Une maladie affectant les parents trop zélés
Chaque année, à l’approche de l’automne, revient un danger à éviter absolument : sous l’influence sournoise d’un climat revigorant, on risque de s’exciter et de se mettre à planifier des choses qu’on aurait dû faire depuis longtemps. Par exemple, les parents parmi nous peuvent se laisser tenter par l’idée qu’ils ne se sont pas assez occupés de leurs enfants, et qu’ils devraient les emmener plus souvent dans des endroits susceptibles de les intéresser tout en les instruisant. On ressent l’appel d’une sortie où l’on serait en position d’ami plutôt que de père, tout en restant une sorte de professeur, qui les encouragerait l’air de rien à se cultiver en les emmenant faire des voyages éducatifs dans des pêcheries et des manufactures de toile de jute, et cetera.
Il ne s’agit que d’une manifestation de cette fièvre automnale, qui devrait vite passer, alors ne vous laissez pas prendre au piège. Laissez donc les enfants se cultiver tout seuls. Franchement, ce que vous avez accompli dans votre propre cas n’est pas épatant au point de vous sentir obligé de montrer à quelqu’un d’autre comment s’y prendre. Et, par-dessus tout, n’emmenez jamais vos gamins dans un muséum d’histoire naturelle. La sortie au muséum d’histoire naturelle est l’une des premières idées qui viennent à l’esprit du parent dès lors que le vivifiant automne vient fouetter le sang dans ses veines – or c’est aussi l’une des pires.
Moi-même, l’automne dernier, pris d’un accès soudain de responsabilité parentale, j’ai décidé d’emmener les garçons au Smithsonian Institute à Washington. J’aurais choisi un musée encore plus grand s’il y en avait eu un dans le pays, mais le Smithsonian était le plus vaste que j’avais sous la main. Résultat, j’ai contracté un vilain cas de ce qu’on appelle dans les cercles médicaux « pieds du Smithsonian », qui consiste en une complète paralysie des pieds, de la cheville jusqu’à la voûte plantaire, à force de rester debout en faisant reposer son poids d’un pied sur l’autre devant des vitrines d’exposition et de parcourir de long en large, sur des kilomètres et des kilomètres, les couloirs en mosaïque du musée. Les garçons, pour leur part, n’ont pas du tout souffert de la visite.
Le plus affligeant, dans une visite au musée avec les enfants, c’est que vous la commencez plein de vigueur et d’énergie. À peine entré dans le hall principal, vous rappelez Herbert, qui s’est élancé dans une glissade sur le sol bien lisse, et vous lui dites qu’il doit rester près de Papa car Papa va lui montrer tout ce qu’il y a à voir et tout lui expliquer. Or, avant même la fin de la journée, Papa est devenu le roi des andouilles !
Soucieux de ne rien louper, vous vous arrêtez et vous examinez avec attention la toute première plaque accrochée dans le hall d’entrée, en décidant de commencer par la gauche et de regarder tout ce qui se trouve dans cette aile du bâtiment avant de vous attaquer à celle de droite.
– Regardez, les garçons, déclarez-vous, il est écrit ici que ce bâtiment a été construit en par la Société d’histoire naturelle américaine… euh, bon, je crois que ce n’est pas très important.
Vous demandez alors au gardien posté à l’entrée quelle est le meilleur parcours pour visiter le musée – question on ne peut plus imprudente. Il vous conseille de commencer par la salle des glaciers, qui se trouve juste sur la droite. Voilà qui bouleverse quelque peu vos plans, mais, après tout, quelle différence cela fait-il de voir d’abord l’aile droite ou l’aile gauche ?
– Venez, les garçons, lancez-vous car ils se sont mis tous les deux à faire des glissades. Ici, c’est la salle où ils mettent les glaciers. Venez regarder les glaciers.
À ce stade, les garçons sont déjà échauffés et en nage, et il n’y a sans doute rien au monde qui les intéresse moins que des glaciers. D’ailleurs, en entrant dans la salle, vous-même ne voyez rien de bien passionnant dans les roches qui sont exposées à l’intention du public. Toutefois, c’est un sujet assez important, cette histoire de couches glaciaires, et, pour les garçons comme pour vous, ce ne serait pas du luxe d’en apprendre un peu plus sur le sujet.
– Regarde, Herbert, dites-vous. Regarde, Arthur ! Vous voyez, là, l’endroit où le glacier est passé sur ce rocher en laissant ces grosses marques.
Mais Herbert a déjà filé dans la salle suivante, qui, pour une raison mystérieuse, ne contient que des rats empaillés censés démontrer la doctrine malthusienne – quant à Arthur, il s’est volatilisé.
– Herbert, où est Arthur ? criez-vous.
– Regarde, papa, répond Herbert de l’autre bout de la salle. Viens vite voir ! Vite, papa !
De toute évidence, les rats empaillés risquent de s’échapper avant que vous n’arriviez, et vous devez vous précipiter pour faire taire Herbert, même si vous préféreriez ne pas avoir à regarder des rats empaillés – doctrine malthusienne ou pas.
Entre-temps, Arthur a réapparu plusieurs kilomètres plus loin dans le bâtiment, dans la salle consacrée aux premiers Amérindiens, et s’écrie à pleins poumons :
– Viens vite, papa ! Regarde ! Des Indiens !
Alors Herbert et vous filez au trot jusqu’à la salle des premiers Amérindiens.
– Les garçons, il ne faut pas crier si fort ici, les avertissez-vous. Et arrête un peu de courir, Arthur ! On a toute la journée (à Dieu ne plaise !).
– Dis, où ils vivaient, ces Indiens, papa ? demande Herbert.
– Oh, du côté du Massachusetts, expliquez-vous. Ils se sont battus contre les Premiers Pèlerins.
– Ici, c’est écrit qu’ils vivaient dans l’Arizona, déchiffre Arthur. (Qui a appris à lire à ce garçon, d’abord ?)
– Eh bien, ils vivaient aussi dans l’Arizona, devez-vous concéder. Ils vivaient un peu partout.
– Et ça, c’est quoi, papa ?
– Ça ? Ce sont des têtes de haches. Ils les mettaient au bout de leurs haches.
– Ici, c’est marqué que ce sont des silex qu’ils frottaient pour faire du feu.
– Des silex, hein ? Eh bien, ils en ont une drôle de forme, ces silex. Ils ont dû s’en servir aussi pour faire des haches.
– À quoi ça leur servait, papa ?
– Puisque tu as l’air de lire si bien, pourquoi tu ne lirais pas ce qui est marqué au lieu de me poser sans arrêt des questions ? Où est passé Herbert ?
Herbert est maintenant sur le point de faire tomber une vitrine de bols étrusques en essayant d’atteindre une statuette de cheval béotienne exposée dans la vitrine juste derrière.
– Attention, Herbert, ne pousse pas comme ça ! Tu veux la casser ?
– Oui, dit Herbert, dont la réponse a le mérite de la brièveté.
– Bon, si tu continues à te conduire comme ça, on rentre directement à la maison. (Là, une idée lumineuse vous traverse l’esprit : et pourquoi en effet ne pas rentrer directement à la maison, en faisant porter la faute sur Herbert ?)
Les premiers symptômes des « pieds du Smithsonian » commencent à se faire sentir. Vous tentez bien de marcher sur vos talons pour soulager la plante de vos pieds, mais cela n’aide guère. Et vous n’êtes même pas encore monté au premier étage…
Au dernier décompte, le mot « regarde » a été crié quatre-vingt-deux fois, et chaque fois vous avez regardé. Quarante-trois questions vous ont été posées, auxquelles vous avez donné quarante réponses incorrectes et, pour trente-quatre d’entre elles, l’erreur a été découverte. Il est grand temps que vous rentriez chez vous.
Mais les garçons n’en sont qu’au début. Ils repèrent une nouvelle salle au bout de l’aile droite et s’y précipitent. Tout votre bel enthousiasme s’étant évaporé, vous les suivez d’un pas traînant. Et vous vous retrouvez de nouveau dans la salle des glaciers.
– On est déjà venus ici, dites-vous, dans l’espoir de les décourager. La porte pour sortir est juste là. Et si on rentrait à la maison et qu’on revenait demain ?
Cette suggestion tombe dans l’oreille d’un sourd, car les garçons sont déjà en train de grimper le grand escalier qui mène au premier étage. Si vous parvenez à gravir la moitié des marches, vous devriez vous estimer heureux. Le temps d’atteindre le premier palier, vous êtes déjà dans un état proche de l’évanouissement.
– Papa, regarde ! entendez-vous appeler les petites voix au-dessus. Viens vite, papa ! Des squelettes !
Et des squelettes, c’en est, aucun doute là-dessus. Des squelettes de mastodontes. Herbert, qui a tourné au coin de la salle à toute vitesse, tombe nez à nez avec l’un d’entre eux et est pris de panique. Pas mal comme idée ! Peut-être leur flanqueront-ils la frousse à tous les deux, assez pour qu’ils veuillent rentrer à la maison. Mais c’est finalement la Nature elle-même qui, dans sa grande sagesse, vient à votre secours. À la fin de la salle des mastodontes, Herbert vient vous voir et vous murmure à l’oreille.
– Je ne sais pas, répondez-vous, plein d’espoir. On ferait peut-être mieux de rentrer.
– Non ! s’écrie Herbert. Je veux rester ici.
– Bon, viens avec moi alors, on va voir si on peut en trouver. Allez, Arthur. Viens avec Herbert et papa.
Ainsi, sous prétexte de chercher à localiser la partie du bâtiment en question, vous conduisez les garçons en bas et leur faites reprendre le chemin de la sortie.
– Je crois que c’est par ici, dites-vous. Non, je crois plutôt que c’est par là.
Peu de temps après, vous êtes arrivés dans la rue, et des taxis passent à votre portée. Ce n’est plus alors l’affaire que d’une minute : vous tapez Herbert sur la tête jusqu’à ce qu’il se tienne tranquille et vous tirez Arthur d’un coup sec pour le faire monter dans le taxi avec vous.
– Conduisez-nous vite au 468, Elm Avenue, indiquez-vous au chauffeur.
C’est l’adresse de votre domicile.