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Le dimanche suivant, mon oncle Georges revint de Béthune, enchanté :

— Nous sommes allés voir cette exposition, Pauline. C’était formidable ! Il y a une immense laiterie, avec vingt-cinq vaches magnifiques. L’une d’elles, Supra, a donné vingt-sept litres de lait. Une autre, Lisette, plus de trente-trois litres ! Tu te rends compte ? C’est incroyable !

Je partageai son enthousiasme. Une bonne vache laitière donnait, en moyenne, de vingt-deux à vingt-cinq litres de lait par jour. Le chiffre de trente-trois litres était vraiment un record.

— Et Viviane ? demandai-je. A-t-elle aimé le concours ?

— Oui. Et elle a hâte de venir voir nos vaches. Je vais demander à mère de l’inviter dimanche prochain.

Avec ma grand-mère, je nettoyai la maison de fond en comble, et elle reluisait de propreté lorsque Viviane arriva. Pour l’occasion, elle avait cru bien faire de s’habiller élégamment et de se maquiller. Je vis le regard réprobateur de ma grand-mère tandis qu’elle détaillait le tailleur élégant, les lèvres fardées et les bijoux de la jeune fille – collier, bague et bracelet. Mais elle invita poliment Viviane à entrer. Mon grand-père, pour compenser la froideur de sa femme, déclara tout de suite, avec un clin d’œil espiègle :

— Maintenant que je vous vois, mademoiselle, je comprends Georges. Je crois bien qu’à sa place, moi aussi…

Un regard sévère de ma grand-mère le fit taire. Viviane, semblant ne rien remarquer, lui adressa ce joli sourire qui faisait naître deux fossettes dans ses joues, et demanda à visiter la ferme.

— Venez, dis-je en lui prenant la main. Je vais tout vous expliquer.

Nous sortîmes avec mon oncle Georges, et nous fîmes le tour des bâtiments. Je montrai à Viviane la baratte, l’écrémeuse, et dans la grange mon oncle Georges nomma pour elle, un à un, les instruments nécessaires aux travaux des champs : le semoir, la faucheuse, la moissonneuse-lieuse, l’extirpateur… Viviane regardait d’un air un peu effaré ces appareils qu’elle découvrait pour la première fois.

— Ne craignez rien, dis-je en riant. Vous vous y habituerez très vite. Allons plutôt voir les animaux.

Elle aima les lapins, ne s’approcha pas trop des poules ni des cochons, s’intéressa au veau qu’elle trouva « adorable et mignon », et recula avec effroi lorsque, dans l’écurie, mon oncle lui présenta Major :

— Mon Dieu ! Comme il est grand ! Je crois que… j’ai toujours eu un peu peur des chevaux.

— C’est un tort, affirma mon oncle. Major est très doux. Approche-toi et caresse-le.

Mais elle recula davantage :

— Euh… pas aujourd’hui. Une autre fois, plutôt.

Je ne comprenais pas sa réaction, mais je jugeai plus sage de ne pas la brusquer.

— Bien sûr, approuvai-je. Vous aurez tout le temps de faire sa connaissance.

Alors que nous sortions de l’écurie et que nous traversions la cour, elle regarda autour d’elle, indécise :

— Mais… où sont les vaches ?

— Je les ai conduites en pâture ce matin. Vous les verrez une autre fois. Vous n’aurez pas peur d’elles, au moins ?

— Non, je ne crois pas. Il n’y a que les chevaux… je ne sais pas pourquoi.

— Si ce n’est que ça, ce n’est pas grave, constata mon oncle, puisque ce n’est pas toi qui travailleras avec Major.

Nous rentrâmes dans la maison. Ma grand-mère servit le repas. En l’honneur de Viviane, elle avait fait un bouillon de poule, avec des légumes de notre jardin et plusieurs tartes au libouli, crème onctueuse confectionnée à l’aide de lait, de sucre et d’œufs. Mais Viviane, sans doute impressionnée par cette première visite, mangea très peu. Ma grand-mère la regarda chipoter dans son assiette sans faire de commentaire, mais je devinais ce qu’elle pensait : ce n’était pas en pluquant de cette façon que la femme de Georges aurait suffisamment de forces pour supporter le travail de la ferme.

Heureusement, grâce à mon oncle, et aussi à mon grand-père qui semblait trouver la jeune fille charmante, l’ambiance fut néanmoins agréable. Mon grand-père parvint même à faire rire Viviane à plusieurs reprises, en lui racontant des anecdotes amusantes ayant trait aux animaux de la ferme.

Lorsqu’elle s’en alla, à la fin de l’après-midi, pour prendre congé elle m’embrassa, puis se tourna vers ma grand-mère :

— Me permettez-vous de vous embrasser également ? demanda-t-elle avec un charmant sourire.

Je vis le visage de ma grand-mère s’adoucir, tandis qu’elle acceptait. Et je me dis que, malgré sa prévention, elle finirait par aimer Viviane.

A partir de ce jour, la situation devint officielle. Tout le monde, dans le village, sut que Georges fréquentait avec une fille de Béthune.

Il y eut des critiques. Comme ma grand-mère, beaucoup pensaient qu’une fille de la ville ne s’adapterait jamais à la vie laborieuse et au dur travail d’une ferme. Certaines personnes, plus optimistes, suggéraient néanmoins que, si elle était courageuse, ce serait possible. Mon amie Joséphine vint me voir, les yeux brillants de curiosité. Elle m’interrogea sur Viviane, et je parlai d’elle avec enthousiasme.

— Comme je t’envie, Pauline ! s’exclama mon amie. Grâce à elle, tu pourras aller plus souvent en ville ! Comme tu as de la chance !

Je constatai, durant toute notre conversation, que le visage de ma grand-mère exprimait doute et réprobation. Dès que mon amie fut partie, je l’interrogeai :

— Mémère Hiette, pourquoi n’aimes-tu pas Viviane ?

Je n’avais pas l’intention de poser la question aussi abruptement, mais je voulais savoir. Ma grand-mère, interloquée au début, se reprit très vite :

— Je n’ai jamais dit que je ne l’aimais pas, Pauline. Ne raconte pas n’importe quoi.

— Mais je le vois bien ! Pépère Baptiste, lui, trouve qu’elle est gentille, et que finalement mononc’ Georges n’a pas si mal choisi. Mais toi, tu ne dis jamais rien.

Ma grand-mère resta silencieuse un instant, le regard pensif. Je crus qu’elle n’allait pas me répondre, et je me préparais à insister, lorsqu’elle déclara d’une voix changée, sourde et basse :

— Ne le répète pas à Georges, Pauline, mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’avec elle, il sera malheureux.

Je protestai avec sincérité :

— Oh non ! Elle l’aime, c’est visible. Elle ne le rendra jamais malheureux !

Ma grand-mère m’observa, le visage tendu, et pour la première fois je n’étais plus l’enfant qu’elle avait toujours connue, mais la seule confidente à qui elle pouvait parler de ses craintes.

— Pas volontairement, bien sûr. Mais ce n’est pas une fille de chez nous, et elle ne s’habituera jamais ici. Elle sera forcément malheureuse, et elle rendra Georges malheureux.

Ainsi, cette prévention contre la ville était tellement ancrée dans l’esprit de ma grand-mère qu’elle finissait par la rendre pessimiste, alors que j’étais persuadée, moi, que tout irait bien. Je le lui dis, et ma conviction amena sur les lèvres de ma grand-mère un sourire hésitant :

— Oui, peut-être que je me trompe… Je le voudrais bien, Pauline, je le voudrais bien…

Elle ne m’en parla plus, et elle se comporta envers Viviane comme si elle l’avait totalement acceptée. Mais parfois, je surprenais le regard expectatif qu’elle posait sur la jeune fille, et je me disais qu’au fond d’elle-même demeurait une réticence qu’elle n’avouait pas. Quant à moi, je n’étais pas inquiète. Avec confiance, j’étais persuadée que, dès qu’elle serait la femme de Georges, Viviane prouverait à ma grand-mère qu’elle avait eu tort d’avoir peur.

 

 

Déjà, elle faisait preuve d’une bonne volonté touchante. A cause du travail des champs, mon oncle Georges ne pouvait se rendre à Béthune que le dimanche. Alors, une ou deux fois par semaine, Viviane venait chez nous. Pendant que mon oncle était occupé, elle me demandait de tout lui montrer dans la ferme. Elle voulait connaître le fonctionnement de l’écrémeuse, de la baratte. Elle s’habituait aux animaux. Avec moi, elle allait rechercher les vaches que j’avais menées en pâture le matin. Elle m’aidait à couper, sur les revers des talus, de l’herbe pour la nourriture des lapins. Elle observait ma grand-mère lorsqu’elle faisait le pain, et le jour où ma grand-mère la laissa essayer, Viviane me donna l’impression d’avoir remporté une victoire. Elle me disait :

— Si j’apprends dès maintenant, ça sera plus facile après, lorsque je serai la femme de Georges. Tu comprends, Pauline ?

Elle m’avait demandé de la tutoyer, en précisant, avec ce rire qu’elle avait souvent et qui la rendait si agréable :

— J’ai vingt et un ans, et je ne me sens pas beaucoup plus vieille que toi. Lorsque tu me dis « vous », ça me donne l’impression de vieillir d’un seul coup. Et surtout, quand je serai la femme de Georges, s’il te plaît, ne m’appelle pas « ma tante » ! Quelle horreur ! Promets-moi de continuer à m’appeler Viviane.

J’avais promis, en riant moi aussi.

Lorsque mon oncle pouvait se libérer, il l’emmenait faire une promenade dans le village et dans les environs. Ils prenaient les voyettes, et mon oncle lui indiquait les champs qui nous appartenaient. En même temps, il la présentait aux gens qu’ils rencontraient, et elle se montrait gracieuse avec tous, si bien que, lorsqu’ils venaient ensuite à la ferme, ils disaient à ma grand-mère :

— Elle est très bien, cette jeune fille. Gentille et simple. Pas fière du tout.

Lorsque je les entendais, ces compliments me procuraient autant de joie que s’ils m’avaient été destinés.

Une fois, Viviane revint d’une de ces promenades avec une moue désapprobatrice :

— Nous avons croisé Léon, me confia-t-elle. Avec son gros visage et son œil crevé, qu’il est laid ! Ma pauvre Pauline ! Comme je te plains d’avoir dû vivre avec lui si longtemps !

Léon… Moi aussi, il m’arrivait parfois de l’apercevoir de loin. Je m’arrangeais aussitôt pour ne pas avoir à le rencontrer, au besoin en faisant demi-tour. J’avais de ses nouvelles par Thomas, que je retrouvais régulièrement au cimetière, chaque dimanche après les vêpres.

— Il est de plus en plus désagréable, me disait-il. Heureusement que Janina est là. Il y a au moins quelqu’un qui se montre gentil avec moi. Car Léon, lui, me ferait mourir à la tâche.

Un jour, après une hésitation, en rougissant, il avoua plus bas :

— Tu me manques, Pauline. Bien sûr, je suis content de savoir que tu es maintenant en sécurité, et que Léon ne peut plus rien te faire. Mais… tu me manques.

J’eus envie de répondre que c’était la même chose pour moi, mais je parvins à ne rien dire. Une jeune fille ne devait jamais dévoiler ses sentiments. Ma grand-mère me le répétait, Viviane me disait la même chose, ainsi que les livres que continuait à me prêter mon amie Joséphine. Néanmoins, cette déclaration de Thomas me fit plaisir et, ce dimanche-là, en rentrant à la maison, je me sentis particulièrement heureuse.

*
*     *

Après une année de fiançailles, mon oncle Georges épousa Viviane. Le mariage eut lieu un samedi, à la fin du mois d’août 1933. Pour le repas, ma grand-mère avait préparé de nombreuses tartes, au libouli et à la compote. Plusieurs poules avaient été sacrifiées, et je l’avais aidée à les plumer et à les vider. Je m’étais fait faire une nouvelle robe et Viviane, les yeux brillants de bonheur, m’avait longuement décrit sa robe de mariée, tout en précisant que personne – et surtout pas Georges – ne devait la voir avant le jour des noces.

Le repas se fit dans le café de ses parents, fermé pour cette occasion. Ma grand-mère avait invité ses cousins, qui habitaient le Pévèle et que nous voyions rarement. Je l’avais suppliée de ne pas inviter Léon, et mon oncle Georges avait été de mon avis, d’autant plus que Léon n’était qu’un cousin éloigné. Mon grand-père avait remarqué avec tristesse que nous avions bien peu de famille.

— Mon neveu a été tué à la guerre, mon frère en est mort de chagrin. Il ne reste que ma nièce.

Cela me fit plaisir de revoir Georgina, et je fis ainsi la connaissance de son mari et de sa fille. Nous fûmes néanmoins nombreux car, si Viviane était fille unique, ses parents avaient chacun un frère et une sœur, des neveux et des nièces.

Le repas fut gai, entrecoupé de chansons avec, à la fin de chacune d’elles, des bans chantés en patois : « Qu’i cante bin, qu’i cante bin, in l’mettra din l’guéiole, in dirot, in dirot, un mâle eud pierrot. » Un oncle de Viviane, qui avait apporté un carnet de chansons, se levait entre chaque plat, sortait le carnet de sa poche, annonçait qu’il allait « en dire une petite ». D’une belle voix profonde, il se mettait à chanter Ferme Tes Jolis Yeux, Rêve de Valse ou La Chanson des Blés d’Or, accompagné, au moment des refrains, par tous les convives.

Raymond, pour taquiner mon oncle Georges, lui assura que, comme tous les hommes mariés, il regretterait un jour de ne pas être resté célibataire et, pour illustrer ses propos, il entonna avec entrain, bientôt imité par tous les hommes présents : « Si j’avos su, j’aros resté garchon. »

Les parents de Viviane possédaient un gramophone et des disques et, pour la première fois de ma vie, je dansai. Un des invités, Michel, qui était mon cavalier, voulut m’apprendre la valse et la polka, mais je ne trouvai pas ces danses faciles. Je lui marchais sur les pieds, nous trébuchions, nous perdions le rythme, et cela nous faisait bien rire.

Mais, pour mes grands-parents et moi, il y avait le travail de la ferme que nous ne pouvions pas oublier. Nous dûmes partir à l’heure de la traite. Un oncle de Viviane, qui possédait une automobile, une conduite intérieure Ford, nous reconduisit à la maison. Ce fut la première fois que je montai dans une voiture, et j’appréciai les sièges moelleux qui contrastaient avec la banquette de bois du compartiment de troisième classe lorsque je prenais le train.

A la maison, nous reprîmes nos vieux vêtements, et, avec un soupir de regret, j’empoignai les seaux de fer-blanc et m’en allai aider ma grand-mère. Pour la première fois – une autre première fois, beaucoup moins agréable, celle-ci – le travail de la ferme me parut contraignant. J’aurais bien aimé continuer à rire et à m’amuser avec les autres. Je constatai avec amertume que nous avions été les seuls à devoir partir, et j’eus l’impression d’être victime d’une injustice.

Je fus bien obligée de me résigner et de faire mon travail comme les autres jours. Nous n’avions plus faim et, avant d’aller nous coucher, nous ne prîmes qu’une assiette de soupe. Je rangeai soigneusement, dans l’armoire, ma jolie robe, avec la même impression de regret : quand aurais-je l’occasion de m’amuser de nouveau ? Je me glissai dans mon lit et, longtemps, je guettai le retour de mon oncle Georges et de Viviane. Mais ils ne rentraient pas, et je les imaginais, riant et chantant, je revoyais Viviane virevolter avec les hommes qui, tous, voulaient avoir l’honneur de faire danser la mariée.

Lorsque je m’endormis, ils n’étaient toujours pas rentrés.

*
*     *

Le lendemain, je me levai tôt pour traire les vaches avec ma grand-mère. Viviane arriva dans la cuisine alors que, la traite terminée, nous revenions préparer le petit déjeuner. Le visage rose et ensommeillé, ses cheveux blonds encore emmêlés, elle était adorable. Elle nous sourit :

— Bonjour, mère. Bonjour, Pauline. Aujourd’hui, je me suis levée tard, mais c’est une exception. Dès demain, je travaille.

Elle tint parole. Le lendemain et tous les autres jours, debout en même temps que nous, elle nous suivait dans chacune de nos tâches, observait, apprenait. Ma grand-mère prétexta qu’elle était trop vieille et qu’elle n’avait plus suffisamment de patience, et me laissa la responsabilité de tout expliquer à Viviane. Je lui montrai comment il fallait traire et, au début, elle eut bien du mal. Mais elle recommençait sans se décourager, répétant avec obstination :

— J’y arriverai. Je suis la femme de Georges, et je veux qu’il soit fier de moi.

A force de ténacité, elle y parvint. Comme je l’avais fait lorsque j’avais quitté l’école, elle apprit à se servir de l’écrémeuse, à faire le beurre. Elle s’appliquait, voulant absolument que son travail fût satisfaisant sur tous les points. Elle ne se plaignait jamais. De temps en temps seulement, quelques remarques désabusées lui échappaient. Elle regardait ses mains, que le froid et les travaux rougissaient :

— Avant, j’avais de jolies mains blanches, soupirait-elle.

Ou bien, elle jetait un coup d’œil désolé au tablier de grosse toile qu’elle portait :

— Dans le café de mes parents, pour servir les clients, j’étais élégante.

Si ma grand-mère entendait l’une de ces réflexions, elle protestait d’un ton bref :

— Pour travailler ici, on ne fait pas de toilette, ça c’est sûr.

Et Viviane ne disait plus rien.

Néanmoins, en dehors de ces remarques, elle gardait sa bonne humeur, s’attaquait aux besognes avec entrain, chantonnait en ramassant les œufs ou en nourrissant les lapins. Son regard s’éclairait dès que mon oncle Georges revenait des champs. Elle courait l’accueillir, se pendait à son cou, l’embrassait. Mon grand-père riait, avec un peu de nostalgie dans le regard :

— Moi aussi, j’aimerais bien être accueilli comme ça ! Profites-en, mon garçon, disait-il à Georges. Ça ne durera pas toujours !

J’étais heureuse de les voir s’aimer autant, et pas une seule fois je ne regrettai le choix de mon oncle Georges. De plus, grâce à Viviane, nous sortions plus souvent. Quelquefois, le dimanche après-midi, nous allions voir ses parents et nous allions au cinéma. Une fois, pour aller rendre visite à l’un de ses oncles, qui habitait Bruay, nous prîmes l’autobus, et ce fut pour moi une expérience nouvelle qui me plut beaucoup.

Viviane aimait porter de beaux vêtements, mettre des bijoux et se maquiller. En semaine, son travail ne le lui permettait pas mais, le dimanche, pour aller chez ses parents, ou simplement pour aller à la messe dans l’église de notre village, elle s’habillait élégamment et se pomponnait. Je la regardais utiliser de la poudre de riz, du rouge à joues, du rouge à lèvres. Elle m’avait proposé, une fois, ces produits nouveaux pour moi, mais ma grand-mère s’était récriée :

— Pauline est trop jeune ! Et puis, une honnête femme ne se peinturlure pas le visage. Ce sont les femmes de mauvaise vie qui le font !

Viviane avait rétorqué sans s’énerver que les temps avaient évolué et que, maintenant, une femme pouvait se maquiller sans pour autant être une gourgandine.

Elle déplorait le manque de magasins et elle guettait chaque mois le marchand ambulant qui passait dans le village, avec sa camionnette motorisée, et qui avait remplacé l’ancien colporteur, Corentin, dont parlait parfois ma grand-mère. Tandis que cette dernière achetait des choses utiles comme du fil, des aiguilles ou un balai, Viviane s’intéressait aux produits de beauté comme la crème Tokalon, ou encore aux bas de soie, la toute dernière nouveauté, tout en faisant la sourde oreille aux réflexions désapprobatrices de ma grand-mère. Le soir, elle montrait ses achats à mon oncle Georges, et si ma grand-mère répétait ses critiques, déclarant que c’était de l’argent dépensé pour rien, donc gaspillé, il répondait qu’il aimait que sa femme fût jolie et soignât son apparence. Mon grand-père et moi n’intervenions pas et, ne se voyant pas soutenue, ma grand-mère, pour un instant, abandonnait la lutte.

Le dimanche, lorsqu’elle m’accompagnait au cimetière, et que je rencontrais Thomas, Viviane me taquinait gentiment :

— Cela ressemble fort à un rendez-vous, Pauline. Et ce garçon te regarde d’une façon… hum !

Je riais, et elle riait avec moi. Je lui rapportais, comme à une amie, ce que Thomas m’apprenait. Ainsi, depuis quelque temps, il remarquait que Léon buvait de façon exagérée. Certains soirs, resté seul, il s’enivrait. C’était Janina qui l’avait remarqué. Elle occupait ma chambre et l’entendait gagner la sienne d’un pas lourd et incertain, se cognant aux murs. Le lendemain matin, en se levant, elle retrouvait sur la table la bouteille de cognac et le verre que Léon avait laissés là. Ces révélations ne me surprenaient pas ; concernant Léon, rien ne pouvait me surprendre. Le jour où je l’avais assommé, il était ivre aussi. Je pensais à ce que m’avait dit mon oncle Georges, au sujet de cet Edmond qui était tombé du petit pont. Si Léon l’avait poussé, peut-être avait-il des remords ? Etait-ce pour cela qu’il s’enivrait ? J’étais d’autant plus satisfaite de l’avoir quitté, et de vivre avec mes grands-parents, mon oncle Georges et Viviane.

*
*     *

Après quelques mois, Viviane attendit un enfant, et son caractère se mit à changer.

C’était un jour d’avril. Pour le repas du midi, ma grand-mère avait fait du rassacache, une soupe au lard avec des pommes de terre, des carottes, des navets, des haricots blancs. Nous en mangions d’abord le bouillon, puis les légumes avec le lard, qui formaient un ragoût délicieux. Vers le milieu du repas, Viviane eut une sorte de hoquet, se leva brusquement et se précipita hors de la pièce. Après un instant de surprise, mon oncle Georges sortit derrière sa femme, puis revint peu après, l’air rassuré.

— Ce n’est pas grave. Elle est en train de vomir. Elle dit que c’est le repas qui ne passe pas.

Le visage de ma grand-mère s’éclaira :

— Moi, je dirais que c’est autre chose.

Mon oncle eut un sourire heureux et fier :

— Peut-être… Espérons-le.

Viviane revint en s’essuyant le visage. Elle avait le teint verdâtre, les traits creusés, les lèvres tremblantes. Elle fut incapable de continuer à manger, et demanda la permission de se retirer quelques instants dans sa chambre pour s’allonger. Je la regardai partir, désolée de la voir aussi mal en point et de ne pouvoir l’aider.

Ce malaise fut le premier d’une série interminable. Ils se succédèrent, ne laissant à Viviane aucun répit. Nous sûmes bientôt qu’un bébé viendrait pour le début du mois de décembre, mais le fait de voir Viviane sans cesse malade nous empêchait de nous réjouir complètement.

— Prenez patience, lui disait ma grand-mère. Dès le quatrième mois, ça ira mieux. Les nausées disparaîtront.

Bien que Viviane rejetât tout ce qu’elle mangeait, ma grand-mère voulait l’obliger à se nourrir, mais c’était peine perdue. La moindre bouchée provoquait des haut-le-cœur.

Entre les malaises, courageusement, Viviane essayait de s’acquitter de son travail. Elle devait parfois s’arrêter, essuyait son front où perlait une sueur froide. Avec pitié, je conseillais :

— Repose-toi un peu. Je terminerai toute seule.

A ces moments-là, si ma grand-mère était présente, elle intervenait en lançant à sa belle-fille un regard incisif :

— Allons, secouez-vous. Vous vous écoutez trop.

Je la regardais avec reproche. Je la trouvais trop dure. Je voyais bien, moi, que Viviane ne « s’écoutait » pas et que ses malaises n’étaient pas feints.

Je n’entendais plus jamais son joli rire perlé, qui m’avait tant plu lorsque j’avais fait sa connaissance. Elle maigrit, son visage se creusa, devint d’une pâleur cireuse. Seul mon oncle Georges parvenait à la faire sourire.

Comme l’avait prévu ma grand-mère, après le quatrième mois, il y eut une amélioration. Nausées et vomissements disparurent. Mais Viviane avait perdu son caractère enjoué. Elle, toujours si aimable, se mit à critiquer la façon dont vivaient mes grands-parents, la comparant à l’existence qu’elle avait menée chez ses propres parents. Les altercations entre belle-mère et bru devinrent fréquentes.

Un jour, après le repas, Viviane alla jeter sur le fumier, dans la cour, l’eau ayant servi à faire la vaisselle. Ma grand-mère protesta :

— Il ne fallait pas vider toute la bassine. Vous savez très bien que je récupère toujours un peu de cette eau pour la pâtée des cochons.

Viviane, dans un accès de colère inhabituel, s’écria :

— Cette manie de toujours tout récupérer ! Ce n’est plus de l’économie, c’est de l’avarice !

Ma grand-mère pinça les lèvres :

— Il ne faut rien perdre. Qu’est-ce que vous croyez ? Nous ne sommes pas riches. Nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller. Comme le disait mon père : Un sou c’est un sou.

Viviane haussa les épaules :

— Il y a des moments, quand même, où c’est trop. Comme votre manie d’allumer la lumière le plus tard possible, sous prétexte que l’électricité coûte cher et qu’on y voit encore assez. Moi, je n’ai pas été habituée à agir comme ça. Si mes parents laissaient leur café dans l’obscurité, ils n’auraient pas beaucoup de clients !

Le visage de ma grand-mère se ferma davantage.

— On ne peut pas comparer. On ne fait pas le même métier.

Viviane ne dit plus rien, mais son visage demeura sombre et mécontent.

Un autre jour, ma grand-mère remarqua que les oignons avaient plusieurs pelures et que l’hiver serait sans doute rigoureux.

— S’il fait trop froid dans les chambres, continua-t-elle, nous mettrons le bébé dans l’étable pour la nuit. Les vaches lui tiendront chaud.

Viviane eut une exclamation horrifiée :

— Dans l’étable ? Mais ce n’est pas sain !

— Et pourquoi ? C’est ce que nous avons fait pour Georges. Et il a toujours été en excellente santé.

— En tout cas, vous ne ferez pas la même chose pour mon enfant. Je refuse absolument !

Ce fut ma grand-mère, cette fois, qui ne répondit pas, mais son expression disait clairement que Viviane avait tort.

Entre elles deux, je ne savais que dire. J’aimais ma grand-mère, mais j’aimais aussi Viviane. Par l’âge, je me sentais plus proche d’elle. Je regrettais qu’elle eût perdu sa bonne humeur et qu’elle fût devenue si facilement irascible. Une fois, j’en parlai à mon oncle Georges. Il me dit de ne pas m’inquiéter, que c’était la grossesse qui transformait son caractère mais que, après l’accouchement, tout redeviendrait normal. Alors je ne prenais pas parti, mais j’essayais de consoler Viviane lorsqu’elle se plaignait :

— Les journées sont bien longues. Georges est aux champs du matin au soir, et je ne le vois jamais. Mes parents, au moins, travaillent ensemble. Ils ne sont pas séparés.

J’essayais d’être objective :

— Ils sont rares, les métiers où le mari et la femme peuvent travailler ensemble. Dans la plupart des cas, ils ont chacun leur occupation. Regarde les mineurs, les ouvriers…

Elle soupirait et, à son air buté, je voyais que je ne l’avais pas convaincue.

Elle se plaignait également du travail de la ferme, répétant qu’il était dur, incessant, fatigant. Malgré tout, ne voulant pas être traitée de paresseuse, elle continuait à s’acquitter de ses besognes habituelles. Mais je remarquais que, bien souvent, elle bâclait le travail. Je devais laver une seconde fois, après elle, l’écrémeuse et la baratte. Pour chacune de ses tâches, je vérifiais derrière elle, et je corrigeais ce qui laissait à désirer. Je ne voulais pas que ma grand-mère eût une raison supplémentaire de critiquer.

Au moment de la moisson, bien qu’elle fût enceinte de six mois, Viviane tint à venir faire les meules avec ma grand-mère et moi. Derrière la moissonneuse-javeleuse, nous dûmes travailler en pleine chaleur. Il fallait nous baisser, ramasser les gerbes, les mettre en monts bien alignés. Viviane, gênée par son ventre, se baissait avec difficulté, se relevait en se tenant les reins, et malgré tout s’obstinait. Là encore, elle bâcla son travail, ne disposant pas correctement les gerbes, ne s’occupant pas de les placer selon une ligne bien droite. Ma grand-mère lui en fit la remarque. Avec mauvaise humeur, en essuyant son front couvert de sueur, elle protesta :

— Qu’est-ce que ça change si ce n’est pas tout droit ? C’est sans importance.

— C’est une sorte d’honneur, répliqua ma grand-mère avec fierté. Nous avons toujours fait en sorte que nos champs aient un aspect bien ordonné. Regardez chez les autres. C’est pareil. Tout le monde s’applique à présenter « de la belle ouvrage ».

Viviane eut ce haussement d’épaules qu’elle opposait de plus en plus aux explications de ma grand-mère :

— Tout ce que je vois, c’est que ça nous donne une fatigue supplémentaire et inutile.

Elle chancela, s’appuya sur moi. Inquiète, je lui proposai d’aller se reposer sur le talus à l’ombre des buissons. Pour la première fois, ma grand-mère se montra magnanime :

— C’est vrai, il ne faut pas trop vous fatiguer dans votre état. Ce n’est pas bon pour l’enfant.

A dater de ce jour, elle conseilla à Viviane d’éviter les travaux les plus durs. D’ailleurs, la grossesse s’avançait, et la jeune femme se déplaçait plus lourdement. Elle se mit à tricoter, en utilisant uniquement de la laine bleue. D’abord, elle désirait un garçon, et de plus, Flavie, la sage-femme du village, lui affirmait qu’elle le portait « en avant » et que, dans ce cas, le sexe du nouveau-né serait sans doute masculin.

Ma grand-mère prodiguait de nombreux conseils, incitait Viviane à manger « pour deux », à boire un peu de vin, et surtout à satisfaire ses « envies » si elle en avait. Il y avait aussi certaines choses qu’elle lui déconseillait de faire : par exemple, il fallait éviter de regarder des choses laides, afin que l’enfant ne fût pas laid. Un autre exemple se présenta bientôt, et un nouveau conflit opposa les deux femmes.

Un dimanche, Viviane, qui s’habillait pour se rendre chez ses parents avec mon oncle Georges, alla dans sa chambre, revint avec un joli collier et, debout devant la glace de la cuisine, s’apprêta à le passer à son cou. Un cri de ma grand-mère l’arrêta :

— Viviane ! Qu’allez-vous faire ?

Etonnée, Viviane répondit :

— Je vais mettre ce collier. Ma mère me l’a offert pour mes vingt et un ans.

Ma grand-mère étendit une main, comme pour l’en empêcher :

— Ne faites pas ça, surtout ! Votre enfant serait « cordonné » !

Viviane fronça les sourcils, mécontente :

— Allons donc ! Qu’est-ce que c’est, encore ?

Ma grand-mère expliqua d’une voix sévère :

— Si vous mettez un collier pendant votre grossesse, votre enfant naîtra avec le cordon autour du cou. Ça peut être dangereux. Il y a eu des cas où le bébé a été étranglé. Pour l’éviter, mieux vaut ne pas mettre de collier.

— Allons donc ! répéta Viviane avec humeur. Ce sont des histoires de bonne femme, tout ça. Moi, je n’y crois pas. De toute façon, au début de ma grossesse, un dimanche, chez mes parents, j’ai essayé le nouveau collier de ma mère. Elle ne m’en a pas empêchée. Elle non plus, elle ne croit pas à des histoires de ce genre.

Et, d’un geste résolu, elle agrafa le collier autour de son cou, sans tenir compte des protestations de ma grand-mère. Mon oncle Georges, qui arrivait de sa chambre, habillé et prêt à partir, s’inquiéta :

— Que se passe-t-il ?

Ma grand-mère lui rapporta ce qui venait de se passer. Son expression réprobatrice accusait Viviane. La jeune femme, un air de défi sur le visage, ne disait rien. Mon oncle Georges voulut minimiser l’incident :

— Bah, ce n’est pas grave. Si tu es prête, Viviane, allons-y.

Ils sortirent. Lorsque mon grand-père revint du cabaret où il était allé jouer aux cartes, ma grand-mère, de nouveau, rapporta la scène. Mon grand-père, comme son fils, ne voulut pas y attacher d’importance. Il essaya de calmer la colère de sa femme :

— Tout ça, ce sont des on-dit. Laisse-la donc mettre un collier si elle en a envie.

— Ce ne sont pas des on-dit. C’est arrivé à toutes celles qui l’ont fait. Elles ont eu un bébé cordonné.

— Ne t’en fais pas à l’avance. Ça ne prouve rien. Et même si ça arrive, il ne sera pas pour autant étranglé.

Ma grand-mère voulut encore protester puis, avec un soupir d’exaspération, elle abandonna. Et, par la suite, bien que visiblement contrariée, elle ne fit plus aucune remarque lorsque Viviane mit encore son collier.

*
*     *

Je continuais à rencontrer Thomas, chaque dimanche après-midi, au cimetière. Ces rencontres étaient innocentes, en compagnie de ma grand-mère et, de plus en plus rarement, de Viviane. Malgré tout, il y eut des critiques. Certaines commères ne se privèrent pas de sous-entendre que Thomas cherchait à « fréquenter avec une jeune fille qui avait du bien ». En l’apprenant, je me mis en colère. Ma grand-mère me conseilla d’espacer ces rencontres, mais je refusai. Je ne faisais rien de mal, et le fait de parler avec Thomas m’était agréable. J’aimais la façon dont son visage s’éclairait lorsqu’il me voyait, et le regard doux et chaleureux qu’il attachait sur moi. Lorsque je le quittais, je savais que je le retrouverais le dimanche suivant, et sa présence mettait pour toute la semaine un peu de soleil dans mon cœur.

Bien que je n’aie rien répété, le bruit commença à courir, dans le village, que Léon « se mettait à la boisson ». Plusieurs dimanches de suite, il avait quitté le café d’Onésime dans un état voisin de l’ivresse. Flavie elle-même, un lundi où elle était venue pour visiter Viviane, nous raconta qu’elle l’avait croisé, la veille, alors qu’il rentrait chez lui :

— Il avait un verre dans le nez, et même plusieurs ! Il ne m’a même pas reconnue quand je lui ai dit bonjour.

Je plaignais Thomas d’être obligé de continuer à vivre avec un patron qui, en plus de tous ses défauts, devenait maintenant un ivrogne. Lorsque je le lui disais, Thomas objectait que, pour travailler, Léon était toujours sobre. Il ne buvait que le soir, ou encore le dimanche chez Onésime.

Après la façon dont il s’était comporté envers moi, et que tout le monde connaissait, il était plutôt mal vu de la plupart des habitants du village. Le fait de s’enivrer lui apporta de nouvelles critiques. Personne ne songea à le comprendre ou à lui trouver des excuses, moi moins que tout autre.

Un autre sujet contrariait tous ceux qui, comme mes grands-parents, étaient fermiers. Nous étions en 1933, et une crise générale commençait à sévir, n’épargnant pas l’agriculture. Concurrencé par le blé étranger, le blé français demeurait en excédent. Les paysans éprouvaient des difficultés à écouler leur production. Mon grand-père ne cachait pas son inquiétude. Lorsque mon oncle Georges et lui discutaient de la situation, Viviane, de plus en plus, glissait dans la conversation des remarques auxquelles mes grands-parents ne répondaient jamais :

— Vous avez mal choisi votre métier. Si vous teniez un café, vous n’auriez pas ce genre de problème. Comme le dit très justement mon père, il y a toujours des gens qui ont soif.

Ses parents venaient de reprendre, à Béthune, un café plus grand, avec une table de billard située dans le fond de la salle, qui attirait des habitués venant disputer de longues parties. En plus des boissons, ils proposaient aux clients des petits pains au jambon, au pâté, au saucisson. Certains réclamaient parfois des frites, et Raymond envisageait d’installer un coin de restauration rapide. Viviane nous rapportait qu’il était satisfait, et que, si les affaires continuaient de la même façon, il devrait bientôt engager un serveur.

D’après elle, le métier de ses parents ne présentait que des avantages, contrairement au nôtre qui n’avait que des inconvénients. Elle les exposait volontiers :

— Ils travaillent à l’abri, au lieu de labourer et de semer par tous les temps. Ils n’ont pas à craindre la gelée, la pluie, ou au contraire la sécheresse. Et puis, en ville, ils ont tout le confort.

Une fois, elle ajouta, avec un soupir de regret et de mécontentement :

— Ah, si Georges m’avait écoutée…

Je surpris le regard de ma grand-mère, plein d’inquiétude et de questions informulées. Moi-même, je m’interrogeai. Que voulait dire Viviane ?

Sa grossesse arrivait à son terme. La naissance était prévue pour le début du mois de décembre. Le vingt-cinq novembre, jour de la Sainte-Catherine, qui était la fête de toutes les jeunes filles, elle m’offrit une carte ornée d’un ruban, tellement jolie que je m’extasiai longuement, lui demandant où elle avait trouvé une carte aussi ravissante. Au lieu de rire gentiment, comme elle l’aurait fait un an plus tôt, elle dit, avec une expression d’ironie supérieure sur le visage :

— Je l’ai trouvée à Béthune. En ville, on trouve de tout. Ce n’est pas chez Martha qu’il y a des choses pareilles !

Martha, qui tenait l’épicerie du village, vendait aussi, au moment de la Sainte-Catherine, quelques cartes toutes simples, qui n’avaient rien de comparable avec celle que je tenais dans les mains. Prise entre mon admiration et mon désir de ne pas dénigrer mon village que j’aimais, je ne sus que dire. Je remerciai Viviane pour son cadeau et l’embrassai, mais ma joie était ternie.