Que lisent vos enfants ?

L’une des raisons pour lesquelles les enfants mûrissent si rapidement de nos jours, ce doit être que les livres écrits pour les adultes sont beaucoup plus amusants que la prétendue « littérature pour la jeunesse ».

Aujourd’hui, la plupart des livres pour la jeunesse sont conçus pour améliorer l’intelligence de l’enfant, ou pour lui inculquer les bases morales qui le rendront apte à chasser le chameau dans les règles de l’art. En lieu et place de héros tirant sur tous les Indiens qui viennent à passer ou planquant de l’or dans des grottes, nous découvrons que l’Amérique du Sud, le continent, est le héros de tel livre moderne pour enfants et que l’homme qui a découvert le moyen d’isoler le fil de cuivre est le héros de tel autre. Quelle incitation à la lecture y a-t-il là-dedans pour un garçon qui sort d’une éprouvante journée passée à l’école et sur le terrain derrière la maison ? Je vous le demande !

On a connu une telle levée de boucliers contre les bons vieux romans-feuilletons de dix sous (qui n’en coûtaient que cinq) que plus aucun parent qui se respecte n’autoriserait ses enfants à en rapporter à la maison ; pourtant, Frank et Dick Merriwell, ou même le Jeune et le Vieux King Brady, étaient des personnages d’une moralité aussi irréprochable que, je ne crains pas de l’affirmer, n’importe lequel des héros modernes qui se lancent à la recherche de spécimens de quartz pour le Muséum et deviennent président de la Compagnie pétrolière interurbaine dans la foulée. Le Vieux King Brady chiquait un peu de tabac de temps en temps, c’est vrai ; mais la plupart des héros de romans-feuilletons se comportaient de manière exemplaire, et beaucoup d’enfants d’aujourd’hui gagneraient à s’en inspirer. Je suis prêt à parier qu’à l’heure actuelle il n’existe pas plus de six jeunes gens dans le pays dont le savoir-vivre et la noblesse égalent ceux de Frank Merriwell jadis.

Comparons donc pour voir les extraits suivants (imaginaires, mais représentatifs) d’un thriller à l’ancienne et d’un livre pour enfants « édifiant » à la mode actuelle.

 

Dick Montague se retourna pour faire face aux quatre silhouettes masquées qui leur bloquaient le passage, à lui et à Elsie Maxwell, se retrouvant ainsi dos au mur, dans la grotte du Vieil Indien Meg. Ses yeux lancèrent des éclairs, tandis qu’il retroussait une de ses manches.

– Vos noms me sont inconnus, dit-il d’une voix calme, mais, si mes sens ne m’abusent pas, vous êtes des membres de la Bande rouge qui n’a cessé de marauder dans la région. Je sais qu’au fond vous êtes tous des couards, et bien que je ne sois pas homme à provoquer une bagarre sans motif, je vous promets d’étaler pour le compte le premier qui osera s’approcher de la jeune dame ici présente !

Les quatre fripouilles ricanèrent à l’unisson, mais cependant quelque chose dans le ton de Dick Montague avait instillé de la terreur dans leurs cœurs de lâches. – Tout doux, fiston, fumons une clope et causons de tout ça tranquillement, dit l’un des bandits en faisant un pas en avant.

Bang ! D’un direct au visage, Dick mit K.-O. la canaille, qui s’effondra sur le sol de la caverne.

– Relève-toi, coyote à foie jaune ! dit Dick (car c’en était un, en effet). Tu sais très bien que je ne fume jamais de cigarette, car sinon comment serais-je capable de mener la formation en V de l’équipe de football universitaire de Yale avec un tel courage ?

Un deuxième membre du gang s’avança.

– Saloperie de gosse, marmonna-t-il, je vais… Mais, avant même d’achever sa phrase, il gisait lui aussi sur le sol, victime d’un deuxième coup de poing fulgurant délivré par le jeune athlète.

– Relève-toi, espèce de lâche, dit Dick, et, la prochaine fois, surveille ton langage en présence d’une dame !

 

À présent, examinons un extrait choisi dans la « liste des lectures recommandées » pour la jeunesse, promue par la Société nationale pour l’édulcoration des livres pour enfants :

 

Le petit sir A. S. Eddington se tourna vers ses camarades qui s’étaient tous regroupés autour du télescope.

– C’était extrêmement gentil de votre part, mes amis, de me proposer de regarder dans votre télescope, dit-il en prenant grand soin de nettoyer l’oculaire – car on ne sait jamais qui a regardé dans un télescope avant vous. Je me demande si vous savez que ce qu’on appelle la Voie lactée porte aussi parfois le nom de Galaxie.

– Je le savais, mais je l’avais oublié, dit H. Spencer Jones, le petit garçon qui allait plus tard devenir le directeur de l’observatoire d’Édimbourg, mais pas avant d’avoir appris à ne plus oublier ce genre de choses.

– La Galaxie, ou Voie lactée, poursuivit le petit sir Arthur, mesure environ trois cent mille années- lumière de diamètre. Représentez-vous ça !

– Est-on vraiment obligé de se le représenter ? demanda l’insouciant professeur Ahmainon. Ça me flanque le vertige !

Tout le monde rit de bon cœur, mais des sujets autrement plus sérieux requéraient leur attention.

– Le centre du système d’amas d’étoiles globulaire, reprit sir Arthur, se trouve dans le Sagittaire…

– Dans quoi ? demanda quelqu’un, incrédule.

– Dans un groupe d’étoiles qu’on appelle le Sagittaire, répéta sir Arthur sans parvenir à dissimuler son impatience, ainsi dénommé parce qu’il signifie « l’archer » ; en effet, ce groupe d’étoiles était représenté dans les temps anciens par l’image d’un archer tirant une flèche.

– Partons, maintenant, et allons tirer des flèches, suggéra le professeur Ahmainon.

Sur ce, ils s’en allèrent tous pour aller faire du tir à l’arc.

 

Certes, dans ce second genre d’écrit pour la jeunesse, on trouve quantité d’informations précieuses, mais si j’étais encore enfant (et parfois, je me le demande) et si c’était tout ce qu’on m’offrait à lire avant, j’accueillerais l’heure d’aller me coucher avec soulagement.