Aussi loin que remontent mes souvenirs, les deux premiers sentiments que je découvris, presque simultanément, furent la tendresse et la peur.
La tendresse eut, dès mes premiers mois, le visage de ma grand-mère Florentine. J’appris à la reconnaître lorsqu’elle se penchait sur mon berceau, qu’elle me prenait dans ses bras, qu’elle me consolait et séchait mes pleurs. Lorsque je fis mes premiers pas, ce fut vers elle que j’allai, vers ses bras tendus qui m’accueillaient. Prise par les nombreux travaux de la ferme, elle n’avait pas beaucoup de temps pour s’occuper de moi. Mais elle le faisait toujours avec tant de douceur et d’amour que, dans mon innocence de petit enfant, je crus longtemps qu’elle était ma mère.
Lorsque je commençai à balbutier quelques mots, elle me dit de l’appeler « mémère Florentine ». Mais c’était trop difficile, et, après de nombreux essais, tout ce que je parvins à prononcer fut « mère Entine ». Cette appellation lui resta. Même quand je fus capable de prononcer son nom parfaitement, je continuai à la nommer ainsi.
Avec mère Entine, en plus de la tendresse, je découvris la confiance. C’était sur ses genoux que je me blottissais, les soirs d’hiver, tandis que le feu ronflait, et qu’elle m’entourait de ses bras. Dans cet abri, je savais que rien ne pouvait m’arriver ; je pouvais me détendre et oublier, un instant, la peur qui empoisonnait mes journées.
Cette peur se matérialisait pour moi en la personne de Léon. J’appris très vite à le craindre. Il ne s’apercevait de ma présence que pour me frapper. Sa main lourde et brutale s’abattait sur moi avec force, et comme je pleurais, il me frappait de nouveau en me criant de me taire. Mère Entine accourait, lui faisait des reproches, tentait de me calmer. Mais, dès qu’il le pouvait, il recommençait.
Vis-à-vis de lui, mes premiers pas m’apprirent la prudence. Je compris tout de suite que je devais éviter de me trouver sur son chemin. Si cela m’arrivait, il m’écartait de sa route en me donnant un coup de pied et grommelait avec colère :
— Pousse-toi de là, toi !
Dès que je le voyais arriver, je l’observais avec crainte. Si mère Entine était occupée ailleurs et que je me trouvais seule avec lui, je n’osais pas bouger. Je savais que le moindre de mes mouvements ou de mes cris m’attirerait des coups.
Le premier souvenir précis que je garde de sa brutalité se situe autour de mes trois ans. C’était un jour d’été ; je revois la porte ouverte sur la cour, et le soleil qui entrait à flots dans la cuisine. Léon, assis à la table, mangeait. Mère Entine était sortie, pour aller au jardin ou à l’étable. Dans mon coin, je me faisais toute petite. Au bout d’un moment, un besoin d’uriner me fit comprendre que je devais me rendre dans la cour et me soulager près du fumier, ainsi que mère Entine me l’avait appris. Mais, pour cela, il fallait que je passe près de Léon, qui se trouvait entre la porte et moi. Je l’observai du coin de l’œil, hésitant à m’avancer. Malgré mon très jeune âge, je savais déjà que, si je passais près de lui, il en profiterait pour me frapper.
Je n’osai pas bouger. Je demeurai là, attendant qu’il s’en aille. Mais il mangeait toujours, et mon envie d’uriner se faisait de plus en plus impérative. Après plusieurs minutes, elle devint si pressante que je ne parvins plus à me retenir. Sous moi, une large flaque d’urine s’étala, et Léon tourna la tête.
Il vit tout. Aussitôt, furieux, il se leva et vint vers moi :
— Espèce de sale petite pisseuse ! cria-t-il. Faire ça dans la maison ! Allez, dehors ! Ta place est au fumier.
Il m’attrapa brutalement, alla jusqu’à la porte et me lança sur le fumier. J’atterris dans la paille souillée. Une poule, qui picorait près de là, s’enfuit avec un caquètement effarouché, en battant frénétiquement des ailes. Ce fut mère Entine qui, attirée par mes pleurs, vint me relever. Elle me consola, m’amena près de la pompe et me nettoya. Et moi, encore effrayée, malheureuse, je retenais mes sanglots. Pour la première fois, je prenais conscience de la détestation que Léon éprouvait envers moi, et je ne comprenais pas.
Heureusement, d’autres personnes m’aimaient. Il y avait pépère Baptiste, et mémère Henriette, mon autre grand-mère, que j’appelais « mémère Hiette ». Parfois, mère Entine me conduisait jusqu’à leur ferme, « la Cense aux alouettes ». J’étais toujours contente d’y aller, car j’y retrouvais mon oncle Georges, que j’aimais beaucoup. Dès qu’il me voyait arriver, il me tendait les bras et s’exclamait :
— Viens, ma petite Pauline ! Viens dire bonjour à ton mononc’ Georges !
Ravie, je courais jusqu’à lui. Il m’enlevait dans ses bras musclés, me levait très haut, me faisait tournoyer et rire aux éclats. Ensuite, il m’installait sur ses épaules, et tout en me maintenant solidement, il m’emmenait voir les animaux : Martin, le nouveau cheval, et les vaches, et le veau nouveau-né. C’étaient les mêmes animaux que ceux de notre ferme, et pourtant ils étaient différents.
Parfois, lorsque je me trouvais là, passait M. Marcel, qui représentait dans les villages la société de distribution de café « Au planteur de Caïffa ». Il arrêtait dans la rue son grand coffre en bois monté sur roues, et il appelait les ménagères de plusieurs coups de corne. Devançant ma grand-mère, je courais jusqu’à lui. Plusieurs voisines, déjà, l’entouraient. Il ouvrait le dessus de son coffre et, trop petite pour en apercevoir le contenu, je regardais avec émerveillement apparaître les trésors odorants selon les demandes des clientes : du café, du chocolat, du sucre, de la vanille…
Jovial, exubérant, M. Marcel servait tout le monde avec bonne humeur, sans oublier de délivrer les tickets qui, au bout d’un certain nombre, donnaient droit à des primes. Je regardais avec espoir ma grand-mère, car je savais qu’en plus de sa livre de café, elle achèterait du chocolat dont elle ne manquerait pas de m’offrir un morceau.
L’été, s’il faisait beau, mon oncle Georges s’installait sur le banc, contre le mur de la maison, et il me prenait sur ses genoux. Il me montrait, dans le ciel, les nuages gonflés et moelleux que la lumière du soleil rendait éclatants de blancheur.
— Lorsque j’étais petit, me confiait-il, ta mère et moi, nous cherchions à quoi ils pouvaient ressembler. Regarde, là-bas, celui-là, on dirait un mouton. Tu le vois ?
C’était un jeu que j’adorais. Souvent aussi, avec lui, j’écoutais les alouettes et je les regardais monter dans le ciel. Oncle Georges me disait avec nostalgie :
— Mélanie aimait beaucoup le chant des alouettes. Chaque année, bien avant le printemps, elle guettait la première qui se mettrait à chanter.
Je ne comprenais pas bien qui était cette grande sœur à laquelle il faisait allusion avec tant de tristesse. Lorsqu’il parlait de ma mère, dans mon esprit, c’était de mère Entine qu’il s’agissait.
Ma véritable situation me fut révélée lorsque, à l’âge de six ans, j’allai à l’école. Peu de temps après la rentrée, un après-midi, dans la cour, au moment de la récréation, nous participions à un jeu organisé par une « grande », une fille de dix ans que je connaissais un peu et qui s’appelait Germaine. Le jeu consistait à dire des prénoms, et, à un moment, chacune de nous dut donner le prénom de sa mère. Celles qui l’ignoraient avaient un gage à effectuer : sauter sur un pied à travers toute la cour, ou bien tourner plusieurs fois autour du gros marronnier, et autres choses du même genre. Lorsque vint mon tour, fière de mon savoir, je déclarai que ma mère – ma mère Entine – s’appelait Florentine. Germaine me toisa du haut de ses dix ans :
— Florentine n’est pas ta mère, c’est ta grand-mère. C’est le prénom de ta mère que tu dois dire.
Interdite, je ne sus que répondre. Je me retrouvai avec un exercice à effectuer, et tout en sautant sur un pied dans la cour, je m’interrogeais : que signifiaient les paroles de Germaine ?
Le soir, dès que je rentrai de l’école, je courus trouver mère Entine, et je lui racontai tout. Elle était occupée à sortir les livres de beurre de leur moule en bois et, sans interrompre sa tâche, elle m’expliqua ce que je désirais savoir : non, elle n’était pas ma mère. Si je l’avais cru, je m’étais trompée. Et le prénom de ma mère était Mélanie.
— Mais… où est-elle ?
— Elle est au ciel, Pauline.
— Au ciel ? Parmi les nuages ?
— Oui. C’est là que vont les personnes lorsqu’elles meurent. Ta mère est morte alors que tu n’avais que quatre mois. Tu ne peux pas te souvenir d’elle.
Je m’en allai dans la cour, et tout en mordant dans la tartine que mère Entine m’avait donnée pour mon goûter, je réfléchissais à ce que je venais d’apprendre. Ce que je ressentais principalement, c’était une grande contrariété. J’aurais voulu que mère Entine fût ma mère. Et j’étais fâchée de constater que ma situation était différente de celle des autres filles.
*
* *
Notre chienne, Finette, était âgée. Elle avait accompagné mes premiers pas, et elle était mon unique compagnon de jeux. Je l’aimais beaucoup, et je n’imaginais pas qu’un jour elle pourrait disparaître de notre vie.
Un soir du mois de mars, l’année de mes sept ans, lorsque je rentrai de l’école, mère Entine me dit :
— Finette a mis au monde un chiot. Mais elle est très faible, et je crois qu’elle va mourir.
Je courus à l’étable. Allongée dans la paille, la chienne voulut relever la tête à mon entrée, et sa queue s’agita faiblement. J’allai à elle, m’accroupis. Blotti entre ses pattes, un minuscule chiot aux yeux fermés semblait dormir. Je caressai Finette, lui parlai avec douceur. Elle fit l’effort de me lécher la main, et sa tête retomba dans la paille.
Elle mourut pendant la nuit, et le lendemain, devant son corps sans vie, je pleurai. Léon me repoussa avec brutalité, déclarant que pleurer pour un chien était ridicule. Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Et, tandis qu’il l’emmenait pour l’enterrer, je m’interrogeais : Finette allait-elle au ciel, elle aussi, là où était ma mère ?
Mère Entine prit le chiot entre ses mains, observa son museau chiffonné et ses yeux aveugles :
— Il est peut-être trop petit pour survivre. Mais je vais essayer de le tirer de là.
Avec patience, elle entreprit de le nourrir. Chaque jour, elle trempait dans un peu de lait, qu’elle réservait pour lui, le coin d’un torchon, et elle l’introduisait dans la petite gueule. Le chiot, instinctivement, se mettait à téter, les yeux fermés, et je l’observais en souhaitant qu’il ne meure pas. J’avais de la peine de ne plus voir Finette m’accueillir, lorsque je rentrais de l’école. A la place, je m’attachais à ce minuscule chiot et, après que mère Entine l’avait nourri, je le prenais contre moi, je le caressais, et il s’endormait avec une confiance qui m’attendrissait.
Léon protestait avec humeur, répétant à sa mère qu’elle perdait son temps.
— Donnez-le-moi, mère. Je vais aller le noyer. C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
Mère Entine refusait cette proposition qui m’horrifiait, et continuait son œuvre de sauvetage. Après quelques jours, le chiot parut être hors de danger. Mère Entine déclara avec satisfaction :
— Il tète avec énergie. Je crois qu’il est sauvé. Tant mieux. C’est le petit que notre Finette nous a laissé, et je tenais à le garder.
Peu à peu, le chiot s’éveilla à la vie. Ses yeux s’ouvrirent, il apprit à trottiner partout. Lorsqu’il eut un mois, il fut suffisamment grand pour laper le lait que mère Entine versait pour lui dans une soucoupe en terre. Il la suivait dans tous ses déplacements, et elle remarquait en souriant :
— Comme je l’ai nourri, il me prend pour sa mère.
Il reçut le prénom de Coquette, parce qu’il s’avéra que c’était une chienne. Et chaque soir, après l’école, j’arrivais et je criais :
— Coquette ! Coquette !
Comme sa mère l’avait fait avant elle, la petite chienne accourait au-devant de moi. Je me penchais, je la serrais contre moi, et elle me léchait le visage de sa petite langue rose.
— Elle te fait des baisers, disait mère Entine. Elle t’aime bien.
Comme moi, Coquette apprit très vite à connaître Léon, car celui-ci, si elle se trouvait sur son passage, n’hésitait pas à l’éloigner d’un coup de pied. Nous devînmes, elle et moi, de très bonnes amies. Mais sa préférée, malgré tout, resta mère Entine, qui l’avait nourrie et sauvée.
*
* *
Léon continuait à ne pas supporter ma présence. J’avais peur de lui, et il le savait. Il entretenait cette peur. Plus je grandissais, plus je prenais conscience de son animosité envers moi. Dès que quelque chose lui déplaisait – et ce que je faisais lui déplaisait toujours –, il se mettait en colère et me frappait. Je n’étais tranquille que lorsqu’il était aux champs, ou occupé hors de la maison. En sa présence, j’osais à peine bouger. Lorsqu’il se montrait brutal envers moi, mère Entine et parfois même Sylvestre prenaient ma défense. Les moments que je redoutais étaient ceux où je me trouvais seule avec lui, et j’essayais de les éviter au maximum.
Il aimait me donner des ordres et être obéi immédiatement. Il m’obligeait à le servir, à lui apporter ses pantoufles, son tabac, ou n’importe quoi d’autre, et je le faisais avec crainte, sachant que, pour une raison que je ne pouvais pas prévoir, il serait mécontent et me frapperait. Son œil unique me regardait avec un mélange de haine et de jubilation tandis que je ne pouvais pas cacher l’effroi qu’il m’inspirait. J’appréhendais ses exigences :
— Chose, apporte-moi des allumettes.
— Chose, va me chercher le journal.
— Tiens, Chose, verse-moi à boire.
Il me tendait son verre, dans lequel je versais la bière, effrayée parce que ma main tremblait et que, si je renversais ne fût-ce qu’une seule goutte, il me frapperait.
Il ne m’appelait jamais autrement que « Chose ». Pour attirer mon attention, si je me trouvais loin de lui, il disait :
— Toi là-bas, Chose, viens ici.
Mère Entine, parfois, protestait :
— Léon, cette enfant a un prénom. Elle s’appelle Pauline.
Il haussait les épaules, et son œil m’observait avec dédain.
— Peut-être. Mais je l’oublie toujours. C’est plus pratique de l’appeler Chose.
Ce fut des années plus tard, lorsque, dans la classe de la directrice, à l’école, je lus Le Petit Chose d’Alphonse Daudet, que je compris la raison de cette appellation. Désir de m’humilier, de me faire passer pour rien, de me dépersonnaliser. Pourtant, cela m’était beaucoup moins pénible que la hantise continuelle de recevoir des coups, la plupart du temps sans raison valable.
*
* *
A huit ans, j’allai au catéchisme. Avec monsieur le curé, j’appris que, lorsque les gens mouraient, s’ils s’étaient bien conduits, ils allaient au paradis. Par contre, les autres, ceux qui avaient commis beaucoup de péchés, allaient en enfer. Je ne doutai pas un seul instant que Léon se retrouverait là, puisqu’il était si méchant. Et je songeai à ma mère qui, elle, devait sans aucun doute être au paradis, parmi les anges dont parlait monsieur le curé.
Un jour, j’interrogeai mon oncle Georges. Je voulais savoir pourquoi ma mère était partie au ciel. Monsieur le curé avait dit que les gens mouraient à la fin de leur vie, lorsqu’ils étaient vieux.
— Mononc’ Georges, dis-moi. Pourquoi ma mère est-elle morte ? Etait-elle vieille ?
— Oh non, pas du tout. Elle avait encore beaucoup d’années à vivre.
— Mais alors, pourquoi ?…
Mon oncle Georges baissa la tête :
— Elle a été très malade, et on n’a pas pu la sauver. Elle était partie sous la pluie, avec toi dans la voiture d’enfant. On n’a jamais compris où elle voulait aller. Un fermier du village voisin l’a trouvée alors qu’il revenait chez lui. Elle avait pris les voyettes, et, en plein dans les champs, elle avait été immobilisée parce qu’une des roues de la voiture s’était cassée, sans doute à cause des ornières et de la boue. Elle était là sous la pluie, ne sachant que faire. Le fermier l’a prise dans sa charrette, avec toi dans la voiture d’enfant, et vous a ramenées toutes les deux. Dans la nuit, elle a attrapé de la fièvre et puis… elle est morte d’une pneumonie, quelques jours plus tard.
Il se tut, les larmes aux yeux, se tourna vers moi, tenta de me sourire :
— Je l’aimais beaucoup. Ce n’est pas juste qu’elle soit morte. Elle t’aimait, elle voulait rester auprès de toi. Et elle a dû partir et te laisser. Non, ce n’est pas juste.
Cette conversation m’amena à me poser des questions. Monsieur le curé, lui, affirmait que Dieu était juste et bon. Alors, pourquoi avait-Il permis la mort de ma mère, qui était injuste ? Il y avait là une contradiction que je ne comprenais pas. Je me promis de poser la question à monsieur le curé, mais, à chaque séance de catéchisme, je ne l’osais pas, remettant sans cesse à la fois suivante.
*
* *
Mère Entine tenait beaucoup à ce que je fusse polie. Il fallait saluer toutes les personnes que je croisais dans les rues, il fallait dire bonjour et au revoir à celles qui venaient, à la ferme, acheter du lait, du beurre, des œufs, des pommes de terre. Mère Entine bavardait avec elles, surtout lorsque c’étaient des femmes, et n’oubliait jamais de dire, lorsqu’elles s’en allaient : « Quand vous voudrez ! » Cela signifiait : « Revenez aussi souvent que vous le désirerez. » Pour mère Entine, il était indispensable de prononcer cette phrase. Ne pas le faire eût été un affront, un manquement à la politesse.
Elle aimait prévoir le temps d’après les nuages du ciel, la façon dont le soleil se couchait, dont se comportaient nos vaches ou nos poules, ou encore selon la pleine lune ou la nouvelle lune. Le jour de la Chandeleur, par exemple, avait une importance particulière. Mère Entine affirmait, sûre d’elle :
— Si à onze heures le soleil luit sur le clocher de l’église, l’hiver est « rallongé » de six semaines.
Je l’écoutais et, petit à petit, j’apprenais.
Elle était aussi très superstitieuse. Elle ne supportait pas qu’il y eût, sur la table, des couteaux croisés, ou encore un pain posé à l’envers, parce que, disait-elle, cela portait malheur. De même que passer sous une échelle, ou ouvrir un parapluie dans la maison.
Chaque année, le dimanche des Rameaux, elle rapportait de la messe du buis béni par monsieur le curé. Elle le gardait jusqu’au vendredi saint et, ce jour-là, elle en accrochait une branche au grand crucifix qui ornait la salle de devant, ainsi que dans la grange, l’étable et l’écurie. Une tradition voulait que le buis fût protecteur des moissons, et elle envoyait Léon en planter aux quatre coins des champs, afin que la récolte soit bonne.
Elle ne manquait jamais d’assister à la procession des Rogations, qui avait lieu trois jours avant l’Ascension, et au cours de laquelle M. le curé bénissait les champs, dans le but identique d’une récolte abondante.
Elle refusait que Léon ou Sylvestre repique du persil dans le potager ; elle était persuadée que cela amènerait une mort dans la famille. De la même façon, elle empêchait Léon d’enlever le nid que des hirondelles avaient construit au-dessus de la porte de l’étable et que leurs petits, d’année en année, venaient fidèlement retrouver.
— Ils mettent plein de saletés partout, maugréait Léon.
— Laisse-les. Un nid d’hirondelles dans une maison porte bonheur. Le détruire attire le malheur.
Léon grommelait de plus belle mais, à mon grand soulagement, il obéissait à sa mère. Laver ou pendre du linge le Vendredi Saint était également interdit, comme cuire le pain le treize du mois ou n’importe quel vendredi. Elle préférait nous laisser un jour sans pain et attendre le lendemain, plutôt que de risquer d’attirer le malheur sur sa famille.
Les jours où elle cuisait le pain, elle n’oubliait jamais de faire une flamique. Elle l’ouvrait ensuite, étalait une couche de beurre et de cassonade, puis la refermait. Elle en coupait alors une part et me la donnait pour mon goûter. Je m’empressais d’aller la manger pendant qu’elle était encore chaude. Croustillante au-dehors et moelleuse à l’intérieur, elle fondait dans la bouche. C’était un véritable délice. Je savais que, le soir, j’en aurais un autre morceau pour mon dessert, mais il serait moins bon, parce qu’il serait froid. Rien ne valait, pour moi, la flamique de mère Entine lorsqu’elle sortait du four.
Un jour, non content de me battre, Léon me punit davantage en me privant de cette pâtisserie. C’était un matin, au petit déjeuner. Sylvestre était déjà parti mener les vaches en pâture, et mère Entine venait de sortir pour aller chercher de l’eau à la pompe. L’ordre brutal ne tarda pas à arriver.
— Chose, verse-moi du lait.
Léon avait terminé son petit déjeuner, et il lui arrivait, quelquefois, de boire un second et même un troisième bol de lait avant d’aller travailler. Je m’approchai du feu, pris la casserole et revins vers la table, paralysée de crainte sous le regard de Léon qui guettait mes gestes. Je me mis à verser le lait dans le bol, et soudain, je ne compris pas ce qui se passa. La casserole m’échappa des mains. Elle tomba sur la table, et son contenu brûlant aspergea Léon, qui fit un saut en arrière.
— Mais fais donc attention, imbécile ! Empotée ! Incapable !
Furieux, d’un revers de main il m’assena une telle gifle que je me retrouvai à l’autre bout de la pièce, à moitié assommée, sur le carrelage. Coquette, notre chienne, se mit à pousser des petits cris plaintifs et se réfugia sous le buffet. Mère Entine, qui rentrait avec un seau d’eau, vit la scène et se figea :
— Que s’est-il passé ?
— Cette imbécile m’a brûlé, tonna Léon, toujours furieux. Incapable de verser du lait dans un bol ! Bonne à rien, voilà ce qu’elle est ! Ne lui donne pas de flamique cet après-midi. Ce sera sa punition.
Il savait que cette punition me serait encore plus dure à supporter que des coups. Mère Entine, naïvement, avait déjà raconté combien je me régalais avec la flamique encore chaude. Toujours immobile dans mon coin – car l’expérience m’avait appris que le moindre mouvement m’apporterait des coups supplémentaires –, je regardai Léon partir avec une rancune brûlante, proche de la haine.
Mère Entine me releva, sécha mes pleurs, tamponna mon visage avec de l’eau fraîche. La douleur cuisante de ma joue s’atténua un peu, mais j’avais l’impression qu’elle avait triplé de volume. Et, dans l’après-midi, lorsque mère Entine sortit la flamique du four, des larmes de frustration me brouillèrent la vue. Elle s’aperçut de mon chagrin, soupira :
— Léon t’a punie, Pauline. Ne pouvais-tu faire attention, et ne pas renverser de lait sur lui ? En tout cas, je ne peux pas te donner de flamique. Il verra tout de suite qu’il en manque un morceau. Il m’a bien répété qu’il vérifierait ce soir si elle est entière.
Je m’en allai pleurer dans la cour. Coquette me suivit. Je la pris dans mes bras, et elle lécha les larmes qui coulaient sur mon visage. En serrant son petit corps chaud contre moi, je pensai à monsieur le curé, qui nous recommandait de suivre les préceptes de Jésus. Il fallait aimer nos ennemis, disait-il, et pardonner à ceux qui nous faisaient du mal. Aimer Léon, lui pardonner lorsque, délibérément, il cherchait à me faire souffrir ?… C’était impossible.
Le soir même, je surpris une conversation entre mère Entine et Léon qui me laissa perplexe :
— Léon, disait mère Entine, pourquoi es-tu toujours si brutal envers Pauline ? La battre pour si peu de chose… Tu es trop dur avec elle.
— Mais vous, vous lui passez tout.
— Pas du tout. C’est une gentille enfant, et je l’aime.
— Comment pouvez-vous l’aimer ? Elle n’est même pas ma fille.
— Mais elle n’en est pas responsable, pauvre petite ! Tu dis que tu aimais Mélanie. Dans ce cas, ne peux-tu aimer sa fille, même un peu ?
Il grommela une réponse que je ne compris pas, puis mère Entine ferma la porte de la cuisine et je n’entendis plus rien. Blottie dans mon lit, je réfléchis. Que signifiaient ces paroles ? Je décidai d’en parler à mon oncle Georges. Je savais qu’il ne me mentirait pas, et qu’il répondrait à mes questions sans rien me cacher.
Le lendemain, ma joue était enflée et toute bleue. A l’école, lorsqu’elle me vit arriver, mon amie Joséphine poussa un cri horrifié, et les autres filles m’entourèrent. La maîtresse, qui était dans la cour, s’approcha de nous et m’interrogea. Je baissai les yeux et, à la fois malheureuse et révoltée, je dis que je m’étais cognée contre une porte que j’avais crue grande ouverte mais qui était, en réalité, à moitié fermée. Chaque fois que Léon me frappait et que les coups étaient visibles, je trouvais ce genre d’excuse : je m’étais cognée, ou j’avais trébuché contre quelque chose, ou bien j’étais tombée. Même loin de Léon, la peur qu’il m’inspirait était toujours présente. Je n’oubliais jamais ses menaces :
— Et tâche de ne pas rapporter, en plus ! Ne serait-ce que pour te faire plaindre ! Tu aurais une raclée dont tu te souviendrais longtemps ! Et je ne me gênerai pas pour raconter combien tu es nulle et incapable !
Alors je serrais les dents et je ne disais rien. L’institutrice, cette fois comme les précédentes, parut se satisfaire de mon explication, mais je surpris, à plusieurs reprises, son regard posé sur moi, et j’y lus un doute qui m’affola. Il ne fallait pas qu’elle ait des soupçons, cela ne ferait qu’aggraver la situation. Mais les jours passèrent, et elle ne me demanda plus rien. Je me rassurai un peu.
Par contre, au catéchisme, je fus incapable de mentir à monsieur le curé. Il observa ma joue bleuie lorsque j’arrivai, mais ne fit pas de remarque. Ce ne fut qu’à la fin de l’heure, lorsque les autres filles sortirent, qu’il me retint :
— Pauline, mon enfant… Que s’est-il passé ?
Ses yeux clairs – des yeux bleus qui semblaient refléter la pureté du ciel – m’interrogeaient, et mes mensonges habituels se bloquèrent dans ma gorge. Je me troublai, me sentis rougir, et ne pus dire un mot. Monsieur le curé se pencha davantage.
— L’autre jour, tu t’étais cognée contre la porte de l’étable. La fois d’avant, tu étais tombée dans l’escalier de la cave. Une autre fois, tu avais reçu la grosse marmite mal posée sur une étagère. Et cette fois-ci, qu’est-ce que c’est ?
Au cours de la leçon qui venait de se terminer, il avait expliqué que le mensonge était un péché, et cela me gênait d’en commettre un, si vite, envers lui qui, certainement, n’en commettait jamais. Devant l’immense bonté qu’exprimait son visage, j’hésitai. Pouvais-je lui dire la vérité ?
— Tu peux te confier à moi sans crainte, mon enfant. Cela restera strictement entre nous.
Alors, comme un torrent de paroles longtemps retenues, j’avouai tout :
— C’est Léon. Il me bat. J’ai peur de lui. A la moindre occasion, il me frappe. Je n’ose pas le dire. A personne, même pas à Joséphine. Elle, elle a un père qui l’aime. Mais moi…
Je me tus, les yeux pleins de larmes. Le visage assombri, monsieur le curé secoua la tête avec tristesse :
— Je me doutais aussi… Je connais ta situation, et je me souviens de ta mère. C’est moi qui l’ai mariée à Léon. A l’époque, je n’aurais pas pensé que…
Le brave homme se tut, et me regarda avec une affection et une compréhension qui me firent du bien. J’osai ajouter, timidement :
— Il répète toujours que je suis nulle et incapable. Est ce que c’est vrai ?
Les yeux candides se chargèrent de réprobation, approuvant la protestation sincère et énergique qui suivit aussitôt :
— Bien sûr que non, ce n’est pas vrai ! Ne le crois surtout pas.
— Il ne m’aime pas, continuai-je, la voix tremblante. Il est toujours méchant avec moi. Pourquoi ?
Sans répondre directement à ma question, monsieur le curé posa une main sur ma tête :
— Je ne m’adresserai pas à lui personnellement, pour ne pas éveiller ses soupçons. Mais dimanche, dans mon homélie, je parlerai de l’amour du prochain, et je trouverai les phrases pour faire comprendre à Léon qu’il agit mal avec toi. Et puis, lorsque je le rencontrerai, nous aurons une conversation, tous les deux. Ne crains rien, ajouta-t-il en voyant mon regard affolé, je le ferai de telle façon qu’il ne se doute de rien. Léon, après tout, je l’ai baptisé, comme tant d’autres. J’espère qu’il m’écoutera.
Avec doute, je hochai la tête. Néanmoins, la compréhension et le soutien de monsieur le curé m’étaient un réconfort. De son pouce, il traça un signe de croix sur mon front.
— Va, mon enfant. Et pense à notre Seigneur Jésus-Christ. Il a offert ses souffrances à Dieu, et il a pardonné à ses ennemis. Même si ça te paraît difficile, essaie de l’imiter. Réponds à la brutalité de Léon par le pardon et l’amour.
Je m’en allai sans répondre. Je ne voulais pas faire une promesse que je savais être incapable de tenir. Si Léon ne m’aimait pas, je ne l’aimais pas non plus. Je n’éprouvais envers lui que crainte et détestation.
*
* *
Le jeudi, j’allai chez mes grands-parents, ainsi que je le faisais toujours. Eux aussi m’interrogèrent sur ma joue toute bleue, et à eux aussi je fis le même mensonge. J’avais trop peur de leur réaction si je leur avouais la vérité. Peut-être pépère Baptiste déciderait-il d’avoir une explication avec Léon, et je récolterais une raclée supplémentaire. Je cherchai mon oncle Georges et le trouvai dans l’écurie, occupé à nourrir le cheval.
— Ma petite Pauline, comment vas-tu ? Mais… qu’as-tu ? Tu as un bleu énorme sur la joue !
Je répétai encore une fois mon mensonge. Mon oncle Georges fronça les sourcils, mais ne dit rien. J’avais encore plus peur de sa réaction que de celle de mon grand-père. Jeune et impétueux, mon oncle Georges était bien capable de courir à la minute même chez Léon, d’exiger des explications, et même de le menacer. Cette seule idée me fit frémir. J’imaginai la fureur de Léon, et la façon dont il se vengerait sur moi. Je m’approchai d’oncle Georges :
— Mononc’ Georges, j’ai quelque chose à te demander.
Il finit de remplir la mangeoire du cheval et se tourna vers moi :
— Je t’écoute, ma petite Pauline.
— Eh bien, voilà. L’autre soir, j’ai entendu mère Entine qui parlait avec Léon. Il disait que je n’étais pas sa fille. Qu’est-ce que ça signifie ?
Mon oncle se gratta la tête, me regarda un instant sans répondre. Puis il constata :
— Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Je préfère que tu l’apprennes par moi plutôt que par d’autres. Viens, je vais t’expliquer. Tu as neuf ans, tu es assez grande pour comprendre, et pour savoir.
Il m’entraîna dans un coin de l’écurie, s’assit par terre. Je m’installai près de lui, attentive. Le cheval mangeait sans s’occuper de nous et, les yeux fixés sur mon oncle, j’attendais, le cœur battant. La tête penchée, il semblait réfléchir, et peut-être chercher ses mots. Qu’allait-il m’apprendre ?
— Léon n’est pas ton père. Mélanie, ta mère, l’a épousé, ce qui fait qu’il est ton beau-père. Mais ton vrai père est mort à la guerre.
Ma première réaction fut la joie et le soulagement. J’étais heureuse de ne pas être la fille de cet homme que je détestais. Ainsi, c’était pour cette raison qu’il n’avait jamais voulu que je l’appelle « père » ou « papa ». Il avait décidé une fois pour toutes, lorsque j’avais commencé à parler, que je l’appellerais Léon, malgré les protestations de mère Entine.
— Alors, dis-je en essayant de comprendre, c’est pour ça qu’il ne m’aime pas ?
— Sans doute, ma petite Pauline. Il sait que tu n’es pas sa fille.
— Mais… continuai-je en plissant le front, je ne suis pas ta fille non plus, mononc’ Georges, et pourtant tu m’aimes.
— Bien sûr, je t’aime ! Et je ne comprends pas comment on peut ne pas t’aimer. Mais Léon…
Mon oncle haussa les épaules avec dédain, et je compris que, lui non plus, il n’aimait pas Léon. Je continuais à réfléchir, et une foule de questions me venait, dont il me fallait la réponse.
— Pourquoi ma mère a-t-elle épousé Léon ?
— Ton vrai père avait été tué. Tu allais naître, et c’était très mal d’avoir un enfant sans être mariée. Ça l’est toujours, d’ailleurs. Alors elle s’est mariée avec Léon.
— Mais… ne savait-elle pas qu’il était méchant ?
— Je l’ignore. En tout cas, elle ne l’aimait pas beaucoup. Ce sont les circonstances qui l’ont forcée à se marier avec lui. C’était ton père qu’elle avait prévu d’épouser.
— Mon vrai père… tu le connaissais ?
Une lueur chaleureuse vint éclairer le visage de mon oncle :
— Oui, je le connaissais. Lui, il t’aurait aimée, ça c’est sûr. Il était gentil, aimable avec tout le monde, et si amoureux de Mélanie ! Ils devaient se marier à la fin du mois d’août, en 1914, mais la guerre a éclaté et il est parti, comme les autres. Il est revenu en permission un an après, et le mariage avait été fixé quatre mois plus tard, pour sa prochaine permission. Mais il a été tué entre-temps.
Une révolte me mit les larmes aux yeux. Grâce aux explications de mon oncle, je comprenais mieux quelle était ma situation. Je balbutiai :
— Alors, c’est à cause de la guerre… Mon oncle Georges approuva tristement :
— Oui, c’est à cause de la guerre. Sans elle, tes parents se seraient mariés comme prévu, et tu n’aurais pas à vivre avec Léon qui ne t’aime pas.
Je me mis à haïr férocement la guerre. Jusqu’ici, je ne connaissais d’elle que les récits des gens et le monument qui, depuis quelques années, sur la place de l’église, portait les noms des hommes du village qui avaient été tués. Chaque année, le 11 Novembre, nous assistions à la cérémonie du Souvenir, et la Société des Poilus défilait, drapeau en tête. Tous avaient le visage grave et douloureux, et leur devise était « Plus jamais ça ». Dans mon esprit d’enfant, je considérais tout cela avec un certain détachement, car je ne me sentais pas concernée. Mais, maintenant, les révélations de mon oncle changeaient tout.
— Ton père était porté disparu, et Clémence, sa mère, n’a jamais admis qu’il puisse être tué. Jusqu’à la fin de sa vie, tous les jours, elle est allée l’attendre à la sortie du village, persuadée qu’il reviendrait. C’était ton autre grand-mère. Tu ne te souviens sans doute pas d’elle. Elle est morte alors que tu n’avais que deux ans.
Je cherchai dans mes souvenirs, sans résultat. Une autre grand-mère ?…
— Elle t’aimait beaucoup, elle aussi. Elle disait que tu ressemblais à Jean-Pierre, que tu avais ses yeux. Tu étais précieuse, pour elle. Tu étais la fille de son unique enfant.
— Mon père s’appelait Jean-Pierre ?
— Oui. Jean-Pierre Mesnier. C’était le bourrelier du village voisin. L’atelier a été repris par quelqu’un d’autre, mais un jour je te mènerai jusque-là. Tu verras sa maison, l’endroit où il a vécu avant de partir à la guerre et d’être tué.
— Alors, moi, j’aurais dû m’appeler Pauline Mesnier ?
— Oui. Si tout s’était passé comme prévu, oui, tu t’appellerais Pauline Mesnier.
Je murmurai ce nom plusieurs fois, très bas, comme pour bien en imprégner mon esprit et mon cœur. Puis je levai les yeux vers mon oncle :
— Merci, mononc’ Georges. Merci de m’avoir appris tout ça.
Mon oncle se pencha vers moi, caressa de sa main ma joue meurtrie :
— J’aimais beaucoup Mélanie. Elle était ma grande sœur chérie. Et toi, tu es sa fille… N’oublie jamais que tu étais son enfant bien-aimée. Elle n’avait plus que toi, depuis que Jean-Pierre avait été tué à la guerre…
— Maintenant, je comprends mieux pourquoi pépère Baptiste dit toujours « saleté de guerre ».
— Oui, elle a détruit bien des vies. Mon cousin Milien a été tué, lui aussi, et mon oncle Alfred en est mort de chagrin.
Et moi, pensai-je, à cause de cette guerre qui m’avait pris mon père, je devais vivre avec Léon. Je soupirai longuement.
La voix de mon grand-père, dans la cour, qui appelait son fils, nous parvint. Mon oncle Georges se leva :
— Il faut que j’y aille, Pauline. Mais je reste à ta disposition, quoi qu’il arrive. N’hésite pas à m’interroger, je te répondrai toujours.
— Merci, mononc’ Georges.
Sur le chemin du retour, je marchai lentement, tout en réfléchissant à ce que je venais d’apprendre. Je savourais la satisfaction de savoir que mon père avait été quelqu’un de chaleureux et de gentil. Et j’étais immensément soulagée que Léon ne fût que mon beau-père. Sans oser l’avouer à qui que ce soit, je m’étais sentie coupable lorsque l’institutrice nous avait expliqué que nous devions aimer et respecter nos parents. Monsieur le curé nous répétait la même chose, et il nous avait fait apprendre les dix commandements, auxquels il fallait obéir pour mériter le paradis. Je n’éprouvais aucune difficulté à les suivre, sauf pour celui qui disait « Tes père et mère honoreras ». Honorer, respecter Léon, je n’y parvenais pas, et je me disais, avec l’impression désagréable de commettre un péché, que je n’y parviendrais jamais. Mais, puisque Léon n’était pas mon père, ce commandement ne s’adressait pas à lui.
Ce soir-là, dans mon lit, avant de m’endormir, je pensai longtemps à mon vrai père. Avec une acuité insupportable, je souhaitai qu’il ne fût pas mort. Je l’imaginai riant avec moi, me soulevant de terre et me juchant sur ses épaules comme l’avait fait tant de fois mon oncle Georges.
Une scène me revint subitement à l’esprit. Quelques jours auparavant, comme je le faisais tous les matins, j’étais allée chercher mon amie Joséphine pour nous rendre à l’école. J’étais un peu en avance et, lorsque j’étais arrivée chez elle, je l’avais trouvée assise sur les genoux de son père, en train de lui réciter sa leçon de géographie. Sans que j’en prenne conscience, leur image avait laissé dans mon cœur un regret douloureux. Je les revoyais tous les deux : Joséphine, blottie avec confiance entre les bras paternels, et lui, qui se penchait avec attention et intérêt, en écoutant ses paroles. Je m’étais rendu compte, ce jour-là, de l’absence dans ma vie d’un père solide, aimant et bon. Et, après les révélations de mon oncle Georges, cette absence se faisait encore plus cruelle, parce que je savais maintenant que mon père – mon vrai père – aurait été ainsi.
Alors, en me cachant la tête sous le drap, je pleurai de regret et de frustration sur ce besoin de mon cœur d’enfant qui, je le savais, resterait toujours inassouvi.