L’idée semble avoir la faveur des parents qu’une bonne manière de résoudre le problème des vacances d’été pour son garçon est de l’envoyer dans un camp de vacances. Cette idée semble en tout cas prévaloir dans les encarts publicitaires des magazines.
Si tous les camps de vacances d’été pour garçons et filles réussissent à former des citoyens en herbe, comme ils se targuent de le faire, alors nous n’avons plus de mouron à nous faire pour l’avenir du pays – pas plus que s’il était entre les mains d’un gouvernement composé des douze Apôtres. En feuilletant les réclames et les dépliants, nous apprenons en effet que « le camp Womagansett, dans les collines au pied des White Mountains », renvoie précocement dans la société une bande de « garçons forts et virils, prêts à assumer les devoirs de la citoyenneté et équipés pour affronter la vie avec un esprit clair et un regard lucide ». Je n’ai trouvé aucune précision au sujet de leur digestion, mais j’imagine qu’elle est dans une forme optimale, elle aussi.
L’aperçu qu’on nous donne de la prochaine génération de mères n’est pas moins impressionnant. Le « camp Wawilla pour filles », apprenons-nous, porte une attention toute particulière au développement spirituel des « Femmes de demain » et, comparées aux activités civiques de la majorité des anciennes pensionnaires du camp Wawilla, celles d’une Florence Nightingale ou d’une Frances Willard, pionnières des soins infirmiers et de l’éducation, auraient été reléguées à la rubrique « Tâches des juniors ».
Bon, tout cela est formidable, et la pensée que, le jour où tous les garçons et les filles iront aux camps Womagansett et Wawilla, les problèmes de la « jeune génération », et sans doute aussi de la délinquance, ne vaudront même plus la peine d’être mentionnés, est fort réconfortante. Cependant, il y a plusieurs autres conséquences qui vont de pair avec le fait d’envoyer son garçon dans un camp de ce genre, conséquences que j’aimerais aborder du point de vue des parents, si vous le permettez. Je ne prendrai que vingt minutes de votre temps.
Tout d’abord, quand votre garçon rentre à la maison après le camp, il a acquis ce qu’on nomme dans les prospectus un caractère « viril et indépendant ». Cela signifie que, lorsque vous irez nager avec lui, il vous poussera de la barque pour vous mettre à la flotte et sautera sur vos épaules en vous maintenant la tête sous l’eau jusqu’à ce que vous soyez quasiment noyé – ou même noyé tout court. Avant qu’il aille au camp, vous suiviez ses progrès à la nage d’un œil bienveillant, en lui conseillant de « prendre son temps, d’y aller doucement », avec un sentiment de supériorité qui, même s’il n’avait guère de fondement vu vos propres prouesses en ce domaine, restait malgré tout un des rares motifs de fierté de votre âge mûr à tendance obèse. Après avoir observé l’un de ces héros bronzés en maillot de bain et bonnet de caoutchouc plonger du haut d’une tour et effectuer l’aller-retour sous l’eau entre la barque et le rivage, vous tiriez une sorte de consolation du fait de pouvoir vous tourner vers votre fils pour lui montrer comment nager le crawl, même si vous ne comptiez pas vous-même parmi les sept spécialistes du crawl les plus réputés du pays. Vous vous en sortiez mieux que lui, c’était déjà ça.
Il était aussi très réconfortant de se tenir sur le plongeoir et de dire :
– Maintenant, regarde papa. Tu vois ? Mets les mains comme ça et plie les genoux. Vu ?
Le fait que de telles démonstrations aboutissaient généralement à un rude plat sur une zone allant de vos genoux à votre poitrine était certes embarrassant, mais au moins votre plongeon n’était-il pas aussi raté que la tentative de votre fils.
Or, après un été passé au camp, le garçon « viril et indépendant » revient et vous ferait presque passer pour un grabataire.
– Essaie de faire ça, papa ! s’écrie-t-il en sautant du plongeoir et en réalisant un double salto avant de pénétrer dans l’eau avec le tranchant d’une lame de couteau.
Si vous tentez de l’imiter, vous allez vous bousiller le dos. Si vous n’essayez pas, votre amour-propre et votre prestige en seront ébranlés. La meilleure chose à faire est donc de ne pas l’écouter. Vous pouvez y parvenir en disparaissant sous la surface chaque fois qu’il semble s’apprêter à faire un nouveau plongeon. Au bout d’un certain temps, toutefois, cette ruse vous laissera tout détrempé et imbibé d’eau, alors vous feriez peut-être mieux de revenir sur la terre ferme pour vous rhabiller aussi vite que possible.
Le pire aspect de cette « indépendance » nouvellement conquise est cette propension au chahut que tous les camps de garçons semblent développer chez leurs pensionnaires au point de les rendre odieux. Quand j’étais jeune, je suis moi-même allé en camp de vacances, mais je ne me souviens pas de m’être amusé à des jeux aussi déplaisants que ceux qui semblent avoir les faveurs des garçons d’aujourd’hui. J’ai fait beaucoup de vilaines choses en mon temps. J’ai torturé des mouches et donné des coups de pied dans les béquilles sur lesquelles s’appuyaient des éclopés. Mais je n’ai jamais – Confucius m’en soit témoin – poussé personne d’une barque pour le mettre à la baille, ni nagé en douce derrière quelqu’un pour lui sauter sur les épaules afin de lui enfoncer la tête sous l’eau. Et je ne crois pas que le président Lincoln l’ait jamais fait, lui non plus.
De toute évidence, les camps de garçons actuels ont mis au programme des cours de poussage de barque et de saut sur les épaules. Si vous examinez de près les photographies illustrant les publicités pour les camps de vacances, elles révéleront en arrière-plan, dans neuf cas sur dix, tout un tas de garçons en train de se pousser les uns les autres hors des barques. Vous ne pourrez pas repérer ceux qui ont sauté sur les épaules de leurs camarades, car ces derniers sont sous l’eau. Mais je tiens tout de suite à avertir solennellement que le premier garçon qui me poussera d’une barque quand j’aurai le dos tourné, ou qui tentera de jouer à saute-mouton avec moi dans trois mètres d’eau, sera rendu quasiment inutilisable en tant que « citoyen de demain » – j’y veillerai personnellement, vous avez ma parole.
S’il se trouve que le garçon en question est mon propre fils, l’affaire n’en sera que plus triste, mais cela n’y changera rien.
Un autre mauvais pli que ces garçons virils prennent au camp, c’est cette habitude barbare de se lever à l’aube. Un garçon normal et en bonne santé devrait être un lève-tard. Qui ne se souvient, lorsqu’il était jeune, normal et en bonne santé, de ce qu’on devait l’appeler le matin à trois, quatre ou même cinq reprises avant qu’il se sente disposé à se lever ? L’un des souvenirs les plus heureux de l’enfance, c’est cette voix maternelle montant du rez-dechaussée pour nous sommer de nous lever, puis s’éloignant jusqu’à disparaître, et la prise de conscience qu’il se passerait sans doute quinze bonnes minutes avant qu’elle se fasse de nouveau entendre.
Or le garçon qui va dans un camp de vacances se voit privé de tout cela. Lorsqu’il rentre dans ses pénates, il est tellement imprégné de la pratique pernicieuse du lever matinal qu’il n’arrive plus à s’en défaire. Dès les six heures du matin, il se met à faire du boucan en laissant tomber ses chaussures et en fixant une nouvelle étagère pour poser la radio dans sa chambre. Puis il sort dans l’arrière-cour et s’exerce au tennis contre le mur de la maison. Puis il réarrange en sifflant quelques chansons à la mode et effectue des allers-retours à vélo sur l’allée de gravier. Vous seriez surpris du boucan que parviennent à produire deux roues de bicyclette sur une allée de gravier à six heures et demie du matin. Un incendie de forêt pourrait peut-être réussir à émettre les mêmes craquements, mais il y a très peu de chances que vous déclenchiez un incendie de forêt dans votre cour à six heures et demie du matin. Enfin, pas si vous avez un minimum de bon sens.
Quant à savoir à quoi les garçons peuvent bien s’occuper dans le camp quand ils se réveillent à six heures du matin, le mystère reste entier. Il semblerait qu’ils effectuent quelques exercices d’éveil avant d’aller piquer une tête – et de se pousser un peu plus les uns les autres de la barque –, mais ils pourraient en faire tout autant en se levant à huit heures, et disposer encore d’une longue journée devant eux. Je n’ai jamais connu une seule personne qui, levée à six heures du matin, parvienne à occuper le temps la séparant du petit déjeuner par une activité plus utile qu’en faisant rebondir une balle de tennis contre le mur de la maison, en attendant que les membres plus civilisés de la bande se lèvent. Nous passons déjà suffisamment de temps à attendre au cours de notre vie sans devoir en plus nous lever à l’aube et attendre le petit déjeuner.
Pour l’été prochain, je suis bien tenté de mettre sur pied un camp de garçons à ma manière. Il sera situé sur le lac Chabonagogchabonagogchabonagungamog – si, il existe, à Webster, dans le Massachusetts – et je l’appellerai le « Camp Chabonagogchabonagogchabonagungamog pour garçons virils ». Par « virils », j’entends « comme des hommes adultes ». En d’autres termes, chacun dormira aussi longtemps qu’il le souhaite et, au réveil, il n’aura pas besoin de se farcir des exercices d’« éveil ». Chacun occupera sa journée à sa guise, comme n’importe quel campeur lambda. Pas de « randonnées » obligatoires – j’aurais d’ailleurs un ou deux trucs à dire aussi, un des ces jours, sur ce problème de la « randonnée » –, pas d’« esprit de camp », pas de blabla sur l’« Homme de demain », et, surtout, interdiction totale de pousser les autres des barques.