cour, pour sortir de la chambre. J’attendis longtemps avant de revenir. Lorsque je m’y décidai, je fus soulagée de trouver Léon endormi. Je me couchai sans faire de bruit, et jamais plus je n’osai aborder ce sujet.