3

Je grandissais. Autour de moi, le monde évoluait, et le progrès venait jusque dans notre petit village. Mes grands-parents, ainsi que la majorité des habitants, avaient fait installer l’électricité. En ce qui me concernait, j’avais toujours connu cet éclairage, car mère Entine et Léon avaient été parmi les premiers à en équiper leur maison, à la veille de la guerre.

Certaines personnes, comme le médecin ou le directeur de la brasserie, possédaient une automobile. Nous finissions par nous habituer à ces engins bruyants, mais Bellot, notre jeune cheval, ne les aimait pas. S’il lui arrivait d’en croiser une dans les rues du village, il bronchait, roulait des yeux effrayés, encensait et allait jusqu’à pousser quelques hennissements de protestation et de peur. Léon le grondait avec colère, mais Thomas, plus compréhensif, descendait de la charrette, allait jusqu’à Bellot, lui caressait la tête et lui parlait à l’oreille pour le calmer. J’appréciais la patience et la douceur de mon nouvel ami. Je remarquais que nos animaux, aussi bien les vaches que Papillon et Bellot, nos chevaux, ainsi que Coquette, notre chienne, et même les chats, assez sauvages, qui vivaient la plupart du temps dans la grange, passant leur temps à la recherche de souris, aimaient tous Thomas. Mère Entine remarquait :

— Vois-tu, Pauline, les animaux ont un instinct. S’ils aiment Thomas, ils ne se trompent pas. C’est qu’on peut lui faire confiance. Je pense que nous avons là quelqu’un de bien pour remplacer Sylvestre.

Mes grands-parents, de leur côté, avaient fini par acheter une moissonneuse-lieuse et une faucheuse mécaniques, sur les instances de mon oncle Georges, qui répétait qu’il fallait vivre avec son temps et que la modernisation devenait indispensable. Comme ces machines nécessitaient d’être tirées par deux chevaux et qu’ils n’en possédaient qu’un, Léon leur prêtait Bellot lorsqu’il fallait faucher ou moissonner.

Mon oncle Georges se passionnait pour le progrès, dans tous les domaines : il s’enthousiasmait pour le journal parlé à la TSF, pour le nouveau cinéma parlant, pour les vingt-quatre heures du Mans, pour l’aviation et les automobiles. Il rêvait d’en acheter une, un jour. Ma grand-mère Henriette haussait les épaules sans répondre, et son expression disait clairement que ce genre d’engin ne l’attirait pas.

Je m’apercevais que, insensiblement, mon corps changeait. Je le constatais sans y porter une attention particulière. Prise par le travail de la ferme, je n’avais pas beaucoup de temps à consacrer à la coquetterie. Mon amie Joséphine, qui se destinait à être couturière et qui apprenait ce métier avec sa mère, m’incitait à être élégante. Elle m’apportait quelquefois des restes de tissu, un ruban, un morceau de dentelle, en garnissait mon chapeau ou le col de ma robe des dimanches. J’appréciais ces attentions, ainsi que les moments que nous passions, toutes les deux, pendant qu’elle cousait tout en bavardant. Mais je n’étais pas attirée par les fanfreluches et les bijoux. Je n’en possédais aucun, et cela ne me manquait pas.

Quelques mois avant mes quatorze ans, je me réveillai un matin avec une sensation étrange. J’avais l’impression que ma chemise de nuit était mouillée, et lorsque je me levai, je vis avec effroi qu’elle était tachée de sang. Je regardai mes cuisses, cherchant si je m’étais blessée. Je ne vis aucune blessure, mais il y avait beaucoup de sang, et je m’affolai. Je courus jusqu’à la cuisine, où mère Entine était occupée à allumer le feu. Il était très tôt, et je remarquai avec soulagement que ni Léon ni Thomas n’étaient encore levés.

— Mère Entine, m’écriai-je. Regarde, j’ai du sang partout !

Elle se retourna, le tison à la main, enveloppa d’un regard ma chemise tachée, et hocha la tête d’un air entendu. Je me rassurai un peu mais, sans comprendre, j’insistai :

— D’où vient ce sang ? Je n’ai pas de coupure, j’ai vérifié.

Mère Entine posa le tison et sourit.

— C’est parce que tu deviens une femme, Pauline. Ça arrive à toutes les filles, un jour ou l’autre, quand elles grandissent. Et, à partir de maintenant, ça se produira tous les mois. C’est ce qui te permettra, plus tard, d’avoir des enfants. Ne t’inquiète pas, continua-t-elle en voyant mon air désorienté, c’est tout à fait normal. Donne-moi ta chemise de nuit, je vais la rincer.

Je repartis dans ma chambre, un peu abasourdie. Personne ne m’avait prévenue, et cette découverte me causait un choc. Puis, le moment de surprise passé, j’acceptai la situation avec fatalisme. Puisque cela arrivait à toutes les filles, je ne pouvais pas y échapper. Il me fallait donc m’y soumettre.

Mère Entine me donna des bandes hygiéniques en coton éponge et m’expliqua comment me protéger. Elle rinça ma chemise de nuit, qu’elle alla pendre sur le fil à linge, derrière la maison. Puis, au fur et à mesure, elle fit bouillir les serviettes hygiéniques et les mit à sécher, elles aussi. Elle m’expliqua qu’elle-même ne s’en servait plus car, me dit-elle, il arrivait un moment, après l’âge de cinquante ans, où cet écoulement mensuel s’arrêtait de lui-même.

Léon remarqua le linge qui séchait et ne tarda pas à comprendre ce qui se passait. Il ne fit pas de commentaire, mais il m’observa de bas en haut, avec un regard nouveau, différent, et une expression que je ne parvins pas à définir mais qui ne me plut pas.

Ce fut à partir de ce moment-là que la situation, progressivement, se mit à changer.

 

 

Tout d’abord, si Léon continua à m’insulter, il cessa de me frapper. Je n’en pris pas conscience tout de suite, mais, un soir, alors que je me couchais, je réalisai subitement que, depuis plusieurs semaines, mon beau-père n’avait pas levé la main sur moi. J’en fus soulagée, mais, d’un autre côté, un instinct me soufflait de prendre garde. Je n’aimais pas les regards dont, parfois, Léon m’enveloppait.

Au fil des mois, mon corps se transforma. Ma poitrine se développa, ma taille s’affina, mes hanches s’élargirent. Comme mon amie Joséphine, je devenais coquette. Je prenais soin de mon apparence et, le dimanche, pour aller à la messe, je voulais être parfaitement coiffée et habillée. Mère Entine s’aperçut que mon manteau devenait trop court, et ma robe des dimanches trop étroite. Elle fit refaire l’un et l’autre par la mère de Joséphine, qui était couturière, et je fus heureuse de posséder de nouveaux vêtements.

Je passais davantage de temps devant mon miroir, dans ma chambre, en me brossant inlassablement les cheveux et interrogeant mon image. Etais-je jolie ? Comment le savoir avec certitude ? Mon oncle Georges l’affirmait, en tout cas. Il me disait souvent :

— Comme tu deviens jolie, ma petite Pauline ! Tu ressembles à Mélanie. Elle était belle, elle aussi.

Il avait un regard approbateur, bien différent de celui de Léon. Ce dernier finissait par me causer un malaise. Je le surprenais de plus en plus en train de m’observer à mon insu. Je lui tournais alors le dos et je m’efforçais de l’ignorer, mais je n’aimais pas son expression. Thomas aussi me regardait, parfois, mais son visage restait amical et n’avait rien de déplaisant, contrairement à Léon, dont l’œil unique glissait le long de mon corps comme un animal visqueux et gluant, me donnant envie de m’enfuir avec des protestations de dégoût.

Léon lui-même m’inspirait une répulsion grandissante. Son corps épais et lourd exhalait une odeur de sueur et de purin qui me faisait détourner la tête lorsqu’il passait près de moi. De plus, il était grossier. Il émettait, même à table, de gros pets sonores sans la moindre gêne. Parfois, il se rendait compte de la répugnance que je ne parvenais pas à cacher, et il m’apostrophait :

— Dis donc, Chose, ne me regarde pas comme ça, tu entends ? Ça me rappelle ta mère. Elle me regardait de la même façon, et je ne pouvais pas le supporter.

Pauvre maman, pensais-je souvent, obligée de vivre avec un rustre pareil, vulgaire et déplaisant… Comme elle devait être malheureuse !

Et puis, peu à peu, il se mit à me toucher d’une façon qui complétait désagréablement les regards qu’il laissait peser sur moi.

Cela commença un matin, au petit déjeuner. Je venais d’emplir son bol de lait, et je me détournais, lorsqu’il m’attrapa le bras :

— Attends, Chose, pas si vite ! Remets-moi du lait, jusqu’en haut. Tu vois bien que tu n’as pas rempli mon bol.

Pendant que je lui obéissais, attentive à ne pas renverser une seule goutte de peur de recevoir des injures, non seulement il ne me lâcha pas le bras, mais en plus il se mit à le triturer de ses gros doigts, en une sorte de caresse odieuse qui me glaça. Je me dégageai dès que je le pus et retournai mettre la casserole sur le feu. Thomas, qui beurrait son pain, ainsi que mère Entine, n’avaient rien vu. Je tentai de me calmer et m’efforçai d’oublier l’incident.

Mais il se renouvela à la première occasion, se multiplia, finit par devenir si fréquent que j’en arrivai à appréhender la présence de Léon, comme à l’époque où il me battait. Il cherchait n’importe quelle excuse pour m’attirer à lui et me tripoter le bras, la taille, la cuisse. Il venait me rejoindre dans le poulailler tandis que je ramassais les œufs, ou dans l’étable quand je donnais à manger aux vaches. Je vivais dans la hantise de ces moments. Mon instinct me criait de le repousser, mais, en même temps, des années d’obéissance, de peur et de passivité me paralysaient, et, raidie, serrant les dents sur la nausée qui me révulsait l’estomac, je n’osais pas bouger.

Un jour, malheureuse, je décidai de me confier à mère Entine. Ce ne fut pas facile, et je rougis de honte en parlant, comme si c’était moi la coupable. Tout d’abord, mère Entine ne comprit pas.

— Il fait… quoi, Pauline ?

— Il me touche, mère Entine, comme ça… C’est insupportable.

Le matin même, il avait malaxé ma cuisse tandis que, penchée en avant, je tenais le seau de lait pour faire boire le veau. J’essayai de répéter, sur mère Entine, les mêmes gestes. Je n’y parvins pas tout à fait, mais je vis le visage de mère Entine se crisper.

— Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle. Je vais lui parler, Pauline, et le surveiller. S’il t’embête encore, n’hésite pas à me le dire.

L’intervention de mère Entine sembla efficace ; pendant quelques jours rien ne se passa. Mais, un matin de la semaine suivante, j’allai dans la cour remplir un seau d’eau. Alors que j’actionnais la pompe, je me sentis observée. Je tournai la tête. Léon venait de sortir l’extirpateur de la grange et, au lieu d’aller chercher Papillon à l’écurie, demeurait immobile, une lueur malsaine dans son œil unique fixé sur moi. La façon dont il me regardait me fit prendre conscience de ma vieille robe trop étroite, dont le corsage se tendait sur mes seins. Malgré moi, je rougis. Je me détournai et me baissai pour prendre le seau. Mais, à ce moment précis, je me sentis saisie par-derrière, tandis que les mains brutales de Léon se mettaient à palper mes seins avec rudesse. Je fus horrifiée. Sans pouvoir me retenir, je criai. Thomas, que Léon avait certainement envoyé ailleurs, n’était pas là, mais mère Entine, dans la maison, m’entendit. Elle sortit immédiatement, vit la scène, se précipita vers nous :

— Léon, arrête ! ordonna-t-elle. N’as-tu pas honte ? Te conduire ainsi… C’est un péché, Léon. Ta fille !…

Il me lâcha, et j’en profitai pour aller me réfugier dans la cuisine. Je m’aperçus que je tremblais. J’entendais mère Entine sermonner son fils, tandis que Léon maugréait, buté :

— Elle n’est pas ma fille. Nous n’avons aucun lien. C’est comme si elle était une étrangère.

— Mais, Léon, tu n’as pas le droit de te conduire ainsi ! C’est honteux ! Je te le défends, tu entends ?

Par la fenêtre, je le vis hausser les épaules et se diriger vers l’écurie. Mère Entine revint dans la cuisine, le regard brillant de colère et d’indignation. Elle me vit assise, les bras serrés sur la poitrine, pâle et encore haletante. Elle versa de l’eau dans un verre, me le tendit. Je le pris avec des mains tremblantes.

— Bois, me conseilla-t-elle. Après un choc, il faut boire. Tu as eu peur, mon enfant ?

— Oui, dis-je d’une voix étranglée. J’ai peur de lui.

— Il ne t’ennuiera plus. Et si ça se produit encore, viens me le dire.

Je fis un signe d’assentiment, mais je n’étais pas complètement rassurée. Mère Entine m’obligea à revêtir, pour vaquer aux travaux de la ferme, un vieux tablier informe qui dissimulait parfaitement mon corps et que je mis tous les jours. Elle fit installer par Thomas un verrou à la porte de ma chambre, en me recommandant de bien la fermer chaque soir. Et, dans la journée, elle ne s’éloignait jamais beaucoup, afin de pouvoir accourir au moindre appel. Sa présence me rassurait. Au cours des jours suivants, Léon sembla me laisser tranquille, ne m’adressant plus la parole et affectant de m’ignorer. Pourtant, je continuais à me méfier. Je remarquais trop souvent son regard lourdement appuyé sur moi, qui semblait sans cesse me guetter, comme un animal prédateur guette sa proie en sachant que, tôt ou tard, il parviendra à l’attraper.

*
*     *

Thomas était chez nous depuis bientôt trois ans. Courageux, il s’acquittait parfaitement de ses multiples tâches. Léon l’appréciait uniquement en fonction du travail qu’il fournissait, mais mère Entine et moi, nous l’aimions pour sa gentillesse, sa discrétion, et l’aide qu’il nous apportait, parfois, pour des attentions auxquelles Léon ne nous avait pas habituées. Ainsi, par exemple, il nous retirait des mains une lessiveuse trop lourde et la portait sur le feu à notre place. Avec ses larges épaules, ses yeux clairs, son visage hâlé par les travaux des champs, il était séduisant. Mon amie Joséphine, lorsqu’elle le rencontrait, ne manquait jamais de lui faire des sourires qui m’agaçaient.

— C’est un beau garçon, me confiait-elle ensuite. Moi, à ta place, je lui ferais de l’œil, rien que pour le troubler. Ça m’amuserait. Pas toi ?

Je haussais les épaules. Je n’avais aucune envie de m’amuser à troubler Thomas. Il était mon ami. Contrairement à Léon, il n’avait jamais de regards appuyés ou déplaisants. Il se comportait toujours avec respect, et lorsque je me trouvais seule avec lui, je me sentais en sécurité.

Un jour, je l’interrogeai sur ses années d’enfance à l’orphelinat. Il me décrivit un univers si triste, si dépourvu d’amour, que j’en eus les larmes aux yeux. Jamais une parole d’affection, mais des punitions et des coups à la moindre occasion. Des surveillants sévères, impitoyables, parfois injustes ; des enfants terrorisés, et d’autres qui, vicieux, se comportaient d’une façon dont il refusa de parler. Il conclut, malheureux :

— Tu n’as pas connu tes parents, Pauline, mais au moins, tu sais qui ils étaient. Tu sais que, s’ils avaient vécu, ils t’auraient aimée. Moi, j’ai été abandonné. Un de nos surveillants ne cessait de nous répéter que nous étions le rebut, la lie, et que, si nous étions là, c’était parce que nous étions tellement affreux que même notre mère n’avait pas voulu de nous.

Je lui affirmai que je ne le trouvais pas affreux du tout, bien au contraire. Il me sourit et resta un instant penché vers moi, ses yeux dans les miens. J’eus envie de lever ma main jusqu’à sa joue et de la caresser doucement, mais je n’osai pas. Troublée, je me détournai et je m’en allai.

Le soir, dans mon lit, je pensai à notre conversation. Moi qui me trouvais malheureuse lorsque je comparais ma vie à celle de Joséphine, qui avait ses parents, je venais de découvrir que Thomas avait été bien plus malheureux encore. D’après ce qu’il m’avait confié, personne, jamais, ne l’avait aimé. J’imaginais Thomas, petit garçon assoiffé de tendresse, ne recevant que brimades et punitions, sans personne pour le consoler lorsqu’il avait de la peine. Je me sentis fondre de pitié, et je me dis que je ne l’aimerais jamais assez pour compenser le manque d’amour dont il avait souffert.

*
*     *

Je suivais le conseil de mère Entine, et chaque soir je tirais soigneusement le verrou dans ma chambre. Thomas, qui l’avait posé, ne demanda rien. Avait-il compris ? Je n’osai pas, moi non plus, aborder ce sujet avec lui. Je n’en avais même pas parlé à mes grands-parents, ni à mon oncle Georges. Seule mère Entine était au courant. Et je savais qu’elle me protégerait.

Mais, l’année de mes seize ans, un après-midi de février, mère Entine revint du poulailler, où elle était allée ramasser les œufs, en se massant la tête avec une grimace de douleur :

— Je ne sais pas comment j’ai fait mon compte, mais je me suis cognée. Tellement fort que j’ai eu un voile rouge devant mes yeux. J’en suis encore tout abrutie.

Je lui proposai le remède qu’elle avait souvent utilisé avec moi, dans mon enfance, et mouillai un torchon qu’elle appliqua à l’endroit douloureux. Puis, sans plus y penser, elle continua ses tâches. Moi-même, je n’y prêtai pas davantage attention. Nous étions habituées à être dures avec nous-mêmes. Le travail de la ferme exigeait une santé robuste, une disponibilité constante, et ne nous permettait pas de nous « écouter » au moindre bobo. Mais, environ une heure plus tard, tandis qu’elle démoulait les livres de beurre pour les envelopper dans leur papier, mère Entine s’arrêta subitement, parut vaciller, se retint à la table, me regarda comme si elle éprouvait une grande difficulté à me distinguer :

— Je ne sais pas ce que j’ai… je vois tout noir. Et… on dirait que je vais tomber. Je… je ne me sens pas bien.

Je remarquai qu’elle donnait l’impression de ne tenir debout qu’à grand-peine. Jamais je ne l’avais vue ainsi. J’approchai une chaise, je l’aidai à s’y asseoir. Elle voulut me parler, mais ne parvint qu’à émettre des sons incompréhensibles. Soudain, elle bascula vers l’avant, et je n’eus que le temps de la retenir. Je repris le torchon que je trempai dans l’eau froide et je bassinai son visage, son front, ses tempes. La fraîcheur de l’eau sembla lui rendre quelque lucidité. Elle ouvrit des yeux égarés :

— Que… Que… ?

— Mère Entine…, dis-je, de plus en plus inquiète. Peux-tu aller jusqu’à ton lit ? Il faut t’allonger.

Elle fit un effort, se leva, se retint à moi pour ne pas tomber. Je la conduisis jusqu’à sa chambre, qui était la plus proche, mais je dus la soutenir à chaque pas, et, à plusieurs reprises, elle vacilla tellement que je faillis tomber avec elle. Elle s’effondra sur son lit, et je l’installai du mieux que je pus, couchée sur le dos. Je me penchai sur son visage hagard :

— Comment te sens-tu ? Désires-tu quelque chose ?

Elle tenta de me répondre, d’une voix pâteuse prononça quelques mots que je ne compris pas. Puis elle ferma les yeux et ne bougea plus, sourde à mes appels. J’eus peur. Que devais-je faire ? J’étais seule à la maison. Léon et Thomas étaient partis aux champs semer de l’avoine. De plus en plus affolée, je pensai à aller chercher de l’aide chez mes grands-parents. J’allai décrocher mon gilet de laine, sortis de la ferme en courant et, sans ralentir mon allure, continuai à courir jusqu’à la « Cense aux alouettes ». J’arrivai en trombe dans la cour, aperçus ma grand-mère qui revenait de la remise avec un seau rempli de charbon :

— Mémère Hiette ! Viens vite ! criai-je. Mère Entine est malade. Elle est couchée. Elle ne me répond plus.

Ma grand-mère ouvrit la porte de la cuisine :

— Entre. Et calme-toi, voyons. Que se passe-t-il ?

Elle posa le seau près du feu, me regarda, déjà inquiète. Comme moi, jamais elle n’avait entendu dire que mère Entine se fût couchée en plein jour. Encore essoufflée, je racontai ce qui s’était passé. Ma grand-mère fronça les sourcils :

— Je viens avec toi, Pauline. Si elle ne répond plus quand tu lui parles, c’est bizarre.

Nous reprîmes le trajet en sens inverse. Mère Entine était toujours dans le même état. Ma grand-mère se pencha sur elle, l’appela, la secoua. Mère Entine ne réagit pas, n’essayant même plus de répondre, exactement comme si elle n’entendait pas. Son visage était livide, la peau tendue, les lèvres blanches, presque incolores. Je regardai ma grand-mère, qui secoua la tête avec appréhension :

— Qu’est-ce qu’elle a ? demandai-je.

— Je ne sais pas. Va chercher le docteur Deberle.

Je courus de nouveau. Chez le médecin, sa femme m’annonça qu’il était parti faire ses visites, et elle promit de nous l’envoyer dès son retour. Je revins, réconfortée malgré tout de retrouver ma grand-mère près de mère Entine. Au moins, je n’étais plus seule. Et puis, le médecin, que nous n’appelions jamais parce que nous n’étions jamais gravement malades, ne tarderait pas à arriver. Et lui, il saurait soigner et guérir ma mère Entine.

J’allai de nouveau la voir. Elle était toujours immobile. Elle semblait être ailleurs. Je l’appelai, je la touchai, sans qu’elle réagît. Désorientée, je retournai dans la cuisine, où ma grand-mère terminait d’envelopper les livres de beurre. Je me mis à l’aider, en espérant que cette occupation chasserait un peu mon inquiétude. Depuis ma naissance, jamais je n’avais vu mère Entine malade ou alitée. Elle avait quelquefois un rhume ; elle avait eu, l’année de mes onze ans, une assez forte grippe, mais elle ne s’était pas couchée et, malgré la fièvre, elle avait continué à travailler. C’était elle qui, depuis toujours, s’occupait de tout, inlassablement, du matin au soir. Sans elle, sans ses conseils, j’étais perdue.

Le médecin n’arrivait pas, et je le guettais par la fenêtre, comme si cela eût suffi à le faire venir plus vite. Le temps s’étirait, interminable. Il me semblait que nous attendions depuis une éternité lorsque, enfin, je vis le docteur Deberle traverser la cour. Je le conduisis sans tarder au chevet de mère Entine. En même temps, d’une voix crispée par l’anxiété, je lui racontai ce qui s’était passé. Il ausculta mère Entine, écouta son cœur, souleva ses paupières et observa chacun de ses yeux. Puis, avec un grognement, il releva la tête :

— Hmmm, grogna-t-il de nouveau en se tournant vers moi. Elle s’est cognée, dis-tu ?

J’acquiesçai, répétai mes explications. Il palpa le crâne de mère Entine avec précaution, écarta les cheveux, étudia avec attention l’endroit du coup reçu. J’observai son visage, vis son air sombre, ses sourcils froncés. Du seuil de la chambre, où elle attendait, ma grand-mère Henriette interrogea :

— Qu’a-t-elle, docteur ? Est-ce grave ?

Je regardai le docteur Deberle avec inquiétude. Son expression n’annonçait rien de bon, et il répondit brièvement :

— C’est son coup sur la tête. Je vais lui faire une saignée. Mais…

Il eut une moue qui exprimait le doute et ne termina pas sa phrase. Le cœur serré par une appréhension grandissante, j’apportai à ma grand-mère une bassine, qu’elle tint pendant la saignée. Je retournai dans la cuisine, malheureuse, désorientée. Si le docteur Deberle ne parvenait pas à soigner mère Entine, qu’allait-il se passer ?…

Il revint après quelques instants, le visage toujours aussi sombre. Je levai vers lui un regard plein d’une interrogation que je n’osai pas formuler.

— Attendons jusqu’à demain, bougonna-t-il. Si d’ici là, elle n’a pas repris connaissance, tu viendras me prévenir.

Il sortit, accompagné par ma grand-mère. Je retournai dans la chambre. Mère Entine était toujours dans le même état. Je m’approchai, pris une de ses mains dans les miennes. Usée, sèche, pleine de cals, elle racontait une vie de labeur et de courage. Je regardai son visage cireux, ses yeux clos, ses cheveux gris. Allait-elle mourir ? Tout mon être n’était qu’incrédulité et refus. Je ne voulais pas que mère Entine s’en aille, je ne voulais pas la perdre, c’était impossible, inacceptable.

 

 

Elle mourut quelques heures plus tard. Elle s’en alla sans bruit, glissant du sommeil étrange qui la maintenait hors de notre portée à une mort qui nous l’enlevait définitivement. Ce fut ma grand-mère Henriette qui s’en aperçut. Avec tristesse, avec douceur, elle me dit :

— Elle a passé… Va prévenir le docteur, Pauline. Et aussi monsieur le curé.

Egarée, je ne bougeai pas. Ma grand-mère insista :

— Va, mon enfant. Il n’y a plus rien à faire, maintenant.

En sanglotant, je courus jusqu’à la maison du docteur Deberle, où j’annonçai la douloureuse nouvelle à sa femme. Puis, au presbytère, j’exposai la situation à monsieur le curé, à travers mes pleurs.

Surpris et navré, il me promit néanmoins de venir sans tarder, et je repartis, toujours en sanglotant.

Quelques minutes après mon retour, il arriva, portant le viatique et tout ce qu’il fallait pour administrer l’extrême-onction. Grave, solennel, il se dirigea vers la chambre de mère Entine. Dans la cuisine, j’attendis. Lorsqu’il revint, ma grand-mère lui proposa une tasse de café. Il vit mes larmes, et m’expliqua qu’il ne fallait pas être triste, puisque mère Entine se retrouvait dans la béatitude éternelle. Un sursaut de révolte me fit protester :

— Mais elle m’a quittée, et j’ai de la peine.

Il me regarda avec bonté :

— Dieu a décidé de la rappeler à Lui, mon enfant. Que Sa volonté soit faite. Il faut l’accepter.

Mais mes larmes, brûlantes et désespérées, continuèrent à couler.

Après le départ de monsieur le curé, je sortis de la maison et, instinctivement, j’allai dans l’écurie. Bellot tourna sa bonne tête vers moi, et ses yeux, derrière ses œillères, m’interrogèrent. Je me jetai contre lui, entourai son cou de mes bras, posai ma joue contre son poil rugueux.

— Bellot ! sanglotai-je. C’est mère Entine. Elle est…

Je fus incapable de prononcer le mot atroce. Je sanglotai éperdument dans le cou du cheval tandis qu’il remuait doucement la tête, grattait le sol de son sabot, poussait de faibles hennissements.

Ce fut ainsi que me trouva Thomas en rentrant des champs et en ramenant Papillon à l’écurie. Il savait déjà l’horrible nouvelle, et tandis qu’il s’occupait du cheval, en refoulant mes sanglots, je lui racontai les douloureux événements. Cette fois-ci, ce fut l’épaule de Thomas qui m’accueillit. Je pleurai longtemps, m’accrochant à lui, tandis qu’il bégayait des paroles de réconfort que je n’entendais pas. Puis, malheureux, ne sachant plus que dire, il se contenta de me tenir contre lui en silence, attendant patiemment que cesse ma crise de larmes.

Lorsque je relevai la tête, un peu calmée, je vis, dans l’obscurité qui commençait à envahir la petite pièce, les yeux clairs de Thomas. Ils me regardaient avec une expression qui rendit mon cœur moins douloureux. Je m’écartai avec un dernier sanglot. Je compris qu’il avait de la peine, lui aussi. Je savais qu’il aimait bien mère Entine. Au cours des trois ans qu’il avait passés chez nous, il m’avait souvent répété qu’elle représentait, pour lui, la grand-mère qu’il n’avait jamais eue.

Je revins dans la maison. Léon était dans la cuisine, avec ma grand-mère Henriette. Je lui jetai un coup d’œil rapide. Je lui vis un air inhabituel, perdu, comme si lui non plus ne pouvait pas admettre que sa mère fût couchée, immobile, indifférente aux travaux de la ferme qui avaient toujours occupé sa vie.

Pourtant, ceux-ci ne se laissaient pas oublier. L’heure de la traite arriva et les vaches se mirent à meugler. Il fallut y aller. Pour la première fois depuis que je faisais ce travail, mère Entine n’était pas avec moi. Ce fut Thomas qui m’aida. Ma grand-mère Henriette était repartie traire ses propres vaches, me promettant de revenir dès que possible.

Des images oubliées de mon enfance me revenaient pêle-mêle : mère Entine me consolant d’une chute ; mère Entine me protégeant des brutalités de Léon ; mère Entine me souriant avec fierté lors de mon retour du certificat d’études ; et une autre encore, plus lointaine, à la limite de mes souvenirs, alors que j’étais toute petite : mère Entine me prenant sur ses genoux – sur son écour, comme elle disait – le soir, près du feu, tandis que, blottie dans ses bras, je m’endormais avec confiance en croyant, dans mon innocence d’enfant, que ce refuge ne me serait jamais enlevé.

 

 

Sophie, l’une de nos voisines, qui habitait la ferme la plus proche, vint aider ma grand-mère Henriette à faire la toilette de mère Entine. Lorsque je la vis, allongée sur son lit, habillée d’une chemise de nuit blanche, le visage rajeuni et serein, une sorte de ressentiment se mêla à mon chagrin. Etait-elle donc heureuse, là où elle était partie ? N’éprouvait-elle aucun remords de m’avoir laissée, sachant bien que sans elle je serais effondrée ? Je ne savais que croire.

Le lendemain, les gens du village défilèrent. Une sincère navrance rendait leur visage grave et triste tandis qu’ils l’observaient sur son lit de mort, qu’ils prenaient la branche de buis posée dans un verre d’eau bénite et qu’ils traçaient au-dessus du corps un signe de croix. Mère Entine était aimée de tout le monde. Toujours affable, toujours accueillante, respectueuse des conventions, elle avait une manière particulière de bavarder avec les femmes qui venaient, à la ferme, acheter du beurre ou des œufs. Elle s’intéressait à leur vie, elle n’oubliait pas de demander des nouvelles de leur mari :

— Et Florimond, comment va-t-il ? Priez-lui le bonjour de ma part.

Et la façon chaleureuse dont elle lançait, au départ de chacune d’elles, son « Quand vous voudrez ! » leur donnait l’envie de revenir à la moindre occasion.

Ma grand-mère Henriette passa avec moi les deux journées qui précédèrent l’enterrement. Mon grand-père vint veiller avec Léon la première nuit, et mon oncle Georges le remplaça pour la seconde. Léon ressemblait à un enfant perdu, et je me disais avec étonnement qu’il était peut-être capable d’aimer et que, à sa façon, il avait sans doute aimé sa mère.

Mon chagrin était immense. Pour me consoler, ma grand-mère Henriette me répétait que mère Entine était partie sans souffrir.

— Rappelle-toi ce qu’elle disait souvent, Pauline. Elle avait peur de « donner des russes ». Au moins, sur ce plan, elle a été exaucée.

C’était vrai. Mère Entine avait toujours souhaité mourir rapidement, afin de ne pas donner des russes aux autres, c’est-à-dire peser sur leur existence par un état de dépendance qui exigeait des soins constants. Mais moi j’aurais voulu qu’elle ne meure pas tout de suite, pas si vite. Elle avait soixante-cinq ans, elle pouvait vivre encore de longues années avant de partir et de me laisser.

Coquette était aussi malheureuse que moi. Mère Entine était, pour elle, la mère qui l’avait nourrie alors qu’elle venait de naître, qui l’avait sauvée de la mort. La pauvre chienne allait de côté et d’autre en gémissant, cherchant la maîtresse qu’elle aimait. Le va-et-vient des personnes qui, toutes, se dirigeaient vers la chambre de mère Entine, la désorientait. La maison elle-même participait à ce deuil cruel : les volets demeuraient fermés, la grande horloge était arrêtée, et un drap avait été tendu sur le miroir de la grande salle.

Mon grand-père affirma que les animaux de la ferme devaient être prévenus de la mort de leur maîtresse. Je l’avais déjà annoncé à Bellot et à Papillon. Je l’annonçai également aux vaches, à travers mes larmes, lors de la traite du lendemain. Je le dis aussi aux poules, aux cochons, aux lapins. Puis je pris Coquette sur mes genoux, et je lui appris qu’elle ne verrait jamais plus mère Entine. Ses bons yeux, doux et confiants, me regardèrent avec tristesse tandis que je pleurais. Avait-elle compris ? En tout cas, elle cessa ses allées et venues et ses gémissements. Elle alla se coucher sur le vieux sac qui lui servait de tapis, près du poêle, et elle resta là, la tête posée sur les pattes de devant, immobile et silencieuse, nous suivant d’un regard malheureux.

Le jour de l’enterrement, le cercueil qui contenait le corps de mère Entine fut placé sur le corbillard habillé, ainsi que le cheval qui le tirait, de tentures noires bordées d’argent. Au cours de la messe, l’église fut comble. Tout le village avait tenu à venir dire un dernier adieu à mère Entine. Monsieur le curé fit son éloge funèbre, rappelant sa bonté, sa droiture, son courage. Pendant ce temps-là, sous mon épais voile de deuil, je ne pouvais que pleurer. Le départ de mère Entine me donnait l’impression de me retrouver perdue dans un univers lugubre et froid.