Chapitre 1

 

 

 

Le mois de juin était le mois le plus attendu par nombreux élèves dans tous les établissements publics du pays. Enfin, l’année scolaire était achevée et les grandes vacances étaient arrivées. Ce jour-là, certains exultèrent en clamant au revoir à ce qu’ils considéraient être un des défauts de l’école. On entendit divers au revoir entre autres, aux réveils matinaux, à l’uniforme scolaire, aux leçons kilométriques à recopier durant des heures qui semblaient toujours durer une éternité, aux devoirs casse-têtes, aux interrogations surprises, au strict règlement du lycée qu’il ne fallait point enfreindre, aux cheveux à ras et menton imberbe pour les garçons et coiffures uniquement au fil pour les filles, aux professeurs insupportables, aux surveillants agaçants qui, pour peu, soumettaient à quiconque un travail d’intérêt général. Après tous ces au revoir, les filles, particulièrement, souhaitèrent la bienvenue aux grasses matinées, aux coiffures jugées extravagantes en période scolaire, aux tissages et longues mèches, aux talons, aux ongles vernis, au maquillage, aux tenues bien courtes et moulantes, au repos certes, mais plus, aux soirées arrosées dans les discothèques les plus tonnantes de Masuku.

Joseph et ses amis s’étaient également réjouis de ce congé scolaire qui allait durer plus de trois mois. Désirant passer un dernier moment ensemble, ils prirent place dans le bar qui se trouvait à quelques pas de leur établissement. « Le lac bleu », ainsi l’appelait-on. Après les cours ou aux heures de permanence, certains élèves venaient s’y attabler. Discret, il n’avait pas une renommée à attirer les agents de police qui faisaient souvent leur régularisation au carrefour de Sogafric. Joseph ne buvait jamais outre mesure. Deux bières consommée et il disait déjà avoir atteint le maximum du possible. Cela dérangeait souvent ces amis qui voulaient qu’ils soient tous sur le même piédestal.

Pendant que le groupuscule d’amis attendait d’être servi, une conversation s’entama.

— Alors les gars, que comptez-vous faire durant ces vacances ? interrogea Darcin.

— Je ne sais pas encore, lui répondit Joseph.

Mpiga donna la même réponse.

— Moi, je vais dans mon « bled » d’ici la semaine prochaine, annonça Dany. En tout cas, il n’y a pas de pénurie de bricoles là-bas. Quand j’y étais les vacances dernières, mes cousins et moi allions sortir le sable des rivières et le vendions aux constructeurs de bâtiments. Comme vous savez, on construit beaucoup pendant les vacances. On est donc jamais à court de demandes.

— Moi, je vais travailler à la campagne, à Ouellé, annonça Ndossi, et toi donc Darcin ?

— Je ne sais pas encore. Je voudrais effectuer un voyage, mais le voyage dépendra de mon résultat annuel, bien que rester ne me dérangera pas vraiment, car j’ai un cousin qui viendra du village passer les vacances à la maison.

— Avec ton 9,70 au premier trimestre et 10,22 au second, possible un passage en terminale avec un autre 10 faible. Seulement, comme tu ne venais plus tous les jours en classe, en comptabilisant tes heures d’absence, c’est un redoublement et peut-être même une exclusion définitive que tu risques. Je doute fort que ton voyage soit alors possible, lui répondit Jérémie.

— En parlant même « d’exclusion définitive », j’étais avec « Le grand » tout à l’heure. Il m’a dit qu’il y’en aura beaucoup cette année, plus que les années précédentes. Qui pense avoir le passage en terminale ? demanda Joseph tout confiant.

Ndossi et Dany semblaient aussi confiants ; quant à Darcin et Mpiga, ils étaient plutôt indécis. Tous deux étaient les moins studieux du groupe.

Joseph s’était interdit l’échec depuis son premier. Pour avoir été déclaré « échoué », en CM1 ; la même année que décéda son grand-père, Ma Binongui n’avait pas eu de retenue. Elle l’avait fouetté sans le moindre soupçon de pitié dans les yeux. Cela s’était passé sous les yeux des voisins qui ne pouvaient se retenir de rire de ses gesticulations simiesques. Son supplice ne s’était estompé que lorsque le gourdin avait fini par se briser. Sa grand-mère était peut-être tendre mais pas moins rigoureuse. Cette nuit-là, il avait dû dormir dans une position inhabituelle tant son corps souffrait le martyre.

— Darcin, si tu échoues, en tout cas, ne nous attribue pas seulement le tort. Plusieurs fois nous avons essayé de te faire prendre conscience que la triche ne te mènera nulle part, dit Ndossi.

— Vraiment, on devrait te décerner la palme du plus grand tricheur de l’année, renchérit Dany. Sois glorifié d’avoir triché à tous les devoirs sans jamais être percé à jour. Si jamais tu passes, pense quand même à faire une remise à niveau durant ces vacances. Tu devrais apprendre à gagner honnêtement tes bonnes notes.

Joseph et Jérémie partirent d’un éclat de rire.

— Tu parles comme si tu étais étranger à cette pratique. Dany, laisse-moi te rappeler que c’est bien grâce à ma triche que t’avais eu un 18/20 en anglais, un 14 en histoire-géo et un 15 en contrôle de lecture sur un roman dont tu n’avais même pas daigné feuilleter les cinq premières pages. Ton second trimestre risquait de tomber en échec. Tu as une courte mémoire, on dirait.

— Certes, mais je ne trichais que lorsque c’était nécessaire donc pas autant que toi. Et puis, j’avais au moins une matière de base dans laquelle j’excellais contrairement à toi qui n’étais bon qu’en éducation physique et sportive.

Darcin apprécia mal les propos de Dany. Ce jour-là, il aurait préféré entendre n’importe quel mensonge à cette vérité frustrante qu’il venait de lui dire. Joseph décela en Darcin un début d’emportement. Il avait fixé Dany du coin de l’œil avec l’envie de lui mettre son poing dans la figure parce que réagir au quart de tour était son propre. Heureusement, il dut réprimer son courroux quand les boissons furent servies.

— Dis-moi, Darcin, qu’en est-il de la fille qui t’avait remis son numéro de téléphone ? lança Joseph qui voulait détendre l’atmosphère.

— Ah, cette Rebecca ! maintenant que tu m’en parles. Elle m’avait bloqué, puis débloqué. Je suis encore dessus. Elle finira par me valider, ce n’est qu’une question de temps, répondit-il le visage rasséréné.

— Mais pour quelle raison t’avait-elle d’abord bloqué ?

— L’argent. Elle avait besoin de quelqu’un qui puisse l’entretenir, je lui avais montré que j’en étais capable.

— C’est triste de constater que la plupart des filles ont fait de l’argent le carburant de leur relation amoureuse. De nos jours, rares sont celles qui donnent leur cœur à un garçon sans évaluer ce qu’il a dans les poches. Mais bon, soupira Joseph.

 Je me moque de son cœur, Joseph ! Elle peut l’offrir à qui elle veut tant qu’elle ne me refuse pas son corps. Et pour la convaincre, je vais dépenser pour elle autant qu’elle me le demandera.

Alors que les amis buvaient, des voix se firent entendre à quelques mètres, répétant « au voleur ! » Le présumé ne mit pas du temps à être intercepté. Après avoir obliqué au pas de course vers un couloir étroit mitoyen de deux grands bâtiments qui menait à Sogafric, il avait, à contre chance, butté contre un homme alerté par les cris. « Si un homme court dans la rue, c’est qu’il a posé un acte mauvais », avait toujours pensé Joseph.

Assis à même le sol et les mains en croix derrière le dos tel un condamné tout près de sa mise à mort, le voleur n’osa tenter un quelconque mouvement pour se sortir de cette situation dont lui-même était fautif. Une petite foule s’amassa autour de lui. Pendant que les uns grossissaient le cercle des vindicatifs, les autres s’abstenaient, demeurant à l’écart et observant, bras ballants. La victime avait récupéré le téléphone que lui avait escamoté le jeune homme et se tenait désormais à distance en attendant l’arrivée des agents de police. Le voleur subit un traitement douloureux aux mains de toutes ces personnes qui avaient trouvé là, une bonne occasion de se défouler. Les uns lui donnèrent furtivement des coups de pied et les autres des baffes d’une force sonore sur le dos et sur son visage qui commença à bouffir. Un peu de sang coulait déjà aux commissures de sa bouche. Des injures continuaient de pleuvoir dans ses oreilles. L’homme qui l’avait intercepté avait les mains sur ses épaules, l’empêchant ainsi de bouger et d’éviter les coups violents qu’on lui assenait. Ses yeux en larmes et suppliants étaient devenus rouges. L’un était déjà poché. Il demandait un pardon loin de lui être accordé par ces gens dont les yeux exempts de pitié ne dévoilaient que dédain et colère à son égard. Toutes ces avanies ne s’achevèrent que lorsque les agents de police appelés plus tôt, arrivèrent enfin. En temps réel, ils le prirent et l’embarquèrent pour le poste de police. Chacun de ceux qui s’étaient faits bourreaux pour l’occasion retourna à ses occupations. « Il fallait qu’on le tue », avait-on entendu de certaines personnes.

 

Joseph, Ndossi et Mpiga, ayant manqué le bus scolaire, avaient dû prendre un taxi et rentrer à Ouellé en début de soirée.

Pendant le trajet, le chauffeur leur parlait de son cursus universitaire dans la plus grande université du pays qu’il compara d’ailleurs à une poubelle. Il disait que les réalités de cette université avaient sabordé l’admiration viscérale qu’il éprouvait avant de passer son grand portail. Soit dit en passant, il s’était inscrit non pas seulement par simple désir, mais aussi par curiosité, il voulait se faire son propre avis concernant cette université trop vilipendée. Cependant, grande fut sa déception, car son expérience ne fut pas fameuse.

Après avoir expulsé un mollard par la vitre, le chauffeur ajouta que dans cette université, il était difficile de réussir quand on manquait d’aide financière. Les étudiants ne croyaient plus vraiment en cette bourse tantôt payée tardivement, tantôt suspendue de plusieurs mois. Ce qui justifiait leur insurrection oiseuse devant le grand portail et occasionnait inévitablement des rixes avec les forces de l’ordre ameutées au plus vite.

Il poursuivit en disant qu’au bout de sa deuxième année couronnée par un autre échec, il fit des concours mais aucun n’avait abouti. Il avait même mis beaucoup d’argent sur la table pour rendre la négociation brève. Son frère lui avait dit connaître une personne de sûre pour suivre son dossier. Il fallait juste débourser la somme de 400 000 FCFA. Cependant, il s’était fait avoir par ce même frère, et par la suite, ils avaient rompu le lien fraternel.

— Ce n’est pas surprenant, ce genre de geste, coupa la femme assise sur le siège arrière à côté de Ndossi et Mpiga. De nos jours, poursuivit-elle, la notion de famille a perdu son sens. Même dans la famille on se méfie, se trompe et se gruge, on a du mal à construire une relation probe et solide parce que l’argent est toujours au centre des joutes d’intérêts individuels. Il n’est plus rare de voir les membres d’une famille devenir comme les cinq doigts d’une main qui refusent de s’abouter. Pourtant, n’est-ce pas un poing qui exprime mieux la force ? On ne fait pas un poing avec les doigts distancés, à ce que je sache.

Le chauffeur termina en disant avoir cassé le stylo et renoncé à ses études. Apparemment, il n’avait plus d’encre. Il regarda Joseph dans les yeux et lui dit avec beaucoup de ressentiment dans la voix :

— Tu sais mon petit, ça crée un malaise quand tes espoirs, tes rêves ne sont pas en phase avec la société. J’avais perdu tout espoir mais, un jour, j’ai rencontré un homme bon qui me prit comme chauffeur. Paix à son âme. Il fut mon regain d’espoir. Avant sa mort, il m’a offert un de ses plus impressionnants véhicules. Je l’ai vendu à une somme qui m’a permis d’acheter deux taxis que j’ai mis en circulation. Me voici aujourd’hui travaillant à mon propre compte. Beaucoup l’ignorent, mais le transport est très lucratif.

— Au fait, excusez-moi mon petit frère, en quel département vous étiez-vous inscrit ? lui demanda la femme.

— Celui de Droit. Ah, quel courageux et naïf fus-je, dit-il en s’esclaffant.

— Pourquoi donc ? interrogea Joseph.

— Ce département était le pire des bacs à ordures, il y avait plus d’étudiants là-bas que d’habitants à Ouellé. Le désordre était roi et la connaissance ne s’acquérait que par une minorité. Je n’ai pu réussir dans de telles conditions.

— Bien de personnes ont quand même réussi, non ? rétorqua-t-il.

— Évidemment, petit mais la liste fut non seulement minime mais aussi constituée majoritairement des noms de ceux qui avaient pris conscience que la réussite se monnaie.

— Hum. Ce n’est pas tout le monde qui pratique cela. Moi qui vous parle, j’y étais inscrite. Vous aviez peut-être mal choisi votre branche, reprit la femme.

— Vous avez certainement raison.

— En plus, c’est aussi parfois dû au niveau véritable de chacun. Nombreux échouent à l’université parce qu’ils ne font pas toujours le bon choix. Ils s’inscrivent dans des départements de manière irréfléchie, sans même s’être imprégnés des atouts recommandés. J’avais un ami qui s’était inscrit au département de Littérature Africaine alors qu’il n’avait même pas lu plus de cinq classiques de cette littérature. Et n’étant pas d’ailleurs un féru de lecture, comment aurait-il pu s’en sortir ? Les gens ont aussi tendance à penser que toutes les expériences sont communes. Moi je dis toujours qu’à chacun son expérience. Je suis la preuve vivante qu’on peut réussir malgré les difficultés que l’on rencontre là-bas.

Au même moment que la femme finit d’opiner, le véhicule passa le chemin de fer. C’est à cet endroit qu’on avait enregistré le dernier accident qui avait coûté la vie à deux jeunes gens. Il faisait nuit quand le véhicule en provenance de « La ville des oiseaux » passa sur la voie ferrée. Au même moment, le train avait surgi et, en une fraction de seconde, avait propulsé violemment le véhicule à quelques mètres plus loin. L’un des passagers était mort sur-le-champ tandis que l’autre, qui avait été conduit aux urgences, trouva la mort un jour plus tard. Le véhicule, qui était là sur les lieux de l’accident, servait encore de témoignage de cette collision mortelle, plissé et en piteux état. Sa vue incitait probablement les chauffeurs à redoubler de vigilance au volant.

 

Otima était plongée dans ses cahiers au salon quand Joseph arriva. Les vacances ne la concernaient pas puisqu’elle était en classe d’examen. Tous les jours, elle était plongée dans ses exercices. Elle passait des nuits blanches pour étudier. Elle n’avait pas le temps d’être oisive. Elle tenait fermement à obtenir son baccalauréat car, disait-elle, « Il n’y a pas une classe plus pénible et stressante au lycée que la terminale. Il est hors de question que je la refasse. » Plus studieuse que sa jeune tante, Joseph ne connaissait pas. Mais, Otima n’était pas juste intelligente. Elle avait d’autres qualités. Avec une voix d’une douceur sans pareille, elle avait intégré très jeune la chorale de la chapelle Sainte-Marie. Aussi, elle avait des mains habiles ; celles-ci étaient deux artisanes de la coiffure. Otima pouvait réaliser des chefs-d’œuvre sur n’importe quelle tête. Le domicile de Ma Binongui ressemblait très souvent à un salon de coiffure vers où affluaient presque toutes les filles du huit-palmiers et de la cité 30 décembre. De nature compréhensive, Otima était telle qu’elle ne critiquait jamais et préférait le silence aux palabres même quand elle avait raison. Elle était estimée par de nombreuses mamans d’Ouellé en raison de ses attributs de fille exemplaire.

Une heure plus tard, pendant que Joseph était en train de visionner une émission de football, Otima vint près de lui et lui dit :

— Tu comptes faire quoi ces vacances ? Ne penses-tu pas à faire une activité pour préparer l’année prochaine ? Tu sais bien que ce n’est pas facile pour maman.

Si Ma Binongui n’avait pas interdit à son petit-fils de travailler à la campagne pendant les vacances, il aurait certainement postulé comme Ndossi et la majorité des jeunes d’Ouellé. Pendant la campagne sucrière qui avait lieu une fois par année et qui s’étalait sur une période de quatre à cinq mois, l’usine employait une main-d’œuvre supplémentaire. De jeunes hommes venaient même des quatre coins de l’horizon.

Beaucoup de décès étant survenus pendant les précédentes campagnes sucrières, Ma Binongui ne voyait pas d’un bon œil cette usine qui était le moteur d’une activité agricole extrêmement lucrative. La Sucaf (Sucrerie d’Afrique) produisait près de vingt-cinq mille tonnes de sucre par année.

L’attention de Joseph avait immédiatement été happée par deux rats sortant de la cuisine qui se baladaient au salon à l’instant où Otima lui avait parlé. Ces deux bestioles étaient insignifiantes en comparaison aux mastodontes qui flânaient rarement sous leurs yeux. Il y avait des jours où, Ma Binongui, achetait du poison pour rats. Une sorte de poudre noire qu’elle versait dans des plats et déposait dans divers coins de chaque pièce de la maison afin de la dératiser. L’invite à en bâfrer restait un succès moyen. Tous ne prenaient jamais part au banquet.

— Tu as même compris ce que je viens de dire ?

— Oui, j’ai compris. Écoute, il y a un championnat qui se déroulera bientôt. Les vainqueurs obtiendront une somme de 500 000 FCFA. Le remporter me permettra cela, répondit-il après avoir quitté des yeux les deux bestioles qui avaient fini par prendre la direction du couloir. Il se demanda intérieurement dans laquelle des chambres elles s’étaient rendues.

Il arrivait parfois à la Sucaf d’organiser un évènement durant les vacances, au grand plaisir de la jeunesse d’Ouellé. Les précédentes vacances, elle avait organisé un cross auquel tous les âges prirent part. Cette fois-ci, elle avait décidé d’organiser un championnat de football.

— Ton football et toi ! Et si vous ne le remportiez pas ? Tu pourrais aussi te consacrer de nouveau à la pêche comme les vacances dernières puisqu’elle te rapportait assez.

— On va le gagner. J’ai confiance en tous mes coéquipiers.

— Et dans le cas contraire ?

— Je m’appliquerai à la pêche.

— Bien !

Ma Binongui entra, et se dirigeant vers sa chambre, elle leur informa du programme de demain.

De retour au salon, elle demanda qu’on zappât de chaîne ; elle voulait visionner un film à Nollywood, sa chaîne préférée, laquelle diffusait des films nigérians à tout bout de champ.

Son film terminé, Ma Binongui se retira dehors pour fumer une Dunhill qu’elle divisa avant, en deux. Elle fuma une partie et conserva l’autre pour un autre soir. Fumer était devenu son péché mignon depuis la mort de son mari. Elle le faisait trois fois par semaine. Joseph et Otima avaient maintes fois conseillé à Ma Binongui de cesser. Elle l’avait fait un moment. Une abstinence que tous les deux croyaient définitive mais qui ne dura qu’une semaine. « Chassez le naturel, il revient au galop », disait Otima.

Ma Binongui était une femme de la cinquantaine révolue, pas très grande. Son corps, encore en bon uniforme, témoignait d’une beauté que le temps avait eu du mal à faner. Les racines grisonnantes qui avaient poussé sur sa tête se comptaient à peine. Elle avait travaillé durant une dizaine d’années comme technicienne de surface dans une société de service dont l’un des sièges se trouvait à « La ville des oiseaux » Cela faisait seulement cinq ans qu’elle avait pris sa retraite. Depuis, elle s’était entièrement adonnée aux travaux champêtres.

 

Le lendemain matin, Otima cogna à la porte de la chambre de Joseph et le somma de s’apprêter. Le départ pour la brousse n’allait pas tarder. Joseph était peut-être énergique lorsqu’il s’agissait d’entraînements footballistiques mais en ce qui concerne le travail champêtre, il faisait partie des jeunes les plus paresseux du quartier. Il vitula à se lever du lit. Si Ma Binongui n’était pas venue elle-même devant la porte de sa chambre lui demander de poindre dehors dans pas moins de deux minutes, il aurait certainement continué son paisible sommeil.

S’étant levé, il étira ses bras tel « Le Christ rédempteur à la croix », expulsa de ses doigts la chassie collée au coin de ses yeux semblable à de la résine sur du bois d’okoumé. Le corps faible et la tête encore vide de pensées, il traîna doucement le pas vers la fenêtre et présenta son visage plissé au-dehors que le soleil levant venait d’enrober de sa faible clarté. Ses yeux se refermèrent un laps de temps aussitôt que sa bouche s’ouvrît aussi grandement que celle d’un hippopotame pour libérer un tiède bâillement. Sorti de sa chambre, il se nettoya le visage et les dents avant de mettre des vêtements pour l’occasion ; un jean délavé et quelque peu déchiré surmonté d’un tee-shirt dans le même état. Il avait aux pieds des bottes qui avaient appartenu à son grand-père.

Les femmes avaient pris le chemin du marché pendant que Joseph s’était pressé chez le vieux Ivela récupérer la hache.

La maison du vieux Ivela était à l’entrée du quartier. C’était un retraité de la Sucaf. Avec sa femme, Ma Kengue, il avait eu sept enfants dont un était décédé. Malgré sa soixantaine, il pouvait encore surprendre les jeunes par cette force juvénile que le temps n’avait pas destituée à son corps. Le vieux Ivela aimait le travail champêtre. Ses épaules, vieilles, mais ni paresseuses ni fatiguées, pouvaient encore soutenir un grand bois que ses mains abattaient à coups de hache. La force dont il disposait encore pouvait équivaloir celle d’un homme à la vingtaine d’années.

Autre chose à savoir sur le vieux Ivela était son expertise dans le domaine de la circoncision. Cela lui avait d’ailleurs valu le statut de l’homme le plus craint par les garçonnets d’Ouellé. Particulièrement, ceux qui n’étaient pas encore circoncis. Ces derniers éprouvaient de la peur à son égard lorsqu’ils le voyaient. Le plus drôle, c’est que certaines mères exploitaient cette peur. Pour assagir leurs petits inobédients, elles prononçaient une phrase dans laquelle était inclus le nom du vieux Ivela. Par exemple, lorsque certains refusaient de prendre leur douche, elles disaient à ces derniers que s’ils ne s’exécutaient pas, elles appelleraient immédiatement le vieux Ivela pour venir couper leur « zizi ». Le simple fait d’entendre son nom faisait fuir les apeurés qui se mettaient déjà à trembler, avant de s’exécuter finalement.

Pendant que Joseph marchait, le jour de sa circoncision lui revint en mémoire.

Ce jour-là, deux personnes étaient venues le chercher à la maison sous les yeux de ses grands-parents, demeurant cois. On le conduisit chez le vieux Ivela. Joseph âgé de huit ans comprit très bien que son tour était arrivé. Se retrouvant alors tout nu, il n’arrivait plus à bouger ses membres. Ce n’étaient plus juste deux personnes qui le tenaient fermement mais quatre. Il ne pouvait plus se débattre, sinon crier à s’époumoner. Le vieux Ivela s’était approché de lui, s’était abaissé comme une sage-femme, avait saisi son sexe et avait étiré le prépuce avant de le lacérer en un geste éclair. Jamais Joseph n’avait autant crié de sa vie. Si son cri, lors de sa dernière bastonnade, n’était pas sorti du périmètre de leur cour, ce ne fut pas le cas ce jour-là. Il avait crié de douleur et cette fois-ci, son cri s’était bien fait entendre dans tout le quartier. Une fois terminé, le vieux Ivela avait enveloppé son prépuce dans une feuille d’arbre. Joseph ne sut jamais ce qu’il en fit. Puis, avait essuyé son petit couteau maculé de sang en lui disant :

« Maintenant que tu es un homme, plus jamais de ta vie tu ne crieras ainsi. »

Joseph sut plus tard que si le plus grand cri de la femme s’entend à son premier enfantement, celui de l’homme s’entend à sa circoncision. On avait enduit son sexe d’une substance dont il ignorait la nature et le lui avait bandé. Le soir, il eut droit à un repas copieux. Il avait mangé comme jamais auparavant. Le pagne était devenu dès lors son seul vêtement. Il en portait tous les jours et sa main devait le tenir levé au niveau de l’aine à tout moment pour qu’il ne touche pas son sexe car tout contact ravivait la douleur. Il marchait lentement, prêtant beaucoup d’attention à chaque mouvement qu’il faisait. Cette situation avait des avantages dans la mesure où il se vit plus choyé et exempté de tous travaux et commissions de la maison. Mais jouer avec ses amis lui manquait. Il ne pouvait plus s’adonner à certaines activités puisque son état ne le lui permettait pas ; seulement, rien ne l’empêchait d’aller au stade du quartier pour assister ses camarades jouer. Mais après avoir subi des moqueries de leur part, il avait préféré être cloîtré à la maison jusqu’à sa guérison. L’étape la plus douloureuse était certes passée, mais celle de la guérison n’était pas une mince affaire, elle lui avait valu à nouveau tellement de larmes. Pendant près d’un mois, il avait subi un calvaire entre les mains de Ma Binongui. Elle enlevait la bande tous les deux jours, nettoyait la plaie, appliquait la substance et remettait une nouvelle bande jusqu’à ce que la blessure eût guéri.

 

Sorti de son souvenir, il prit la hache et retrouva les femmes au marché où nombreuses personnes attendaient un moyen de locomotion. Papa Saga qui était l’un des hommes qui transformaient de temps à autre son véhicule pour le transport les conduisit. Ils étaient une dizaine, derrière son véhicule avec aucune liberté des mouvements de membres. Certains assis et d’autres debout, les mains agrippées aux barres de fer.

Pendant le trajet, la femme de papa Saga, Ma Ndjôghô semblait se plaindre de quelque chose. Elle discutait avec son compagnon dont l’attention était partagée entre le volant et elle. Joseph étant debout avec les yeux dans l’habitacle le remarqua.

Le véhicule avait roulé plus de quinze minutes avant d’atteindre leur destination. Une fois descendus, papa Saga continua la route. Et dire qu’il y avait tant d’autres plantations qui se trouvaient à des distances bien au-delà.

La famille emprunta une petite piste pour se retrouver dans la grande forêt. La distance qu’il fallait parcourir avant d’atteindre la plantation de Ma Binongui frustrait et décourageait bougrement Joseph. En plus de la distance, il y avait les obstacles qui parsemaient le chemin. Les grands arbres couchés, les branches épineuses qui s’entremêlaient et obstruaient le passage qu’il enjambait sans cesse. Les herbes sauvages et piquantes, les mille-pattes qu’il croisait toutes les minutes. Les moucherons qui volaient tout près de ses oreilles avec leurs bourdonnements incessants et agaçants. Et par-dessus tout, les longues pentes.

Joseph et les femmes marchèrent durant plusieurs minutes et il était déjà épuisé par la marche. Il ne fut soulagé que lorsqu’ils traversèrent la rivière sur un gros bois étalé qui servait de pont. Il savait qu’ils étaient à présent à moins de cinq minutes de la plantation. Mais le plus difficile pour lui allait commencer. La plantation de Ma Binongui était vaste. Elle y avait planté du maïs, tubercule et une variété de légumes. Près d’un an après que le manioc eut été planté, l’heure de la récolte était arrivée.

Le travail de Joseph consistait à excaver la terre et déraciner le manioc avant de descendre un peu plus bas pour abattre un bois qu’il rapporterait à la maison. Ceci était moins pénible que transporter, comme Ma Binongui et Otima, un lourd panier de manioc à la rivière, et ce en effectuant plus de dix tours.

Quelques heures plus tard, Joseph descendit chercher du bois. Après quoi, la famille quitta la plantation et fit escale à la rivière. Là, Joseph plongea tout le visage et prit une goulée d’eau, tellement il avait soif. Le manioc déraciné fut mis dans des sacs blancs, trempés et attachés aux grandes racines d’un bois, dans la rivière. Après cela, ils regagnèrent la route pour attendre un véhicule qui ne tarda pas à apparaître.

 

À la maison, Joseph prit un bain et décida de se reposer. Le labeur de la matinée se ressentait encore sur son corps. Il se réveilla vers seize heures. Sortant de sa chambre, il vit Ma Binongui qui posait des plats empoisonnés dans certains coins du salon. La maison avait encore besoin d’être dératisée.

Cette maison était d’aspect, extrêmement modeste. Construite en brique, planche et contre-plaqué. Le style « mi-dur » comme on appelle communément. Le côté du bois n’était plus d’ailleurs aussi rude et éclatant. Le temps l’avait décati. Certaines planches rangées par des termites avaient été bandées par des tapis épais et durs. Les tôles qui avaient perdu leur éclat étaient percées à quelques endroits. Ce qui faisait qu’à chaque pluie, certaines pièces de la maison se retrouvaient submergées si on ne se précipitait pas d’accueillir les gouttelettes avec de gros récipients. Comme il y avait des trous et immenses ouvertures de part et d’autre sur les planches qui surmontaient les briques, certaines bestioles à l’instar des rats y entraient en catimini et devenaient ainsi leurs colocataires. Le dedans était encore moins pittoresque que le dehors. Le salon pourvu d’un décor qui faisait émerger la nostalgie en raison des photos du grand-père et de la jeune mère de Joseph collées au mur n’était pas très spacieux. Une grande armoire trônait dans un angle de la pièce, trois vieux coussins tellement fendillés que Ma Binongui vêtait de pagnes, disposés devant la télévision et quelques chaises de lianes cerclant une table basse dans un autre angle. Seuls meubles mais suffisants pour cette pièce de la maison. Une cuisine exiguë n’avait pu permettre la présence qu’à un congélateur, un réchaud posé sur une vieille table de bois et un panier d’assiettes. Les marmites trouvaient leur place, accrochées sur les pointes clouées au mur de bois. Un étroit corridor qui séparait quatre chambrettes s’achevait à la porte d’une douche. Les w.-c. entre des murs se trouvaient à quelques mètres derrière la maison. Il y avait en plus de la cuisine interne, une externe en tôle et planche qui trônait tout près dans la cour.

Quelque temps après, Joseph quitta la maison pour se rendre à la cité 30 décembre.

Pendant les vacances, les activités divertissantes ne manquaient pas à Ouellé. Sur chaque pelouse qui tenait lieu de cour à la cité 30 décembre, on pouvait voir de jeunes garçons jouant au football. D’ailleurs, en cette période, un championnat était toujours organisé en leur honneur : le championnat de cannes à sucre. L’équipe finaliste obtenait en récompense plusieurs cannes à sucre accompagnées d’une enveloppe de 5000 FCFA tout au plus. Outre, cette activité, ils s’adonnaient aux parties de billes, à la réalisation de cerfs-volants ou dans plusieurs manières de construire des voitures. L’une d’entre elles était à base de boue. On prenait de la boue, la malaxait comme de l’argile, façonnait une carrosserie qu’on posait sur une boîte de sardines vide. L’autre conception était celle avec des bambous de Chine, laquelle, d’ailleurs, était la plus complexe et difficile. Il fallait être un vrai artisan pour créer un modèle qui ferait sensation.

Les filles, de leur côté, s’adonnaient à la corde à sauter ou à des concours de danse, lesquels se faisaient entre secteurs.

La cité 30 décembre était assez grande et séparée en trois grands ensembles de secteurs par trois routes. Ainsi, pour faciliter la localisation, les jeunes d’antan, qui étaient férus de football avaient trouvé un moyen d’identification. Ils avaient attribué à chaque secteur un nom imaginaire ou tiré de la réalité.

Dans l’ensemble des secteurs, côté gauche, le premier secteur fut nommé « Le club des stars » ses bâtiments étaient les premiers que l’on voyait quand on prenait le chemin de la cité 30 décembre (quelle que soit la route.) Il était suivi par « Le Brasil » et « Le foot de rue » Dans l’ensemble des secteurs, au milieu, il y avait trois secteurs également, lesquels furent nommés « Le Barcelone FC », « Le FC Étoile » et « Le Cameroun ». Enfin, dans l’ensemble des secteurs, côté droit, constitués particulièrement de bâtiments peints en rose, c’étaient « Le Réal » et « La Tunisie ».

Quand Joseph se rendait à la cité 30 décembre, c’était pour voir les jumeaux résidant, eux, dans le secteur dit « Cameroun ».