C’était l’été et, l’après-midi, je promenais Pauline dans la voiture d’enfant que ma mère avait descendue du grenier. Je marchais lentement pour pouvoir contempler, tout en avançant, son visage endormi. J’allais chez mes parents. Ma mère était toujours heureuse de ma visite. Quant à mon père, il considérait sa petite-fille avec un mélange d’affection et de gêne. Je me disais avec culpabilité qu’il pensait qu’elle n’était pas une enfant légale, puisque Léon, même s’il m’avait épousée, n’était pas son père. Mon frère, par contre, était fou de sa nièce. Il était très fier d’en être le parrain, et il se penchait sur le landau en faisant toutes sortes de mimiques pour amuser ma fille.
— Regarde, me disait-il, elle a ri ! Elle me reconnaît, elle sait que je suis son mononc’ Georges. Comme elle est mignonne !
J’allais aussi chez Clémence. Elle m’accueillait toujours avec des exclamations de joie. Elle était heureuse de retrouver chez Pauline de nombreuses ressemblances avec Jean-Pierre.
— Elle a ses yeux, affirmait-elle.
C’était vrai. Mon enfant avait les mêmes yeux clairs, au regard grave et doux. Elle semblait avoir également la nature calme de Jean-Pierre, son caractère aimable. Si elle pleurait parfois, elle ne piquait pas de grosses colères, et ses pleurs ne duraient jamais longtemps.
Le seul aspect désagréable de ma vie se situait du côté de Léon. Il n’aimait pas ma fille, et agissait comme si elle n’existait pas. Même Sylvestre, pourtant assez rude, se penchait sur elle et lui adressait quelques paroles gentilles. Mais Léon se détournait d’elle avec obstination. Comme c’était la période de la moisson – orge et avoine en juillet, blé en août –, il était occupé, pour lui et pour les femmes qu’il aidait, de longues journées au-dehors, et il se trouvait rarement en présence de Pauline. J’en étais soulagée. Son attitude me faisait appréhender les mois d’hiver, où il serait plus souvent à la maison.
J’avais repris mon travail, celui de la ferme, et aussi celui des champs. J’allais aider mes parents pour la moisson et, pendant que mon père et mon frère piquetaient, comme je l’avais fait tant de fois au cours des années précédentes, je passais derrière eux avec ma mère et je liais les gerbes, pour ensuite les mettre en monts. Je fis la même chose pour aider Florentine, et j’interrompais ma tâche quelques instants pour courir jusqu’à la maison, retrouver ma petite fille couchée dans son berceau, dans la chambre aux volets fermés contre la chaleur, la prendre contre moi et la nourrir avec amour. Je prolongeais un moment cet instant privilégié où nous n’étions que deux, et ensuite, avec regret, je la replaçais dans son berceau et je repartais aux champs.
S’il n’y avait pas eu Léon, je me serais trouvée satisfaite de ma vie telle qu’elle était, occupée par mon travail, et illuminée par la présence de ma fille.
Mais, hélas, il y avait Léon. Léon qui avait repris ses assauts déplaisants, le soir, depuis que Flavie avait déclaré qu’il n’y avait plus aucun obstacle au « devoir conjugal ».
— Il est temps, avait rétorqué Léon avec un gros rire grivois. Moi, je veux un fils pour reprendre la ferme. Et même plusieurs.
Horrifiée à cette perspective, j’avais rattrapé Flavie à la grand-porte de la ferme, et j’avais balbutié maladroitement que je ne voulais pas un autre enfant trop rapidement.
— Ne t’inquiète pas, m’avait-elle répondu. Tant que tu nourriras ta fille, tu auras peu de chances de concevoir à nouveau.
Je n’avais répété cette conversation à personne, et j’avais pris l’intention de nourrir ma fille le plus longtemps possible.
Mais il me fallait néanmoins, chaque soir, subir les assauts de Léon. Ils me donnaient la nausée. Il m’avait dit, une fois, qu’il m’aimait, mais je ne trouvais nulle part trace de cet amour. Il me possédait brutalement, sans un geste de tendresse, sans une parole. Il pétrissait mes seins gonflés de lait et me faisait mal. C’était tellement pénible qu’une fois, je me plaignis à ma mère, en espérant qu’elle me comprendrait. Au contraire, elle me regarda avec reproche :
— Si tu te trouves dans cette situation, c’est uniquement ta faute, Mélanie. Tu étais enceinte, et nous avons dû te marier à Léon, qui a bien voulu de toi.
Je baissai la tête sans répondre. Etait-ce là mon châtiment ? Supporter Léon tous les soirs de ma vie ? Jusqu’à quand ?…
Sur le chemin du retour, dans les voyettes que j’empruntais toujours, tout en poussant la voiture d’enfant dans laquelle sommeillait ma petite fille, je m’interrogeai. Si je n’avais pas cédé à Jean-Pierre, je vivrais toujours chez mes parents, et je n’aurais pas à supporter Léon. Devais-je regretter de m’être donnée à celui que j’aimais ? Un regard au visage de mon enfant endormie m’apporta la réponse. Si je m’étais refusée, je ne posséderais pas ce trésor qui était ma seule raison de vivre. Et je savais que je ne regretterais jamais les moments passionnés qui nous avaient rendus si heureux, Jean-Pierre et moi, et dont je garderais toujours un souvenir ébloui.
*
* *
Un après-midi, en arrivant chez Clémence avec Pauline, je fus surprise de voir un homme assis dans la cuisine. Je le regardai tandis qu’il me saluait, certaine que son visage ne m’était pas inconnu, sans pourtant parvenir à lui donner un nom. Clémence mit fin à mon incertitude en disant :
— Edmond est venu me dire bonjour. Il est rentré chez lui avant-hier. Sa mère est heureuse qu’il soit revenu. Et soulagée de savoir qu’il ne repartira pas à la guerre !
Edmond ! Je le regardai mieux. Comme il avait changé ! Je me souvenais du jeune homme enjoué et toujours content qui répétait : « La vie n’est qu’un passage, passons-la bien et passons-la gaiement. » Il avait tellement vieilli qu’il en était presque méconnaissable. Plus d’étincelle malicieuse dans ses yeux, plus de sourire amusé. Il avait le visage creusé, le regard sombre et douloureux. Des rides verticales, à la naissance des sourcils et de chaque côté de la bouche, lui donnaient une expression amère et désabusée. Je balbutiai :
— Bonjour, Edmond.
Il eut un sourire sans joie, bien différent de ceux dont je me souvenais.
— Bonjour, Mélanie. Il y a longtemps, n’est-ce pas ?…
— La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était à la déclaration de la guerre, lorsque vous êtes partis avec Jean-Pierre.
— Oui. C’était il y a deux ans. Deux années d’enfer, qui me font l’effet d’un interminable cauchemar, que j’ai vécu, hélas !
Il soupira, passa une main sur ses yeux, comme pour en effacer d’atroces visions. La gorge serrée, je dis :
— Mais maintenant, vous êtes revenu.
— Oui, admit-il en soupirant à nouveau. Mais je suis brisé. Je ne parle pas de ma blessure. J’ai été opéré plusieurs fois, et il reste dans mon genou un éclat d’obus que le chirurgien n’a pas réussi à retirer. Cela me cause parfois des crises, et des douleurs épouvantables. Mais, durant ces deux années, j’ai vu tant de fois la mort en face que je ne me sens plus capable de vivre. Moi qui avais un caractère heureux et qui voyais tout en rose, maintenant, je vois tout en noir.
— Allons, allons, dit Clémence sur un ton grondeur. Ne dis pas ça, Edmond. Tu viens seulement de rentrer, et tu es encore faible. Mais dès que tu auras repris des forces, ça ira mieux, tu verras. Et puis, tu oublieras.
De la main, il se frappa le genou.
— Comment oublier, avec ça ? Sans compter mes cauchemars toutes les nuits. Des images d’horreur, qui ont été mon lot quotidien pendant deux ans. Je revois des hommes éventrés, qui tiennent leurs entrailles à deux mains, et d’autres qui agonisent en appelant leur mère comme des enfants… Et les rares fois où ces images me laissent tranquille, je me dis que, même si je n’y suis plus, ça continue, et ça me rend malade.
Les larmes aux yeux, il nous regarda avec impuissance. Je déclarai d’une voix enrouée :
— Mon cousin Milien disait la même chose. Il disait que le combat ne s’arrêterait que lorsqu’il n’y aurait plus de combattants, d’un côté comme de l’autre. Et que, au train où meurent les soldats, ça ne durerait plus longtemps.
— C’est une tuerie, acquiesça Edmond. Une véritable boucherie.
Clémence tenta une diversion en nous présentant des biscuits. De mon côté, pour alléger l’atmosphère douloureuse, j’allai dans la cour, où j’avais laissé ma fille sommeillant dans la voiture d’enfant. Je la pris dans mes bras en lui parlant doucement, et la ramenai dans la cuisine.
— Regardez, Edmond, dis-je fièrement. Voici ma fille.
Il jeta un coup d’œil au bébé et me considéra avec reproche :
— Mais vous étiez fiancée à Jean-Pierre. Comment avez-vous pu, si vite, épouser quelqu’un d’autre ?
— C’est que tu ne sais rien, Edmond, intervint Clémence. Tu étais à l’hôpital.
— Je suis revenu avant-hier, et ma mère m’a rapporté des nouvelles du village. Tout ce qui s’était passé en mon absence. C’est elle qui m’a appris votre mariage, ajouta-t-il en se tournant vers moi avec une expression réprobatrice.
Clémence s’agita sur sa chaise.
— Dites-lui la vérité, Mélanie. Il ne connaît pas les conditions qui…
Je regardai Edmond bien en face. Pour une fois, je n’éprouvai aucune culpabilité, aucune honte. Au contraire, ce fut avec fierté que je déclarai :
— Pauline est la fille de Jean-Pierre. Nous devions nous marier lors de sa permission, en janvier. Pour que je ne sois pas une fille-mère, mes parents m’ont obligée à épouser Léon, qui est un lointain cousin, et que je connais depuis toujours.
Edmond se leva, vint se pencher sur Pauline qui le regarda de ses grands yeux clairs.
— La fille de Jean-Pierre ! s’exclama-t-il. C’est vrai, elle lui ressemble. Elle a ses yeux. Mon pauvre ami, termina-t-il tout bas, qui ne la verra jamais…
Il la contempla longuement, et je remarquai qu’il était ému. Puis il alla se rasseoir de l’autre côté de la table, tandis que Clémence me disait :
— C’est qu’Edmond a toujours été un grand ami de mon Jean-Pierre. Depuis l’école. On ne voyait jamais l’un sans l’autre.
— C’est vrai, approuva Edmond d’une voix sourde. Je l’aimais comme un frère. Il m’avait promis que je serais le parrain de son premier enfant. Et réciproquement.
Il eut un sourire triste en montrant Pauline :
— Mais quand elle est née, j’étais à l’hôpital.
— C’est mon frère qui est parrain, dis-je. Je suis désolée.
Il eut un haussement d’épaules furieux et fataliste en même temps :
— C’est à cause de la guerre. Mais, si vous le voulez bien, je serai un deuxième parrain pour elle. L’enfant de Jean-Pierre, pour moi, c’est… comment dire ?… je l’aimerai comme je l’aimais, lui. C’est comme s’il me disait : « Je suis encore là, malgré tout. »
Un deuxième parrain… Pourquoi pas ? Emue, je donnai volontiers mon accord. J’étais contente de voir que, lorsqu’ils se posaient sur ma fille, les yeux d’Edmond se faisaient moins sombres, s’éclairaient de douceur et de tendresse.
Clémence regarda le gros réveil sur la cheminée et dit :
— Il est bientôt l’heure. Je vais y aller.
Edmond ne posa aucune question, et je pensai qu’il avait été renseigné par sa mère. Tout le village observait, avec impuissance et désolation, Clémence se rendre chaque jour à la lisière des champs et guetter indéfiniment le retour de son fils.
Edmond se leva en même temps que moi.
— Je vais m’en aller, dis-je.
— Si vous me le permettez, je vais vous raccompagner un bout de chemin, proposa Edmond.
J’acceptai avec plaisir. Je remis ma petite fille dans la voiture d’enfant. Alors que je me redressai, je surpris l’expression tendre d’Edmond tandis qu’il regardait Pauline. Si seulement Léon la regardait de cette façon, pensai-je avec regret et tristesse.
Nous prîmes congé de Clémence, et nous partîmes. J’avançais lentement car j’avais remarqué qu’Edmond, gêné par son genou blessé et sa jambe raide, ne pouvait pas marcher vite. Après quelques instants pendant lesquels nous étions restés silencieux, il me demanda brusquement :
— Vous n’oubliez pas Jean-Pierre, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que non, dis-je avec vivacité en me tournant vers lui. Je ne l’oublierai jamais.
— Et… pensez-vous, comme Clémence, qu’il reviendra ?
— Non, dis-je très bas en baissant la tête. Je ne le crois pas.
— Ma mère m’avait écrit pour m’apprendre qu’il était porté disparu. Pendant que j’étais à l’hôpital, j’ai su que les soldats de son régiment, ceux qui avaient été faits prisonniers, avaient été emmenés en Allemagne. J’ai écrit, pour demander si Jean-Pierre était là. L’aumônier du camp m’a répondu qu’il ne s’y trouvait pas.
— Je le sais. Si Jean-Pierre était vivant, n’importe où, il nous donnerait des nouvelles. S’il ne le fait pas, c’est que…
Ma voix s’étrangla. Je me penchai pour cacher les larmes qui emplissaient mes yeux. Une roue de la voiture d’enfant bascula dans une ornière. Edmond m’aida à la redresser, et me confia avec une expression de gratitude où se mêlait une sorte de surprise :
— Je suis heureux de savoir que Jean-Pierre a une fille. Dès que je l’ai vue, j’ai… comment vous expliquer, Mélanie ? J’ai eu l’impression que toute l’obscurité qui était autour de moi s’éloignait, grâce au regard de votre enfant. Et je suis bien content que ce soit une fille, et non un garçon. Au moins, elle ne servira pas de chair à canon.
Il s’arrêta, se massa le genou :
— Je suis désolé, je vais vous laisser ici. Je ne peux pas faire de longues marches. Moi qui, avant, étais un vrai casse-cou ! Quelle misère, ah, quelle misère !
Il me tendit la main :
— A bientôt, j’espère.
— Tous les deux ou trois jours, je vais chez Clémence avec Pauline. Elle est si heureuse de la voir !
— Eh bien, maintenant, nous serons deux à l’attendre. Merci, Mélanie.
*
* *
A chacune de mes visites chez Clémence, je revis Edmond. Il habitait l’une des premières maisons, et il me voyait passer. Il arrivait chez Clémence peu après, se penchait sur Pauline, lui parlait avec des mots doux. A trois mois, elle était éveillée. Elle le reconnaissait, lui souriait. Il était ravi. Geneviève, sa mère, affirmait que seule ma fille parvenait à le dérider.
Ensuite, il revenait avec moi. Dans la voyette qui séparait nos deux villages, nous marchions lentement. Il me parlait de Jean-Pierre, il me racontait des souvenirs d’enfance où il était présent. Grâce à lui, je découvrais un Jean-Pierre que je n’avais pas connu, un Jean-Pierre qui refusait d’accrocher une casserole à la queue des chiens et de tuer les oiseaux à la fronde. « Tout le contraire de Léon », pensais-je amèrement.
— Nous étions inséparables, et, bien souvent, il m’empêchait de faire des bêtises. Il était beaucoup plus raisonnable que moi.
Le fait de raconter des anecdotes parfois drôles le distrayait de ses pensées morbides et de ses souvenirs de guerre, encore trop récents. La présence de ma fille, également, lui faisait du bien. Pour elle, son regard s’adoucissait ; pour elle, il souriait. Peu à peu, au fil des jours, son visage devenait moins sombre. Pour Pauline, il s’éclairait d’une tendresse nouvelle.
Geneviève, que je rencontrais parfois chez Clémence, me disait en aparté :
— Votre Pauline est en train de réaliser un miracle, Mélanie. Grâce à elle, petit à petit, Edmond recommence à vivre.
J’en étais heureuse. Lorsque nous étions dans la cuisine de Clémence, je confiais volontiers mon bébé à son deuxième parrain, comme il se définissait lui-même. Il la prenait sur ses genoux, jouait avec elle, lui chantait parfois de petites comptines qu’elle écoutait avec gravité et ravissement. Plus les jours passaient, plus ils étaient heureux, tous les deux, de se rencontrer. Je voyais s’éveiller entre eux une tendresse qui allait en s’amplifiant.
Vers la fin du mois de septembre, sur le chemin du retour, je remarquai les champs dénudés. La moisson était terminée depuis plus d’un mois, les pommes de terre étaient arrachées et ramassées, bientôt ce serait le tour des betteraves. Avec le mois d’octobre arriveraient les premiers brouillards, les premières pluies froides, et peut-être aussi les premières gelées. Je soupirai en pensant que je ne pourrais plus promener Pauline aussi souvent, et que mes visites chez Clémence seraient moins fréquentes. Et, par conséquent, mes rencontres avec Edmond. Le regret que j’en éprouvai me fit comprendre qu’Edmond avait pris dans ma vie une place importante.
Je savais, par Clémence, qu’Edmond souffrait toujours de sa blessure au genou. L’éclat d’obus qui n’avait pu être enlevé lui causait parfois des douleurs intolérables. Lors de ces crises, Edmond avait si mal qu’il buvait jusqu’à s’abrutir.
— Geneviève dit que c’est le seul moyen pour qu’il ne devienne pas fou, m’avait confié Clémence. La première fois, elle l’a entendu hurler, et elle a pleuré toute la nuit. Maintenant, bien que cela lui déchire le cœur, elle le laisse boire. Au moins, il ne souffre plus.
Lorsque, ensuite, je rentrais à la ferme et retrouvais Léon, je le comparais mentalement à Edmond. Et je le trouvais encore plus fruste, encore plus laid.
*
* *
Un jour d’octobre, vers la fin du mois, alors que nous revenions comme d’habitude, Edmond me dit :
— Ma convalescence se termine, Mélanie. Le mois prochain, je vais travailler. A cause de mon genou, je ne peux pas reprendre mon ancien métier d’aide-boulanger. Mais Emile, le mari de ma sœur, m’a trouvé une place à la Compagnie des Mines de Bruay. Comme les hommes sont à la guerre, les places ne manquent pas. Je travaillerai à la comptabilité. Ma blessure ne me gênera pas, je serai assis toute la journée. Et puis, le calcul ne me fait pas peur. A l’école, c’était la matière que je préférais. J’étais toujours premier en calcul mental.
Je savais que Lucie, sa sœur, était mariée avec un mineur et vivait dans un coron à Bruay-en-Artois. Je regardai Edmond avec inquiétude :
— Mais alors… Vous allez partir ? Je veux dire…
— Oui, j’irai vivre à Bruay. Mais je reviendrai souvent, et nous nous verrons encore. Après tout, Bruay n’est pas si loin. Et puis, je ne resterai jamais longtemps loin de ma petite filleule. Elle me manquerait trop.
— Oui, bien sûr, balbutiai-je, désorientée.
— Ce n’est pas pour tout de suite. Je ne partirai que dans trois semaines.
Je me mordis les lèvres pour retenir une exclamation de protestation. « Dans trois semaines… c’est bientôt ! » Je restai silencieuse, essayant d’accepter cette nouvelle qui, je devais l’avouer, me causait une grande peine. Ne plus voir Edmond, ne plus le regarder jouer avec ma fille et la faire rire… Oui, ce serait dur.
Je rentrai, l’esprit et le cœur assombris. Je m’acquittai de mes tâches habituelles, la tête ailleurs, et ce ne fut que le soir, lorsque nous fûmes dans notre chambre, que je m’aperçus de l’expression mauvaise de Léon. J’avais bien remarqué, pendant le repas, qu’il était resté muet, se contentant de se goinfrer, comme il le faisait souvent, et de répondre par des monosyllabes et des grognements à sa mère quand elle lui adressait la parole.
Dans la chambre, près du lit, il me fit face, et je fus effrayée par la colère que je lus dans son œil valide. Je n’eus pas le temps de lui demander ce qui se passait. Il attaqua aussitôt :
— On m’a rapporté quelque chose, aujourd’hui, Mélanie. Il paraît que, derrière mon dos, tu te promènes avec un autre ? Un blessé revenu de la guerre ? Et qui était l’ami de ton fiancé, en plus ?
Sa voix s’enflait en parlant, m’accusait. Je tentai de me défendre :
— Mais, Léon… nous ne faisons rien de mal. Il aurait dû être le parrain de Pauline, et… enfin… nous ne faisons que bavarder…
— Pour le moment, peut-être ! Et puis, bavarder de quoi, hein ? De ton fiancé, sans doute ? Mais tu es ma femme, maintenant, tu m’appartiens. Et ton fiancé à la jolie figure, tu dois l’oublier. D’autant plus qu’il n’a pas hésité à te mettre enceinte et à te laisser tomber !
L’injustice de ce propos me fit sursauter :
— Mais il a été tué !
— Et ne le défends pas, en plus ! Porté disparu, oui… et peut-être déserteur. Il paraît qu’il y en a, et que c’est pour ça qu’on ne les retrouve pas.
Horrifiée, je suffoquai :
— Pas Jean-Pierre ! Tu es injuste, Léon, et odieux ! Tu dis n’importe quoi parce que tu es jaloux !
Son visage devint rouge, et il s’exclama, furieux :
— Je ne suis pas jaloux ! Tu es ma femme, pas la sienne. Et tu vas me faire le plaisir de ne plus rencontrer cet Edmond comme tu le fais !
Je tentai de protester, mais il ne me laissa pas parler :
— Et si tu ne m’obéis pas, continua-t-il, le visage de plus en plus rouge, gare à toi !
Sur sa tempe, une veine battait, et son œil blessé semblait vouloir jaillir de son orbite. Dans l’autre œil, je vis une lueur folle et meurtrière qui me fit peur. Malgré mon envie de lui tenir tête, je me tus. Un peu calmé par mon apparente soumission, il cessa de crier, et me poussa vers le lit en grommelant :
— Allez, viens, et puisque tu es ma femme, prouve-le.
Il me posséda, ce soir-là, avec plus de violence encore que les autres fois. Sans doute voulait-il ainsi me montrer que j’étais à sa merci. Il me fit mal et, après, meurtrie, blessée, je pleurai longtemps. Pourtant, malgré les menaces de Léon, je pris la résolution de continuer à voir Edmond. Je ne faisais rien de mal, et ces rencontres nous apportaient à lui, à moi, et aussi à Pauline, un peu de bonheur. Et nous en avions bien besoin.
Le lendemain, fidèle à ma résolution, je me rendis chez Clémence, où je rencontrai Edmond. Il vint me raccompagner et, alors que nous étions seuls dans le sentier, je lui racontai l’interdiction de Léon. Je n’avais pas prémédité d’en parler, mais près d’Edmond, je me sentais en confiance, et il était devenu mon ami. Je lui décrivis la scène de la veille, et je vis le visage d’Edmond s’assombrir.
— Ce n’est pas un mari pour vous, dit-il abruptement. Léon Vauquois… Je le connais un peu, et je sais que vous ne pouvez pas être heureuse avec un homme comme lui.
— C’est vrai, acquiesçai-je douloureusement. Mais mes parents disent que je lui dois beaucoup, car il m’a épousée alors que…
Edmond me coupa la parole avec brutalité :
— Ah ! Si vous aviez attendu ! Je vous aurais offert, moi, de vous épouser, et de servir de père à votre fille !
Saisie, je le regardai. Il prit un air confus, continua d’une voix sourde :
— Je l’aime comme si elle était la mienne. Ce serait un bonheur pour moi de l’élever, de la chérir tout au long de sa vie.
Il ajouta, avec un sourire un peu taquin, qui rappela l’ancien Edmond, celui d’avant la guerre :
— Et puis, sans vouloir me vanter, je crois que je ferais un meilleur mari pour vous que ce Léon Vauquois.
Troublée, je ne savais que répondre. Il me regardait avec une expression où se mêlaient tendresse et regret.
— Vous auriez dit oui, Mélanie ?
Je fis un signe de tête affirmatif. Oui, cent fois oui ! pensai-je sans oser le dire. Edmond s’arrêta, comme pris d’une inspiration :
— Ecoutez-moi, Mélanie. Peut-être n’est-il pas trop tard. Si vous en avez le courage, vous pouvez vous libérer de ce mariage qui ne vous rend pas heureuse.
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, voilà, expliqua-t-il avec volubilité. Je vais partir à Bruay. Venez avec moi. Là-bas, personne ne vous connaît. Nous vivrons ensemble. Et je ferai en sorte que vous ne regrettiez jamais, ni vous, ni Pauline.
Touchée et en même temps effarée, je balbutiai :
— Vivre avec vous ? Mais… Léon n’acceptera pas… il sera furieux…
— Ne lui dites rien, bien sûr. Il ne saura pas où vous êtes. Il ne vous retrouvera pas.
— Ce n’est pas certain. Une indiscrétion pourra lui apprendre où je me trouve… Et puis, ce ne sera pas une situation légale…
Nous nous étions remis à marcher, et nous étions arrivés à l’endroit où nous nous quittions habituellement. Edmond se pencha sur moi, de sa main droite me releva le menton, plongea ses yeux dans les miens :
— Nous verrons à légaliser par la suite. Mais là n’est pas le plus important. Le plus important, c’est que je vous apporterai, à Pauline et à vous, l’amour dont vous avez besoin. Si, là où il se trouve, Jean-Pierre pouvait vous parler, il vous dirait la même chose, j’en suis sûr.
Son allusion à Jean-Pierre me mit les larmes aux yeux. Edmond reprit, et le même sourire taquin vint éclairer son visage :
— Si nous pouvions demander son avis à Pauline, elle aussi, elle accepterait.
Emue, je regardai ma petite fille endormie avec confiance, et je pensai à ses cris de joie quand elle retrouvait Edmond. Oui, il avait raison, et je me sentais terriblement tentée. Echapper à Léon, et retrouver amour et bonheur pour Pauline et moi…
Avec douceur, Edmond murmura :
— Réfléchissez, Mélanie. Je pars dans trois semaines. Vous avez tout ce temps pour me donner votre réponse. J’attendrai… en espérant que ce sera oui.
Il se pencha et, pour la première fois depuis que nous nous connaissions, il déposa un léger baiser sur mes lèvres. Puis il s’en alla sans se retourner. Tout en poussant la voiture d’enfant, je repris le chemin de la ferme, extrêmement troublée.
Que faire ? me demandai-je avec affolement. Mon cœur et mon instinct me disaient d’accepter, pour ma petite fille et pour moi-même. Mais ma raison et ma peur d’une situation irrégulière, d’une possible vengeance de Léon, me retenaient et me dictaient la prudence. Avec regret, je me souvins de la proposition de Clémence, qui m’avait offert de vivre chez elle. Si seulement je l’avais écoutée, pensai-je, si seulement j’avais accepté d’affronter les critiques, les médisances, les regards méprisants ! Au lieu de cela, poussée par mes parents, j’avais épousé Léon. Et j’étais enfermée dans un mariage qui me devenait chaque jour plus pénible.
Pour m’en libérer, j’avais envie de dire oui à Edmond. Mais ce serait une coupure complète avec mes parents, qui ne me pardonneraient pas. Après avoir failli être une fille-mère, je serais maintenant une femme non respectable. Et puis, la vie que je mènerais, dans un coron, serait très différente de celle à laquelle j’étais habituée. Mon univers, depuis ma naissance, était la ferme. C’était le seul travail que je connaissais. Saurais-je m’adapter à un autre milieu ? Si j’avais été amoureuse d’Edmond comme je l’avais été de Jean-Pierre, je n’aurais pas eu peur de l’inconnu. Mais je n’étais pas amoureuse d’Edmond. Je l’aimais bien, sans plus. Alors, que décider ?…
Lorsque, ce soir-là, je me trouvai de nouveau en présence de Léon, mon hésitation faiblit. Et lorsque, dans notre chambre, de nouveau je dus subir la pénible corvée du « devoir conjugal », elle disparut complètement. Alors, je pris la décision de dire oui à Edmond.