En ce matin dominical, Ma Binongui et Otima s’apprêtaient pour la messe. Joseph aussi décida d’y aller au grand étonnement d’Otima. Il n’y était plus allé depuis un mois. Pendant qu’ils marchaient comme tant d’autres familles, car il n’y avait pas de taxis de circulation à Ouellé comme on en voit dans les villes, Otima fredonnait une louange. Dissiale et elle faisaient partie de la chorale de la chapelle Sainte-Marie.
La messe avait à peine débuté quand ils arrivèrent. Otima s’installa dans la rangée des choristes. À ce moment, le prêtre disait que la pauvreté ne devrait ni astreindre l’homme à cheminer sur la mauvaise voie pour quelques glorioles de ce monde, ni être un prétexte pour lui d’user de moyens guère appréciables par Dieu, juste par ce qu’il désire ardemment s’offrir les trésors terrestres. « Alors, Dieu est si bon qu’il bénit les uns et condamne les autres dès la naissance ? Dans ses plans, Il fait le choix de déposer l’innocence dans la souffrance, et plus tard quand cette innocence se mue en indécence, jusqu’à ce qu’elle ne soit pas recouvrée, l’homme est indigne de fouler son subséquent habitacle à sa mort, et est promis aux tourments éternels ? » s’interrogea sourdement papa Saga qui était près de Joseph avec sa femme.
Puis, des minutes plus tard, le prêtre dit : « Un jour, la mort se présenta à un impénitent. Celui-ci fut saisi de stupeur. Elle lui dit : “Ne crains rien. Ce n’est guère ton dernier jour. Je suis juste venue te prévenir. Demain à midi pile, je viendrai t’arracher à la vie.” À la nuit tombée, l’homme ne trouva point de sommeil, il se demandait ce qu’il pouvait bien faire de ses dernières heures. Mais comme on dit, la nuit porte conseil. Dès l’aube, il se prosterna et pria avec fermeté. Il demanda le divorce avec le péché dont il avait été l’époux fidèle toute sa jeunesse. Mais quand vint l’heure, la mort ne se pointa pas. Alors, il la vitupéra de lui avoir menti et retourna conquérir le péché qu’il avait quitté. » Après cette anecdote du prêtre, Joseph avait détourné l’oreille à la morale qui en résultait. Son attention avait été captivée ailleurs, sur une jeune fille brune, dont le visage lui était inconnu. Comme elle portait des verres, il la trouva singulière. « Elle doit certainement être vacancière », se dit-il.
Dès lors, tout ce dont parlait le prêtre devenait moins audible à ses oreilles. Jusqu’à ce que la messe terminât, il n’avait pas quitté du regard la jeune fille. Et, elle ne s’en était même pas aperçue. Son regard sur elle fut quelque peu désorienté à la fin de la messe, quand le prêtre sortit suivi par les enfants de chœur. Elle ne se trouvait plus à l’endroit où elle était assise. « Elle est certainement déjà partie », pensa-t-il.
Dehors, les gens discutaient. Joseph et Ma Binongui attendaient Otima pour rentrer à la maison. La chorale avait une petite réunion. Quand Otima sortit de l’église, elle n’était pas seule, Dissiale et la fille qui avait retenu l’attention de Joseph, quelques minutes plus tôt, l’accompagnaient sans venir vers eux. La jeune fille était vêtue d’un jean bleu (avec des fantaisies au niveau de la cuisse en tombant vers les genoux) surmonté par un haut noir dont le tissu s’apparentait à une toile ; il laissait à découvert ses épaules. Il y avait une osmose de couleur avec son haut, le foulard qui retenait ses cheveux à la nuque et la petite sacoche qu’elle avait en bandoulière. Involontairement, son regard avait rencontré celui de Joseph. Un regard bref et furtif, mais pas moins significatif pour Joseph qui avait affiché un sourire.
À la maison, Joseph demanda à Otima si elle connaissait bien la fille qui était avec Dissiale. Elle répondit qu’elle ne la connaissait pas encore assez puisqu’elle l’avait rencontrée ce jour même. Elle ajouta que cette dernière était la cousine de Dissiale, venue passer les vacances. Elle voulait intégrer la chorale, d’où sa présence à la réunion.
À quatorze heures tapantes, le vieux Ivela de retour de la brousse avec son fidèle compagnon firent escale au domicile de Ma Binongui. Son champ se trouvait à plusieurs kilomètres. Pourtant, c’était toujours à pied qu’il s’y rendait tous les jours. Le dimanche n’était pas exclu. Ce chemin devait désormais lui être anodin avec l’habitude. Son chien se mit à renifler Joseph en remuant lestement vers la droite, sa queue amputée au bout.
Joseph n’était pas un étranger pour cette bête d’environ neuf ans, à la livrée noire, et à qui le vieux Ivela avait donné le nom de Cosmos.
Cosmos était docile, le vieux s’était occupé de lui depuis des années. Il n’était encore qu’un chiot. C’était l’un des chiens les plus vieux du quartier et qui plus est, il n’avait pas perdu de son agilité et embonpoint contrairement à d’autres chiens étiques. Sa queue amputée quelques mois après sa naissance était, disait le vieux, pour qu’il demeure à jamais féroce. Quand certains chiens aboyaient devant les passants sans jamais mordre, Cosmos, lui agissait. Il ne s’abstenait pas de planter ses crocs émoulus dans la chair humaine. Des victimes, il en avait tant fait. Notamment Mpiga, quelques années auparavant. À cause de cette bête, de nombreuses personnes, particulièrement celles qui ne lui étaient guère familières redoutaient de se rendre chez le vieux Ivela. Même passer aux abords de son domicile n’était pas chose aisée. Il était planté à l’entrée de la concession un écriteau de bois sur lequel on pouvait lire : « Attention chien méchant ! »
Le vieux Ivela déposa devant Ma Binongui des feuilles de sclerosperma. Il arrivait fréquemment que ces feuilles ne soient pas la seule nécessité que le vieux rapportait de la brousse, mais aussi quelques litres de vin de palme. Il retira ce qui servait de bouchon à sa dame-jeanne contenant le précieux liquide et, après avoir laissé tomber quelques gouttes au sol en l’honneur des mânes, il dit à Joseph :
— Eh ! le mulâtre, prends un verre.
Les effluves qui émanaient contraindraient tout homme du troisième âge du quartier à y succomber. Malheureusement, aussitôt que le mulâtre, comme il l’appelait, rapporta un gobelet, Ma Binongui lui jeta un regard qui en disait long. Cela amusa le vieux Ivela qui trouva incompréhensible que Joseph n’eût pas l’assentiment de boire de ce vin naturellement fermenté qu’il trouvait bien sain et plus succulent que les spiritueux que vendaient les bars d’Ouellé.
Cet après-midi-là, Ma Binongui avait préparé des feuilles de manioc et des ignames qu’elle lui servit. Il ne se fit pas prier avant de manger.
En début de soirée, Joseph sortit avec des baskets aux pieds, un short et une simple chasuble. Il lui arrivait quelquefois de faire du footing avec Ndossi et Mbou, le frère jumeau de Mpiga. Ils faisaient le tour d’Ouellé en deux heures maximum et avaient comme centre de départ le carrefour. Mpiga, à leur grand étonnement, décida d’être de la partie.
Ils prirent premièrement la direction des trois poteaux, celle qui menait à la sortie d’Ouellé. Trente minutes étaient le temps estimé pour un aller-retour. Lorsqu’ils achevèrent ce trajet, ils entamèrent le second, celui qui aboutissait à l’usine. Après plus de deux heures en mouvement, ils firent halte au grand stade en face du Foyer des travailleurs, à la demande de Mpiga au bord de l’abandon. Il n’était pas habitué à une activité qui demande autant d’endurance.
— Avez-vous vu la cousine de Dissiale ? interrogea Joseph.
— Pas encore, Dissiale m’en a parlé. Elle est arrivée il y a quelques jours, et déjà, tous les jeunes du « Club des stars » veulent d’elle. Ça raconte qu’elle est vachement belle, répondit Mbou.
— Moi, qui l’ai vue aujourd’hui, peux vous l’assurer.
— Tu en sembles amoureux, reprit Mpiga.
— Mais non…
— Tu as les yeux qui scintillent tout à coup, à qui veux-tu faire croire le contraire ? lâcha Ndossi.
— En tout cas, je t’invite à tenter ta chance. Avec beaucoup de tact, tu parviendras peut-être à l’intéresser, ajouta Mbou.
Joseph sourit. Il ne put cacher son enthousiasme.
Les quatre amis étaient en nage, altérés. Mpiga était épuisé, à bout de souffle et avait les jambes presque tremblantes. Les autres avaient le mental bien au-dessus du sien. Après tout, ils étaient déjà habitués à une telle activité physique puisqu’ils pratiquaient le football contrairement à lui qui avait plutôt de l’attrait pour la danse.
Joseph, Mbou et Ndossi semblaient à ses yeux ahuris, ne même pas s’efforcer de maintenir leurs corps droit et ferme, ils n’avaient pas l’air aussi vanné que lui qui dut faire un effort supplémentaire pour venir à bout du second parcours. Leur footing s’acheva vers dix-huit heures.
En marchant pour le quartier, une voix à proximité se fit entendre. « Repentez-vous ! Repentez-vous ! »
— L’envie de le rouer de coups me démange, fit Mbou en haussant les épaules.
— Jamais, tu ne cesses avec ce comportement, lui demanda Ndossi.
Ndossi, qui était l’un des fils du vieux Ivela, avait un an de plus qu’eux. De plus, il était le plus costaud et le plus fort. Mais, même en faisant abstraction de sa force, il arrivait à influencer en ayant juste recours à sa voix rauque des personnes deux fois plus âgées que lui. Outre, Ndossi était quelqu’un de réfléchi et pondéré. Même quand ses grandes oreilles étaient le sujet des moqueries, il savait se maîtriser. Sous sa carrure intimidante se cachait un doux agneau qui rebutait vertement la violence. Il était pacifique contrairement à Mbou l’impulsif qui aimait les castagnes. Mbou avait pour particularité d’être si belliqueux que même pour un mot de travers pourtant ironique, il mettait à quiconque son poing dans la face. Cette propension à toujours en découdre lui avait valu quelques exclusions temporaires au collège Ouellé-Sucaf. Contrairement aux autres qui avaient choisi de faire une série Littéraire après le collège, lui, il avait opté pour une série Technique. De ce fait, il était allé poursuivre le second cycle dans « La ville des oiseaux ». Le moins qu’on pût dire, c’est que le caractère de Mbou était en contradiction avec celui de Mpiga. N’eut été leur ressemblance, on les aurait pris pour de parfaits étrangers.
— Et dire qu’auparavant, c’était un dealer dans la cité, un voleur omnivalent. Je me souviens encore de ce jour où il sortit de notre maison, le derrière à découvert et brûlé.
— Comment oublier une telle histoire ? Quand il avait été ligoté avant que le défunt tonton Itsoma ne déposât son fer à repasser sur son fessier, quelle triste histoire ! coupa Ndossi.
— Le pauvre. Ce jour-là, son cri s’entendit dans tout Ouellé. Ah, notre père était si ferme, ajouta Mbou avant de se gausser.
Le père des jumeaux avait trouvé la mort à l’usine. Une machine s’était effondrée sur lui. De son vivant, il était de la trempe du père de Dissiale. Il ne plaisantait pas avec les frasques. Les jumeaux avaient connu une formation de militaire.
— Il est vrai que nous nous réjouissons que la prison l’ait changé. Le fervent voleur est devenu un fervent chrétien mais franchement, toutes ces idées divines qu’elle a mises dans sa tête me saoulent déjà. Pas un seul jour, nos oreilles ne peuvent être à l’abri de sa voix qui se dit conductrice vers le salut, reprit Mpiga.
— Ce n’est pas dans la bouche d’un falsificateur de versets bibliques que nous trouverons le salut en tout cas, ajouta Mbou.
— Comprenez aussi qu’il n’a pas eu une enfance facile. Faisons au moins montre de compréhension. Cessons de le juger aussi durement pour son passé. Il est à présent un oint du Seigneur, il n’y a rien de mal à cela ? opina Joseph.
— Puisqu’il est le berger et nous les ouailles, réjouissons-nous de sa voix dans nos oreilles, lâcha Mbou tout en riant de plus belle.
— Ainsi soit-il, dit son cadet en bravant ses deux mains vers le ciel déjà tout assombri.
La voix du jeune évangéliste régressait au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il disparut enfin sous leurs yeux. Comme d’habitude, il venait de faire la ronde dans tous les coins d’Ouellé pour partager la « Parole de Dieu. » Allant au quartier, ils passèrent près de La Canne, le snack-bar de Séti, l’aînée des enfants du vieux Ivela.
Ce n’était pas juste un endroit où l’on venait s’asseoir et boire des heures durant. C’était le lieu où on épiloguait sur des histoires vraies comme fausses. Tant que l’une d’elles amusait, choquait ou attristait celui à qui on la racontait. Rumeurs ou informations vérifiées ? Qui s’en préoccupait vraiment ? En tout cas, pas celui qui avait déjà plié au moyen de ses dents, deux à trois bouchons. D’ailleurs, c’était comme cela au pays, les gens ne croyaient qu’en ce qu’on voulait leur faire croire. Joseph se désolait de leur esprit critique trop puéril. On pouvait raconter autrement une scène ou la filmer puisqu’ayant été parmi les témoins oculaires, y mettre la cause qu’on voulait en se passant de la vraie quand on allait la partager à ceux qui l’ignoraient, ils y croyaient sans le moindre doute.
— Plus jamais ! dit Mpiga qui se précipita sur le bidon rempli d’eau fraîche que Joseph s’était empressé d’aller chercher.
— Tu es très faible mon frère, ce genre d’activité devrait te fortifier. Si tu avais commencé cela depuis avec nous, tu tiendrais encore sur tes deux jambes à ce moment précis, répondit Mbou en se vantant.
— Ça y est, prends-toi déjà pour un grand athlète, intervint Otima en se dirigeant vers la cuisine externe.
— Mais je le suis, Otima.
— Veuillez m’excuser alors, monsieur Usain Bolt, répliqua-t-elle.
Au milieu de la nuit, alors qu’il dormait, Joseph fut subitement expulsé de son sommeil. Il crut voir la porte s’ouvrir et le corps de la jeune inconnue poindre et s’avancer vers le lit. Il pensa la voir en chair et en os mais, ce n’était qu’une sublime illusion ou plutôt, la cendre d’un rêve avorté.
En même temps, à la cite 30 décembre, au secteur dit « Club des stars », Isabel se trouvant encore éveillée avec Dissiale éprouva une once d’agrément quand l’image du garçon qu’elle avait vu à l’église s’immisça dans sa pensée. Elle pensa à son corps élancé et mince, ses lèvres fines de la même couleur qu’une rose, à sa peau claire et ses cheveux bouclés. Mais l’aspect qui avait plus marqué Isabel, c’était la couleur marron de ses yeux.
— Quelle est la raison de ce sourire ? demanda curieusement Dissiale, avec qui elle partageait la chambre.
— Une image un peu trop encombrante, répondit-elle simplement avant d’expectorer de sa pensée, cette image de Joseph.
Au bout du compte, elle estima qu’il n’y avait aucun intérêt à s’attarder là-dessus.