Cette sensation persista au cours des jours suivants. Plus de mère Entine le matin, lorsque j’arrivais dans la cuisine. Elle avait toujours été là, levée avant moi, en train d’allumer le feu et de préparer le café. Maintenant, au lieu du poêle qui ronflait joyeusement et de la bonne odeur du café moulu, j’étais accueillie par une pièce froide, obscure, hostile. Même Coquette ne venait plus frétiller autour de moi pour me souhaiter le bonjour. Elle demeurait couchée sur son sac, apathique, m’observant douloureusement et remuant à peine le bout de sa queue.
C’était moi qui allumais le feu, qui faisais le café. J’allais tout de suite frapper à la porte de la chambre de Thomas, située près de l’écurie. Je ne voulais pas me trouver seule avec Léon lorsque celui-ci se lèverait. Pourtant, depuis le décès de sa mère, il affichait un visage morne et m’ignorait complètement, ne m’insultant plus et ne m’adressant même plus ses ordres habituels. J’étais satisfaite de cette indifférence, et je souhaitais qu’elle durât toujours.
Plus de mère Entine, non plus, pour faire avec moi les travaux de la ferme. C’était Thomas, dorénavant, qui venait m’aider à traire les vaches. Ensuite, comme il partait le plus souvent aux champs avec Léon, je m’occupais seule des autres animaux et de leur nourriture, je faisais le beurre, je préparais les repas, je lavais la maison. Les tâches se succédaient, et je n’arrêtais pas un seul instant.
Le fait d’être occupée constamment m’aidait à surmonter ma peine, mais, parfois, absorbée par mon travail, j’oubliais que mère Entine n’était plus là. Ainsi, quelques jours plus tard, alors que je tournais la manivelle du culbutant, au moment où il fallait ajouter de l’eau, je relevai la tête pour appeler mère Entine afin de lui demander son avis. Toujours, à ce moment-là, elle venait vérifier. Alors que je m’apprêtais à crier son nom, je réalisai brutalement qu’elle était partie définitivement, et que je ne pouvais plus l’appeler. En refoulant mes larmes et en serrant les dents, je terminai mon travail, avec l’insupportable sensation d’être seule, irrémédiablement.
Chaque jour, lorsque Thomas et Léon partaient aux champs, malgré les personnes qui venaient chercher leur lait ou acheter des œufs, je demeurais seule. Thomas, qui avait compris mon chagrin, venait me proposer son aide dès qu’il rentrait des champs, et tout en travaillant nous bavardions. Je lui parlais de mère Entine, je lui racontais des souvenirs d’enfance, et je lui étais reconnaissante de m’écouter et de s’intéresser à mes récits.
Un jour de la semaine suivante, Sophie, notre voisine, arriva alors que je démoulais le beurre. C’était mère Entine qui s’était toujours chargée de ce travail, et je ne m’y prenais pas très adroitement. L’une des livres de beurre glissa et, en voulant la retenir pour éviter qu’elle ne tombe par terre, j’imprimai la trace de mes doigts sur la surface lisse et tendre.
— Laisse-moi t’aider, Pauline, proposa Sophie. J’ai fait ça toute ma vie. Je m’y connais.
Elle termina mon travail, avec une rapidité et une adresse qui suscitèrent mon admiration. Je le lui dis. Elle hocha la tête et sourit tristement :
— Merci de tes compliments, Pauline. Ma belle-fille, elle, veut faire tout le travail elle-même, y compris le beurre. Elle trouve que je ne le fais pas à son idée, que je le lave trop, simplement parce que je le lave plusieurs fois, et que je le relave encore après l’avoir salé. Mais toi, c’est ce que tu fais aussi, non ?
J’acquiesçai d’un signe de tête. Je savais, comme tout le monde dans le village, que la belle-fille de Sophie était particulièrement autoritaire et qu’elle voulait tout régenter.
— Il y a d’autres travaux qu’elle ne veut plus me laisser faire, continuait Sophie. La nourriture des cochons, par exemple, parce qu’elle dit que je mets trop de petit-lait. Je n’ai même plus le droit de jeter le grain aux poules, il paraît que je leur en donne trop, là aussi. Si je proteste, elle me répond que j’ai soixante ans et que j’ai l’âge de me reposer. Je n’ai jamais vu ça ! Moi, j’ai toujours travaillé, et ça ne me gênerait pas de continuer. Si je ne fais rien, je tourne en rond et je m’ennuie. Mais comment expliquer ça à ma belle-fille ? Elle est aussi têtue qu’une mule.
J’eus soudain une idée :
— Si vous vous ennuyez, vous pouvez toujours venir m’aider. Sans mère Entine, je suis un peu perdue. Ma grand-mère Henriette a sa propre ferme, et je ne veux pas trop lui demander.
Sophie fut enchantée et, dès le lendemain, elle vint m’apporter son aide une heure ou deux par jour, au moment des soins à donner aux animaux. Bien sûr, ce n’était pas mère Entine, mais au moins, je n’étais plus complètement seule pour faire tous les travaux, et je me sentais un peu réconfortée.
Les animaux de la ferme semblaient avoir accepté l’absence de mère Entine. L’une de nos vaches, Noiraude, avait retenu son lait la première fois où Thomas avait voulu la traire. J’avais remplacé Thomas, ce soir-là, et tout était rentré dans l’ordre. Coquette, par contre, se laissait dépérir. Elle demeurait toute la journée sur son sac, près du feu, et ne touchait pas à la nourriture que je lui donnais. Son attitude m’inquiétait. Léon, avec indifférence, haussait les épaules et affirmait que, si elle ne mangeait pas, c’est qu’elle n’avait pas faim, et que ça finirait bien par lui passer. Thomas se penchait sur la chienne avec sollicitude, lui parlait, l’incitait à prendre un peu de nourriture. Mais Coquette le regardait de ses bons yeux malheureux et ne réagissait pas. Elle maigrissait, devenait de plus en plus faible.
Tous les après-midi, j’allais au cimetière, jusqu’à la tombe de mère Entine. C’était le seul moment où Coquette acceptait de sortir de son apathie. Elle me suivait dans l’humidité glaciale du mois de février. Arrivée à la tombe, elle reniflait la terre, se couchait et, comme si elle avait senti que sa maîtresse se trouvait là, elle refusait de revenir avec moi lorsque je repartais. Je devais l’appeler, insister, et lorsqu’elle finissait par obéir, elle me donnait l’impression de le faire à contrecœur.
Après plusieurs jours, il y eut un après-midi où elle refusa obstinément de quitter la tombe. J’étais, ce jour-là, accompagnée de grand-mère Henriette. Celle-ci regarda la chienne avec pitié :
— Laisse-la, Pauline. Elle reviendra bien toute seule. Elle est malheureuse. Elle a compris que sa maîtresse est ici, et elle veut rester près d’elle.
J’appelai encore une fois mais, volontairement sourde, la chienne ne bougea pas. J’eus envie de la gronder, de la ramener de force à la maison. Mais je vis son regard, suppliant et désespéré, et je la laissai.
Vers la fin de l’après-midi, elle n’était toujours pas rentrée. Ma grand-mère Henriette était repartie chez elle, et je voulus aller voir ce que devenait Coquette avant le retour de Léon et de Thomas. De plus, l’obscurité commençait à tomber, et je ne voulais pas laisser notre pauvre chienne passer la nuit dehors. Peut-être aussi avait-elle été prise de faiblesse en revenant à la maison… Elle ne se nourrissait plus et perdait ses forces de jour en jour.
Je sortis et marchai rapidement jusqu’au cimetière. Une fine pluie glaciale s’était mise à tomber et, malgré mon épais manteau, je grelottais. Je regardais autour de moi, sur le trottoir, le long des maisons, mais je ne vis Coquette nulle part. En arrivant au cimetière, dans l’allée qui conduisait à la tombe de mère Entine, je l’aperçus de loin, couchée sur la terre dans l’attitude où je l’avais laissée, immobile sous la pluie qui tombait. Je m’approchai, l’appelai doucement :
— Coquette ! Viens, ma chienne, viens. Ne reste pas là.
Elle ne fit pas un mouvement. Je me penchai sur elle, la caressai. Elle ne remua pas davantage. Je l’observai, et je me rendis compte qu’elle ne bougerait plus jamais. Elle avait choisi de mourir là, sur la tombe de la maîtresse qu’elle avait aimée. Ne pouvant accepter la séparation, elle était allée la rejoindre. Les yeux pleins de larmes, je pris son corps trempé contre moi et je la ramenai à la maison.
Thomas creusa un trou, au fond du jardin, et j’y déposai notre pauvre chienne. J’avais de la peine. Depuis dix ans, Coquette vivait avec nous ; elle nous avait apporté son affection fidèle, et je revoyais le chiot minuscule que mère Entine avait sauvé de la mort. La maison, déjà privée de mère Entine, me parut encore plus vide. Sophie, pour me consoler, m’apprit que sa chienne était gravide, et me promit de réserver un des chiots pour moi. Je la remerciai, mais ma peine demeura toujours aussi forte.
La façon dont Coquette était morte attendrit tout le village. Les personnes qui venaient à la ferme étaient unanimes à approuver une fidélité et une affection qui avaient ainsi défié la mort. Il me venait, parfois, aux instants où je me sentais très malheureuse, le regret de ne pouvoir faire la même chose.
De plus, l’attitude de Léon changeait. Il perdait son indifférence et recommençait à m’observer de ce regard qui glissait sur moi comme quelque chose de sale et de gluant. Lorsque je surprenais cette expression déplaisante dans son œil unique, je lui tournais le dos, mais je ne pouvais m’empêcher d’éprouver une appréhension grandissante. Mère Entine n’était plus là pour me protéger, et j’avais peur.
Un matin de la fin du mois, alors que je revenais de la cour et que je me penchais sur le feu pour allumer le petit bois, Léon entra dans la cuisine. Je surpris son regard et je me redressai, inquiète de me trouver seule avec lui. Avant que je puisse me retourner, il s’approcha de moi, m’attrapa par-derrière et, comme la fois précédente, il se mit à me tripoter partout, palpant mon corps de ses mains brutales, me pétrissant les seins, les cuisses, le ventre. Je me débattis, je criai :
— Lâchez-moi !
Peine perdue. Il me maintenait contre lui, et je n’étais pas de taille à lutter contre sa force. Je me penchai en avant, voulus saisir le tison, n’y parvins pas. Et pendant tout ce temps, les mains de Léon continuaient leur odieuse exploration, me donnant la nausée. Affolée, je hurlai :
— Au secours ! Au secours !
J’entendis, à travers les grognements bestiaux de Léon, la porte de la cuisine qui s’ouvrait. J’entendis une exclamation horrifiée, des pas précipités, puis la voix de Thomas :
— Patron ! Arrêtez, patron ! Laissez-la !
Léon ne me lâcha pas tout de suite. Thomas dut lui saisir les bras, le tirer vers l’arrière. Léon, furieux, se retourna et l’apostropha :
— De quoi te mêles-tu, toi ?
Je me libérai et m’enfuis. Je courus m’enfermer dans ma chambre. La cuvette, sur la commode, contenait encore l’eau dont je m’étais servie pour me laver. J’y trempai un coin de la serviette, me frottai le visage, le cou, les poignets. Je tremblais de frayeur et de répulsion. J’attendis jusqu’à ce que je fusse à peu près calmée, puis je me décidai à sortir de ma chambre. Je ne pouvais pas rester là indéfiniment. Il y avait le feu à allumer, le café à faire, la première traite des vaches, puis le petit déjeuner à préparer, sans compter les autres tâches de la matinée.
J’entrouvris la porte avec précaution, revins dans la cuisine. Thomas garnissait de charbon le feu qu’il avait allumé. Léon n’était plus là. Je poussai un soupir de soulagement.
— Il est sorti, annonça Thomas. Que s’est-il passé ?
Je vis son expression contrariée et inquiète. Je m’approchai de lui, décidée à lui dire la vérité et à lui demander son aide.
— Il m’a attrapée par-derrière alors que j’allumais le feu. Il l’avait déjà fait une fois, mais mère Entine l’avait surpris et tant qu’elle était là, avec moi, il n’osait pas recommencer. Mais maintenant… j’ai peur, Thomas.
Il hocha la tête avec compréhension :
— C’était le jour où j’ai mis le verrou à la porte de ta chambre ?
— Oui. La nuit, je m’enferme. Mais le matin…
— Ecoute, dit Thomas, voilà ce que nous allons faire. Autant que possible, dans la journée, lorsque je serai à la ferme, je m’arrangerai pour ne jamais être loin de toi, et si je suis avec Léon, je le surveillerai sans en avoir l’air. Et puis, le matin, je me lèverai avant toi, et je viendrai frapper aux volets de ta chambre comme ça. – Il donna trois coups brefs et rapprochés sur la table. – Ça voudra dire que tu peux venir dans la cuisine, j’y serai avec toi. Et le soir, j’attendrai que tu sois partie t’enfermer dans ta chambre pour regagner la mienne. En bref, je serai toujours là pour l’empêcher d’être seul avec toi.
Je sentis mon appréhension se dissiper un peu, et je souris faiblement à Thomas :
— Merci, Thomas.
— A mon avis, ajouta-t-il, tu devrais en parler à tes grands-parents. Moi, je ne suis que le valet de ferme, et je dois obéir aux ordres. Si Léon décide de me renvoyer, je ne pourrai rien faire.
Je réfléchis un instant, mais je finis par secouer la tête :
— Non. Si je parlais à mes grands-parents, ils seraient furieux, ils menaceraient Léon, et lui, il ne les écouterait pas. Il trouverait un moyen de se venger sur moi ensuite. J’ai peur de lui.
Je me souvenais trop bien de ses menaces, lorsqu’il me frappait dans mon enfance, me promettant les pires représailles si je me plaignais à qui que ce fût de ses brutalités. Maintenant, ses brutalités avaient changé de nature, et je me disais que j’aurais encore préféré les coups et les injures des années précédentes.
Nous fîmes ce que Thomas avait dit. Le matin, il frappait aux volets de ma chambre, et le soir, il ne regagnait sa chambre que lorsque je m’étais enfermée dans la mienne. Dans la journée, s’ils étaient aux champs, pas de problème. Lorsqu’ils étaient à la ferme, Thomas ne s’éloignait jamais beaucoup. De mon côté, je retenais le plus possible Sophie, lorsqu’elle venait m’aider. La brave femme était contente de voir que j’appréciais sa présence, et elle ne se faisait pas prier pour rester plus longtemps. Elle me remerciait de lui permettre de se rendre utile, contrairement à sa belle-fille, qui ne la laissait plus rien faire. Mais cette solution que nous avions trouvée, Thomas et moi, m’apparaissait fragile et provisoire lorsque je surprenais le regard que Léon continuait à poser sur moi.
Le mois de mars arriva. Dans notre jardin, les jonquilles fleurirent. J’en faisais des bouquets, que je portais sur la tombe de mère Entine. Dès que le travail de la ferme me laissait un peu de temps, j’allais chez mes grands-parents, ou bien je conviais ma grand-mère Henriette à venir me rendre visite. Lorsque je voyais le sourire chaleureux et le regard plein d’affection de mon oncle Georges, j’avais envie de me confier à lui et de lui parler de l’attitude de Léon. Mais je n’osais rien dire.
Deux ou trois semaines passèrent, et notre organisation, à Thomas et à moi, fonctionnait parfaitement. Je parvenais à ne jamais me trouver seule avec Léon. Pourtant, un jour, notre vigilance fut mise en défaut.
C’était le dix-neuf mars, jour de la Saint-Joseph, qui marquait la date limite de plantation des pommes de terre. Léon avait annoncé, quelques jours avant, que toutes ses pommes de terre chaudes étaient plantées. Ce matin-là, il envoya Thomas porter, chez le bourrelier, une pièce de harnais qui devait être réparée. Thomas ne put qu’obéir, et je ne m’inquiétai pas, parce que Sophie était avec moi.
Mais, quelques minutes après le départ de Thomas, Jeannette, la petite-fille de Sophie, arriva, l’air affolé :
— Mémère Sophie ! Viens vite ! Rémi s’est brûlé avec la bassine d’eau bouillante. Il pleure. Maman m’a envoyée te chercher.
Je savais que Rémi, âgé de deux ans, était un petit garçon éveillé, espiègle et curieux. Rien ne lui faisait peur, et il fallait sans cesse le surveiller pour éviter qu’il ne tombe, se brûle ou se blesse.
Sophie laissa en plan l’écrémeuse qu’elle était en train de laver et suivit sa petite-fille.
— J’arrive. Mon Dieu, ce n’est pas grave au moins ? Ne pouvais-tu l’en empêcher ? Tu sais bien qu’il touche à tout. Excuse-moi, Pauline, me lança-t-elle en partant. Il faut que j’y aille. Tu sauras bien terminer toute seule.
Je ne pus que la laisser partir tandis que fondait sur moi la pensée que j’allais demeurer seule avec Léon. Il était dans la grange, et tout en finissant de nettoyer l’écrémeuse, je lançais de ce côté des regards emplis d’appréhension. En même temps, je guettais le retour de Thomas.
Lorsque j’eus terminé mon travail, j’allai reporter l’écrémeuse dans la remise située près de l’étable. Je venais de la poser, et je me détournais pour sortir, lorsque Léon entra et fonça vers moi. En voyant l’expression de son visage, je me figeai. Sans un mot, comme la fois précédente, il m’attrapa brutalement ; il me coinça contre lui d’une main, et de l’autre se mit à pétrir violemment mes seins. En même temps, il soufflait, il grognait, et je voyais son visage, près du mien, son œil blessé et sa cicatrice, et je sentais sa main continuer son exploration. Je tentai de me débattre, j’appelai :
— Thomas ! Au secours, Thomas !
La main de Léon descendit sur mon corps, vint s’immobiliser entre mes cuisses. Je me cabrai, hurlai de nouveau :
— Au secours ! Au secours !
Par la porte demeurée ouverte, j’entendis une voix, en écho à la mienne, qui s’écriait :
— Eh bien ! Que se passe-t-il, ici ?
Avec un soulagement indescriptible, je vis s’encadrer, sur le seuil, la silhouette massive de Norbert, le facteur, qui faisait sa tournée du matin. J’aperçus son bon visage rond, son air étonné. Je criai instinctivement :
— Au secours, Norbert !
Il s’avança, et l’expression de son visage se fit ahurie. Il bégaya :
— Mais… mais… Ah ben !…
Léon se redressa, se retourna. En grommelant des paroles indistinctes, il passa près de Norbert et sortit de la remise. Je demeurai appuyée à la table, tremblante, au bord des larmes. Norbert, qui me connaissait depuis mon enfance, s’approcha avec sollicitude :
— Pauline, tu vas bien ?…
Je constatai, en voyant son regard empli d’effarement et de pitié, qu’il avait tout compris. Je tentai de me calmer, de cesser de trembler. Le dégoût provoqué par les gestes obscènes de Léon me donnait la nausée. Je respirai un grand coup :
— Merci, Norbert, d’être arrivé alors que…
— Je t’ai entendue appeler au secours, Pauline, et j’ai eu peur. J’ai cru que tu étais blessée. Je n’aurais jamais pensé que… Ah ben ! répéta-t-il en secouant la tête comme quelqu’un qui a reçu un coup et qui cherche à retrouver ses esprits.
Je l’emmenai dans la cuisine, lui offris de s’asseoir, et me laissai moi-même tomber sur une chaise, les jambes faibles. Norbert, embarrassé, ne savait que dire. Il tendit une enveloppe qu’il tenait à la main et que je n’avais pas remarquée.
— J’apportais ça. Elle vient de Belgique.
A travers le brouillard tremblant qui m’environnait encore, je reconnus l’écriture de Georgina. Depuis que nous nous étions rencontrées, nous nous écrivions régulièrement. Je lui avais annoncé, peu de temps auparavant, la mort de mère Entine. Cette lettre était sans doute sa réponse.
— C’est Georgina, dis-je. Voulez-vous un peu de café ?
C’était ce que mère Entine faisait toujours, lorsque Norbert nous apportait du courrier : lui offrir du café, ou, si la matinée était plus avancée, un bol de soupe, qu’il appréciait toujours l’hiver. Je continuais la tradition. Tandis que je prenais la cafetière toujours prête sur le coin du feu, j’aperçus, par la fenêtre, Thomas qui revenait et se dirigeait vers l’écurie. Peu de temps après, il attela Papillon et, avec Léon, partit pour les champs. Je poussai un soupir de soulagement.
Norbert, qui finissait de boire, reposa sa tasse et m’interrogea du regard :
— As-tu besoin d’aide, Pauline ? demanda-t-il maladroitement. Euh… je veux dire… Quand tu as appelé, tout à l’heure… Ça ne me regarde pas, bien sûr, mais est-ce que Léon… euh… il t’embête ?
Le tremblement et la nausée s’étaient apaisés. Je retrouvais peu à peu mon état normal. Norbert m’observait avec bonté. Il avait vu la scène, et je ne pouvais pas nier l’évidence. En rougissant, malheureuse, révoltée, honteuse, je dis, à voix basse :
— S’il vous plaît, Norbert, n’en parlez pas.
— Mais…
— Je ne veux pas qu’on sache, continuai-je d’un ton pressant. Je ne l’ai jamais dit à mes grands-parents. J’ai peur de la réaction de Léon. Me plaindre de lui attirerait sa colère et sa vengeance.
— Mais… protesta-t-il de nouveau. Il y a longtemps qu’il… ? Quand même, tu as besoin de protection, Pauline. Tout à l’heure, si je n’étais pas arrivé…
— C’est vrai, et je vous remercie, Norbert. Mais Thomas est toujours là, et il y a Sophie aussi. Je ne suis jamais seule avec Léon, j’y veille. Tout à l’heure, c’était un imprévu. Sophie a dû repartir subitement chez elle, et Léon en a profité. Mais ça ne se reproduira plus. Je ferai attention, dorénavant.
Il secoua la tête, refusant de se laisser convaincre :
— Ça ne me plaît pas, Pauline. Après ce que j’ai vu… te laisser ici et savoir que… non, ça ne me plaît pas.
— Ne vous inquiétez pas, Norbert. Je me débrouillerai. J’ai la protection de Thomas. Oubliez ce que vous avez vu et promettez-moi de ne pas en parler.
Il se leva, les sourcils froncés, visiblement contrarié :
— Si tu y tiens vraiment… Bien sûr, ça ne me regarde pas. Mais quand même…
Il sortit, et je le regardai partir en me demandant s’il tiendrait sa promesse. Mais, le lendemain et les jours suivants, en allant chez mes grands-parents, je pus constater qu’ils ne savaient rien. Mon oncle Georges se comporta envers moi comme d’habitude, me montrant les alouettes qui montaient dans le ciel en grisollant et me répétant combien ma mère les aimait :
— Chaque année, au printemps, elle guettait la première, et, dès qu’elle l’avait entendue, elle venait nous l’annoncer.
Je regrettai une fois de plus qu’elle n’eût pas vécu. Elle aurait su me protéger de Léon. Je poussai un profond soupir. Mon oncle Georges m’observa plus attentivement :
— Tu vas bien, ma petite Pauline ?
— Bien sûr, mononc’ Georges.
Je tentai un faible sourire, ajoutai, pour le convaincre :
— C’est que… je suis triste, depuis que mère Entine n’est plus là.
Il hocha la tête avec compréhension :
— Oui, bien sûr. Mais nous t’aimons, ma petite Pauline. Tu peux venir nous voir quand tu veux.
J’acquiesçai, tout en songeant que, malgré tout, j’étais seule. Je n’osais pas me confier à eux. Par peur de Léon, d’abord. Une peur qui, depuis ma petite enfance, ne m’avait jamais quittée. Et puis, à l’idée de rapporter ce que faisait Léon, mes joues brûlaient de honte. Je m’en sentais incapable. Je n’avais que Thomas pour me protéger.
Je lui avais raconté, en profitant d’un moment où nous étions seuls, la scène que Norbert avait surprise. Furieux et mécontent, Thomas m’avait promis de redoubler de vigilance et m’avait conseillé, une nouvelle fois, de prévenir mes grands-parents. Là encore, je m’étais obstinée. Il avait fait cette menace :
— Si une pareille scène se produit encore une fois, c’est moi qui les préviendrai. C’est honteux, ce qu’il te fait ! Veux-tu donc te faire violer sans réagir ?
Je n’avais pas répondu, sidérée de constater chez Thomas, toujours calme et doux, une violence et une indignation qui, en même temps, m’étaient agréables, parce que je les devinais causées par le souci qu’il se faisait pour moi.
Léon, quant à lui, semblait avoir oublié la scène. Il ne m’adressait la parole que pour me donner des ordres, de ce ton bref, méprisant et agressif qu’il utilisait toujours envers moi. Il évitait de me regarder en face, mais je surprenais encore, de temps à autre, son œil fixé sur moi, me détaillant de cette manière que je détestais. Je redoublais de vigilance, et grâce à Thomas et à Sophie, je parvenais à ne jamais me trouver seule avec lui.
Mais, le dernier mardi de mars, eut lieu, dans notre village, le concours du Comice Agricole.
Ce concours, organisé par le Comice du canton, était toujours attendu avec impatience par les fermiers qui désiraient exposer un ou plusieurs animaux. Il y avait le choix entre vaches de tout âge et de toutes races, génisses, taureaux, veaux gras, moutons, porcs, chevaux hongres, juments pleines, poulains, brebis, chèvres, poules, lapins…
Léon y participait toujours. Cette année-là, il voulait présenter principalement Cartouche, notre taureau, certain de remporter avec lui le premier prix.
— Il pèse 1 375 kilos. Il est superbe. Il ne peut que gagner, répétait-il.
Plus la date approchait, plus il s’excitait. Je dus repasser son costume, sa chemise blanche, brosser son pardessus et sa casquette des dimanches. Mon oncle Georges, de son côté, s’était inscrit pour le concours de conduite de chariots. Ce concours demandait beaucoup d’adresse, car il fallait conduire l’attelage, – à un ou deux chevaux – sur un parcours aux tournants difficiles, délimité par des billes de bois qu’il ne fallait pas renverser. Après avoir examiné les animaux, un jury déciderait du palmarès, et la distribution des prix et des diplômes était prévue, dans l’après-midi, à la mairie.
Le matin même, tous les animaux devaient être amenés sur la place pour neuf heures. Léon, qui s’était levé plus tôt que d’habitude, était prêt une heure avant, bouillant d’impatience. Je le vis partir avec soulagement, emmenant Thomas. Ils conduisaient tous deux Cartouche, qu’ils maintenaient à l’aide de cordes entourant l’animal, passant sous l’abdomen, sous les pattes, autour du poitrail et du mufle.
Je fis mon travail comme d’habitude, avec Sophie. Elle m’expliqua une fois de plus que son fils présentait une génisse en état de gestation, ainsi que Bella, leur pouliche de deux ans, et qu’il espérait avoir un prix avec l’une ou l’autre.
— Mais il y a tant d’animaux, Pauline ! Tous les fermiers du canton… ça en fait du monde ! C’est difficile de gagner.
Vers midi, Thomas et Léon revinrent. Ce dernier, rouge et encore plus excité, mangea gloutonnement, ne cessant de répéter, la bouche pleine, que Cartouche allait remporter le premier prix. Thomas ne disait rien, mais son regard, lorsqu’il se posait sur moi, me rassurait. Je savais que, tant qu’il serait à mes côtés, je ne risquerais rien.
Ils repartirent en début d’après-midi. La publication des résultats devait avoir lieu vers seize heures, et Léon ne voulait pas la manquer. Restée seule, je fis la vaisselle, mis de l’ordre, balayai la pièce. J’eus la visite de l’une de nos voisines, venue acheter des œufs. Elle bavarda quelques instants avec moi, parla du concours, puis s’en alla. L’après-midi s’avança. J’épluchai des pommes de terre, des carottes, des poireaux, les mis à cuire pour la soupe du soir, ajoutant du persil, du céleri, du thym, du cerfeuil, comme me l’avait appris mère Entine. Je gardai soigneusement les épluchures pour les lapins et les cochons. Vers dix-sept heures, ma grand-mère Henriette arriva, essoufflée :
— Pauline, il fallait que je vienne te l’apprendre sans tarder : Georges a eu le deuxième prix de conduite de chariot !
— C’est très bien, approuvai-je. Il doit être content.
— Oui, mais il dit qu’il fera mieux la prochaine fois !… Un autre qui doit être content aussi, c’est Léon. Cartouche a obtenu le premier prix dans la catégorie taureau. Georges dit qu’il est allé fêter ça chez Onésime, et qu’il a payé à boire à tout le monde.
Si cela pouvait le mettre de bonne humeur… pensai-je avec un soupir. Ma grand-mère, tout en buvant une tasse de café, me mit au courant des autres résultats. Puis elle s’en alla, et je promis d’aller féliciter mon oncle Georges dès que possible.
Après son départ, comme les légumes étaient cuits, je décidai de passer la soupe. J’installai le couët sur la table, pris le passe-soupe et, à l’aide du pilon en bois, me mis à écraser les légumes en procédant progressivement. Je m’appliquai à bien les réduire en bouillie, versant de petites quantités de liquide et mélangeant souvent, sachant que, si je laissais quelques morceaux plus consistants, Léon ne manquerait pas de m’insulter. J’étais là, penchée sur mon travail, lorsque des pas retentirent dans la cour, et la porte s’ouvrit.
Léon entra, et je vis tout de suite qu’il avait bu. Il vacillait, son gros visage était écarlate et semblait prêt à éclater. Ce que je lus dans son œil unique m’affola. Je me figeai tandis qu’il fonçait sur moi, me bloquant contre la table et me coupant toute retraite.
— Cartouche a gagné… annonça-t-il d’une voix pâteuse… Ai payé à boire pour arroser ça… Pensé qu’il fallait venir fêter ça avec toi… Allez, Chose, viens ici…
Il m’attrapa à bras-le-corps, m’attira à lui. Je me débattis. Il me serra plus fermement, m’empêchant de bouger. Il m’envoyait dans la figure des relents d’alcool, et je détournai la tête, écœurée, me reculant le plus possible. Alors, tout en me maintenant d’un bras, de l’autre main il se mit à me tripoter partout. Je me cabrai d’horreur, je criai :
— Non, non ! Thomas, au secours !
Il eut un rire aviné :
— Pas la peine de l’appeler, ton Thomas… Pas là… L’ai envoyé ailleurs…
Je me débattis de plus belle, sans autre résultat que de l’exciter davantage. Il grogna, me poussa contre la table, sur laquelle il me coucha presque. Je sentis sa main, qui avait glissé sous ma jupe, remonter le long de ma cuisse, comme un animal rampant et obscène. C’était horrible. Je me raidis, tentai désespérément de me débattre, mais Léon pesait de tout son poids et me paralysait totalement. Je hurlai. Une brume rouge passa devant mes yeux, envahit mon esprit. Penché sur moi, Léon soufflait et bredouillait des mots incompréhensibles. L’horreur me révulsait. Il fallait que je l’arrête, à tout prix.
Sans savoir comment, ma main rencontra, sur la table, le pilon du passe-soupe. Instinctivement, je le saisis et, de toute la force de ma haine, de ma terreur et de mon dégoût, je frappai le visage de Léon. Il reçut le coup à la tempe, et s’immobilisa. Je frappai de nouveau, encore et encore, avec force, avec rage, avec fureur. Ce ne fut que lorsque je sentis son corps devenir plus lourd et glisser sur le sol que je m’arrêtai.
Je me penchai sur lui. Le pilon l’avait atteint à la tempe, et du sang maculait tout le côté gauche de son visage. Je paniquai. Incapable de rester là plus longtemps, je me ruai hors de la maison, traversai la cour, gagnai la rue et me mis à courir aveuglément jusqu’à la ferme de mes grands-parents. Les personnes que je croisais me regardaient avec surprise, mais je m’en rendais à peine compte. Je courais, hagarde, affolée, les yeux fous, sanglotant sans m’en apercevoir.
J’arrivai à la « Cense aux alouettes », entrai en trombe dans la cuisine. Mes grands-parents et mon oncle Georges, occupés à discuter, me regardèrent avec ahurissement. Dans ma poitrine, mon cœur semblait prêt à exploser. Je le comprimai de mes deux mains, tentai de retrouver mon souffle :
— C’est Léon, dis-je. Léon… Il…
Je m’affalai sur une chaise, secouée de sanglots, traversée de frissons d’horreur. Je tremblais, je suffoquais. Le souvenir de la main de Léon le long de ma cuisse me donnait envie de hurler. Je cachai mon visage dans mes mains et me mis à pleurer bruyamment, comme un enfant terrorisé. J’entendis, très loin, l’exclamation de mon oncle Georges :
— Ma petite Pauline, que se passe-t-il ?
Je sentis que ma grand-mère m’attirait avec tendresse en me caressant les cheveux et en murmurant :
— Calme-toi, ma petite fille. Doucement… calme-toi… Ici, tu ne crains rien. Qu’y a-t-il ?
Je m’abandonnai contre elle, cachant mon visage dans sa poitrine, mouillant son tablier de mes larmes. Et, à travers mes sanglots, je répétais, malheureuse et éperdue :
— C’est Léon… c’est Léon…
— Qu’a-t-il fait, celui-là ? gronda mon oncle Georges. S’il t’a fait du mal, ma petite Pauline, il aura affaire à moi.
— Laisse-la se calmer, conseilla mon grand-père. Elle est bouleversée.
— Trempe un torchon dans de l’eau fraîche et apporte-le-moi, dit ma grand-mère. Et verse-lui un peu de genièvre. M’est avis qu’elle en a bien besoin.
La fraîcheur d’un linge mouillé sur mon front me fit du bien. Mes sanglots devinrent moins spasmodiques, s’espacèrent, mais mes larmes continuèrent à couler, brûlantes et douloureuses. Mon grand-père m’obligea à boire un verre de genièvre. L’alcool me brûla la gorge, m’étrangla, me fit tousser. Mais, presque aussitôt, une chaleur se diffusa dans tout mon corps et chassa le tremblement qui l’agitait. Je cessai de claquer des dents, mes larmes s’arrêtèrent, et je parvins à regarder autour de moi, reprenant pied dans la réalité. La scène d’horreur que je venais de vivre, si elle était toujours présente dans mon esprit, semblait maintenant plus éloignée, moins réelle.
Je levai vers mes grands-parents et mon oncle Georges des yeux où l’effroi demeurait encore, et poussai un long soupir frémissant. Ils me regardaient, tous les trois, et leur visage exprimait une attente inquiète. Il fallait que je leur raconte mais, à cette seule pensée, je sentais mes joues brûler de honte. Mon oncle Georges vit mon embarras, mon hésitation. Il vint à mon secours :
— Qu’a fait Léon ? Il t’a frappée ?
— Non, c’est pire, dis-je d’une voix encore enrouée de sanglots. Avant, il me frappait. Mais maintenant, il…
Mon oncle Georges rugit :
— Je me doutais bien qu’il te battait ! Ces traces de coups que tu avais trop souvent… Le lâche ! Le salaud ! Pourquoi ne le disais-tu pas ?
— Je n’osais pas. Il menaçait de me punir si je rapportais. Mais maintenant c’est encore pire. Depuis quelque temps, il…
Je m’arrêtai, le visage rouge. Comme c’était dur à avouer ! Tandis que je cherchais comment continuer, ma grand-mère Henriette comprit subitement et poussa un cri horrifié :
— Pauline ! Tu ne veux pas dire qu’il essaie… euh… qu’il se conduit mal envers toi ?
Les larmes aux yeux, j’acquiesçai :
— Lorsque nous sommes seuls, il m’attrape et… C’est affreux, affreux ! Ses mains partout sur moi ! Et aujourd’hui, il avait bu, et il a voulu… Il a soulevé ma jupe, et… Alors j’ai pris le pilon du passe-soupe et j’ai frappé, frappé pour l’arrêter… Il est tombé, et je me suis sauvée jusqu’ici…
Je cachai mon visage dans mes mains et me remis à sangloter. J’entendis l’exclamation de ma grand-mère :
— Mon Dieu ! Pauvre enfant !
Elle me reprit contre elle, tandis que mon oncle Georges, outré, s’exclamait d’une voix forte :
— Cette fois-ci, il va avoir affaire à moi, ce salaud ! J’y vais, à l’instant même !
— Je vais avec toi, Georges, déclara mon grand-père. Nous ne serons pas trop de deux pour lui faire entendre raison.
Je relevai la tête, vis leur expression résolue, leurs sourcils froncés, leur visage sombre. J’essuyai mes larmes, dis faiblement, prise d’une crainte nouvelle :
— Je l’ai assommé… et peut-être tué ? J’ai frappé de toutes mes forces.
— Pour le tuer, il en faudrait plus que ça ! assura mon oncle Georges. Et tu n’as fait que te défendre. Simplement, tu aurais dû en parler avant. Je serais allé le trouver, moi, et le menacer. Il n’aurait plus osé porter la main sur toi.
— Il y a longtemps qu’il… qu’il t’embête comme ça ? interrogea ma grand-mère.
Je hochai la tête, soulagée de pouvoir enfin me confier, d’être soutenue, entourée, défendue.
— Il a commencé peu avant la mort de mère Entine. Elle l’avait surpris, et tant qu’elle était là, il n’a plus recommencé. Mais depuis… Il y a eu une fois où Thomas est arrivé, puis, la fois suivante, c’était Norbert… Et puis tout à l’heure… Il avait bu, en plus…
— Thomas et Norbert ? dit mon grand-père. C’est très bien, ils serviront de témoins si c’est nécessaire.
Dans la cour, Toupie, la chienne, aboya. On frappa à la porte et Thomas entra. Il salua mes grands-parents et me regarda avec soulagement :
— Ah, tu es là, Pauline ! Je t’ai cherchée dans toute la maison. Lorsque j’ai vu que Léon n’était plus au cabaret, je suis rentré aussi vite que j’ai pu. Je l’ai trouvé par terre, assommé, et toi, tu avais disparu. Il a recommencé, hein ?
— Oui, dis-je, et pour me défendre, je l’ai frappé. Il n’est pas mort ?
— Oh non, il n’est pas mort ! répondit Thomas, l’air furieux. C’est tout ce qu’il aurait mérité, pourtant ! Lorsque je suis arrivé à la ferme, il commençait à revenir à lui. Je l’ai laissé et j’ai couru jusqu’ici. Je voulais savoir où tu étais, je m’inquiétais à ton sujet. Ça va, Pauline ?
Son regard m’interrogeait avec une tendresse anxieuse qui fit battre mon cœur plus vite. Je tentai de sourire :
— Oui, ça va, Thomas. Mais je ne veux plus le revoir. Je ne veux pas retourner auprès de lui.
— Justement, dit mon grand-père en enfilant son paletot. On va aller discuter de tout ça avec lui. Viens, Georges.
Ils sortirent. Avant de les suivre, Thomas se tourna vers moi :
— Reste ici, Pauline, tu as raison. Ce soir, je ferai la traite avec Sophie. Et, pour les autres jours, nous nous débrouillerons.
— Je ne la laisserai pas retourner vivre auprès d’un beau-père pareil, affirma ma grand-mère avec conviction.
— Alors, je pourrai rester ici ? demandai-je avec espoir.
— Bien sûr, ma petite-fille. Tu resteras ici, avec nous.
Thomas sourit à ma grand-mère, rassuré.
— Moi aussi, je serai plus tranquille. Merci, madame Henriette.
Puis il me regarda, et son sourire se fit plus doux :
— J’espère que ça ira, maintenant, Pauline. Au revoir.
— Au revoir, Thomas.
Il sortit à son tour. Thomas, mon protecteur, mon ami, presque mon frère… Je me souvenais de ce jour où il avait partagé son morceau de flamique avec moi. Depuis, il avait toujours été là, solide, et rassurant. Ma grand-mère remarqua :
— C’est un bon garçon, Pauline. Et il semble t’aimer beaucoup.
Cette dernière phrase me fit plaisir. Je constatai que, grâce à Thomas, j’avais un instant oublié la scène avec Léon. Elle revint brutalement à mon esprit, et de nouveau, l’horreur et la peur furent là. Je dis à ma grand-mère :
— Si je reste ici, il faudra que j’aille chercher mes affaires. Mais…
— Tu iras demain. Pour cette nuit, je te prêterai une chemise. Et demain, j’irai avec toi. Nous choisirons un moment où Léon sera aux champs.
— Merci, mémère Hiette, dis-je, soulagée d’être comprise. Je ne veux plus jamais me trouver avec lui. Il est trop affreux !…
Seule avec ma grand-mère, ce fut plus facile de me confier. Tandis qu’elle m’écoutait, entrecoupant mon récit d’exclamations horrifiées, je racontai tout. A la fin, je me retrouvai en larmes, et ma grand-mère, pleine de révolte et de pitié, me prit dans ses bras :
— Ma pauvre, pauvre enfant ! Comme cela a dû être dur pour toi ! Tu aurais dû nous en parler dès le début.
— Je n’osais pas. J’ai si peur de lui !
— Mais maintenant, c’est terminé, affirma-t-elle. Tu resteras ici, avec nous. Il ne t’embêtera plus. Baptiste et Georges seront là pour te protéger. Surtout Georges, termina-t-elle avec un sourire à la fois fier et amusé. Il est terrible, mon garçon ! Quand il est furieux après quelqu’un, gare !
Je parvins à sourire en séchant mes larmes.
— Je vous aiderai pour le travail de la ferme, dis-je. Traire les vaches, donner aux poules, aux lapins, aux cochons, faire le beurre… tout, enfin !
— Ce n’est pas de refus. Je me fais vieille, malheureusement. Il me tarde que Georges me ramène une jeune femme, une bonne fermière dure à l’ouvrage. Je me demande ce qu’il attend. Tiens, le voilà qui revient !
Mon oncle Georges entra, suivi de mon grand-père. Il s’exclama avec satisfaction :
— Ça y est, ma petite Pauline ! Tout est réglé. Tu vivras ici, avec nous. Nous l’avons dit à Léon. Entre nous, tu ne l’as pas raté ! Son visage est salement amoché. C’est bien fait ! Ce n’est qu’un faible retour de tout ce qu’il t’a fait subir depuis toujours.
— Il n’a rien dit ? demandai-je avec crainte.
— Au début, il a voulu protester, sous prétexte qu’il a besoin de toi pour le travail de la ferme. Je lui ai répondu que s’il voulait une servante, il n’avait qu’à en chercher une, et que tu ne remettrais plus les pieds chez lui. Et je n’ai pas hésité à le menacer, n’est-ce pas, père ?
Mon grand-père acquiesça d’un signe de tête :
— Nous avons dit que nous étions au courant de la façon dont il s’est conduit envers toi, Pauline, que nous avions des témoins, et que nous étions prêts à porter plainte. Il était furieux, mais nos menaces lui ont fait peur. Je pense qu’à partir de maintenant, il te laissera tranquille.
J’osais à peine y croire. Vivre avec mes grands-parents et mon oncle Georges, qui m’aimaient, qui s’étaient toujours montrés bons envers moi ; ne plus recevoir les insultes de Léon, ne plus avoir à craindre de me retrouver seule avec lui… J’en eus les larmes aux yeux, et, cette fois-ci, c’étaient des larmes de soulagement et de bonheur.
Ce fut ainsi que, à partir de ce soir-là, je vécus à la « Cense aux alouettes ».