Chapitre 4

 

 

 

Joseph quitta la maison très tôt pour la Lebombi, l’une des rivières d’Ouellé. L’usine allait sonner six heures trente dans un quart d’heure. Tout placide, il descendit le monticule qui donnait à la Lebombi. De cette rivière à la maison, il n’y avait que quelques pas à effectuer. Néanmoins, la marche était quelque peu pénible. La canne à pêche dans une main et l’anse d’un tout petit seau contenant des lombrics et de la terre noire dans l’autre, il avançait pas à pas vers la rivière dont le bruit devenait de plus en plus audible.

Quand il arriva, il retroussa son pantalon jusqu’aux jarrets et s’avança à la rivière. Son pied prit un frisson au contact de sa température, l’eau était à ras de ses mollets. Il y avait une multitude de grosses pierres qui se montraient partiellement à la surface, Joseph s’assit sur l’une d’elles et là, dans une posture adéquate et plus aisée, il prit un lombric qu’il fixa à l’hameçon. Ceci servait d’appât alléchant pour les poissons. Puis, fit immerger le bout de la canne à pêche dans l’onde. Il ne s’entendait aucun bruit de ces espèces arboricoles autre que celui que faisait la rivière, comme s’ils étaient encore en plein dans leur sommeil. Le silence des habitants de ce lieu boisé réconfortait plus qu’il ne faisait peur. Bien qu’étant le seul homme sur place, Joseph avait acquis le courage avec l’habitude.

Plus jeune, il venait ici en compagnie de son feu grand-père. C’était lui qui l’avait initié à la pêche, comme à tant d’autres activités car disait-il : « L’instruction scolaire ne suffit pas toute seule à faire un homme. »

Après plus de deux minutes, il ressortit le bout de sa canne à pêche. Un poisson gesticulait, les nageoires accrochées à l’hameçon. Un moment plus tard, il eut les yeux immobiles sur un paysage qui rehaussa le contentement de son visage. L’horizon avait cette force-là de ravir, à son cœur, toutes les préoccupations qu’il cadenassait. Au-dessus de sa tête, le ciel avait déjà commencé sa moisson éparse de gros nuages. Le bleu azur dont il était de couleur l’émerveillait autant que les branches sommitales des arbres alentour en funambule. Dans le ciel, les oiseaux semblaient narguer les hommes. De les voir voler de concert et avec une telle aisance, il fut jaloux. Dans cet espace où ils ébattaient leurs ailes, il n’y avait pas de frontières, ils volaient vers d’autres cieux lointains en toute liberté, avec l’aide et la compagnie fidèle du vent, là où la vie leur serait plus agréable. « Ça aurait été merveilleux, pensait-il, si les hommes avaient reçu cette capacité de sillonner les cieux. » Il aurait exploré coins et recoins de ce monde. Il aurait été le nomade le plus insatiable, se serait lancé dans de longues pérégrinations.

Joseph retira son regard du ciel et le ramena sur la rivière. Sa canne à pêche bougeait sous l’eau ; signe d’une seconde prise.

Quand le soleil déjà haut dans le ciel réchauffa la rivière, il avait déjà assez de poissons pour reprendre le chemin de la maison. Il était satisfait d’en avoir eu une vingtaine. De quoi en tirer une belle somme au marché. Le poisson était ce dont raffolaient le plus les femmes d’Ouellé.

 

Joseph parti, des jeunes de la cité 30 décembre et du huit-palmiers le remplacèrent. Parmi eux, le petit fils de Ma Kengue, Petit Beni et le puîné de Dissiale. Ces garçons avaient reçu, de leurs parents, l’interdiction formelle de venir se baigner à la Lebombi. C’était une rivière dangereuse contrairement à celle de Mbami. Ici, le courant était fort entraînant. Mais, en catimini, ils y venaient toujours. Un jour, Ma Kengue découvrit que son Petit Beni avait l’habitude de s’y rendre avec ses amis. Ce qu’il avait catégoriquement nié. Pourtant, son visage, ce jour-là, déjà montrait des signes. Amusée, Ma Kengue le tint le bras et le lui plissa. Immédiatement, il révéla une blancheur suspecte. Une manière à elle de vérifier s’il avait raison ou pas. La nouvelle couleur sur le bras de ce dernier était une preuve irréfutable. Ce jour-là, elle le frappa à coups de trique. Ma Kengue croyait, de cette manière, occire l’amour qu’avait son petit-fils pour les plongeons à la Lebombi. Mais malgré cela, il y allait toujours, seulement que depuis, il y allait désormais avec un peu de crème. Une fois le bain pris, il l’appliquait sur le visage, les bras et les jambes pour tromper sa grand-mère. Si les uns avaient adopté cette astuce, les autres avaient une autre pas moins efficace. Ils allaient dans un champ de cannes. Après avoir sucé une ou deux cannes à sucre, ils se servaient du jus comme lotion.

À l’autre bout de là, Isabel et Dissiale sortaient de la maison pour se rendre au marché. Ce jour-là, Isabel était vêtue de manière décontractée. Un débardeur bicolore assorti à un jean noir. Ses orteils minutieusement vernis de rouge étaient allongés sur une paire de babouches. Pendant qu’elles marchaient, plusieurs regards étaient braqués sur Isabel. Un seul parmi tous ces jeunes qui l’admiraient au marché se rapprocha et les aborda. C’était Ruben, il avait vingt et un ans, et était un peu plus grand de taille que Joseph avec une vantardise un peu trop affirmée. Il était le premier fils de Ma Ndjôghô et travaillait déjà à l’usine.

Devenu papa à quinze ans, il dut arrêter ses études sous la contrainte de la responsabilité d’assumer tout seul la grossesse de sa petite amie Mutu ; une des filles du vieux Ivela. Sans l’aide de sa mère encore moins, celle de son beau-père. En ce même temps-là, les habitudes avaient changé à Ouellé. C’était une débauche pas possible qui régnait. Il y avait eu comme un laisser-aller de la part des parents. Les jeunes à peine, avaient-ils franchi l’adolescence qu’ils étaient devenus insolents, et de grands consommateurs d’alcool. La nuit tombée, les bars étaient bondés par eux. Et ils prenaient même du chanvre à longueur de journée dans les champs de cannes qui jouxtaient le collège Ouellé-Sucaf. Les grossesses précoces avaient poussé dans les maisons comme des champignons. On croyait assister à une sorte de nouvelle compétition. Les compétitions de danse et de football tombèrent aux oubliettes pour quelque temps. Certaines filles, honteuses, mais qui avaient assez de courage pour interrompre leur grossesse, avaient eu recours à l’avortement clandestin et d’autres, craintives mais conscientes des risques que cela comporte, s’étaient abstenues. N’ayant plus l’appui de leurs parents, la plupart des jeunes, devenus papas, furent obligés de mettre fin à leurs études et se lancer dans la quête d’une bricole. Et puis, les études ne semblaient plus les intéresser puisque leurs résultats étaient devenus plus que médiocres. On se demandait tristement la raison d’un changement si soudain. Ouellé n’était plus ce qu’il était. Le phénomène de grossesses précoces était devenu un problème majeur pour l’une des églises d’Ouellé qui avait dû organiser une campagne de prières intensives. Celle-ci avait duré trois jours. Un prophète, depuis un pays limitrophe, avait été dépêché. Après son départ, Ouellé recouvra progressivement son image d’antan.

— Bonjour, Dissiale !

— Bonjour, Ruben.

— C’est qui avec toi ?

— Ma sœur.

— J’ignorais que tu avais une sœur si jolie, c’est quoi le prénom ? s’adressa-t-il à la nouvelle.

— Isabel.

— Y a-t-il possibilité de te parler en aparté ?

— Pas possible, je suis désolée !

— Juste cinq minutes, pas plus.

— J’aime pas les garçons insistants, encore moins les collants. Ils me rendent très nerveuse.

Pendant qu’Isabel répondait à Ruben, Dissiale se faisait servir des aubergines dans un sachet. Si le physique d’Isabel avait immédiatement conquis Ruben, son caractère, en revanche, l’avait fait fuir.

 

Arrivé à la maison, Joseph pénétra dans la cuisine attenante à la maison pour mettre une partie de son butin dans une assiette creuse qu’il couvrit d’une autre assiette plate avant de s’en aller vendre l’autre partie au marché.

Chemin faisant, il s’en fallut de peu qu’il se retrouvât net devant Dissiale et sa cousine. Il les regarda se diriger vers le « Le club des stars », c’était dans ce secteur qu’elles habitaient.

« Si je ne me trouvais pas dans cette posture, je lui aurais certainement parlé », se dit-il à regret. Des propos qui trahissaient surtout un complexe. Mais pourquoi l’avait-il été ? Lui qui avait pourtant conscience que le complexe conduit malicieusement la dignité à l’effritement.

Debout au carrefour, il vit des maçons crépissant un bâtiment. Il constata la voiture de Billy.

Billy était venu se rassurer de l’avancée de son grand magasin en construction. On le savait présent à Ouellé, à cause de son véhicule tape-à-l’œil. Certaines bouches racontaient que cet ancien ivrogne invétéré, qui s’était forgé, au fil de sa vie, une identité éthylique qu’il trimballait incessamment jour et nuit dans tous les lieux où l’alcool coulait à flots, s’était adonné aux bassesses ou pratiques occultes. D’autres, d’avoir baissé le pantalon et écarté les jambes pour payer le tribut pour cette aisance matérielle dont il faisait étalage. L’étonnement ne découlait pas forcément de ce qu’il possédait à présent, lui qui n’était rien et n’avait rien avant ; juste un ventre pour accueillir autant de vin qu’on pouvait lui en offrir. Un fidèle et grand disciple de Dionysos. D’ailleurs, qui ne rit pas de lui quand un jour au sortir de La Canne, tenant à peine sur ses jambes avec une bouteille de bière en main, avait crié : « Demain je m’en vais, je deviens riche » ? Le temps avec lequel il avait acquis cette richesse fut la raison des interrogations et des regards soupçonneux. Cela faisait seulement un an que Billy était parti d’Ouellé, comme il l’avait dit et, le lendemain, on ne l’avait plus revu. Décidant de prendre la route de Masuku à cette quête que d’aucuns, à Ouellé, qualifièrent d’insensée. Mais ceux qui le virent le jour de son départ disaient qu’il semblait confiant et son enthousiasme était sans précédent. On aurait dit que ce qui se trouvait au bout de cette quête l’attendait sous de douces fleurs. À Ouellé, il y avait cet axiome qui disait : « Le trophée d’une quête se trouve sous les cactus. » Il fallait donc suer et se torturer pour l’obtenir. On se passait du coup de chance et des largesses du Ciel. Quel homme devient autant riche en si peu de temps ? Quel genre de travail décent est rémunéré de cette manière ? Les gens s’interrogeaient beaucoup. Que de mauvaises langues ! Que de jugements infondés ! Aucune personne, même pas l’évangéliste notoire ne s’abstint du doute. Qu’à cela ne tienne, Billy était bien devenu riche et ce qui se disait sous son dos n’impactait en rien sa vie sinon le regard des plus jeunes. Ma Binongui était de ces personnes qui avaient recommandé aux jeunes de ne point avoir une quelconque accointance avec Billy sous prétexte qu’il était devenu malsain.

Billy à qui on achetait du vin était devenu quelqu’un. Sa main, qui avait toujours présenté la pomme, présentait désormais le dos. Avant de quitter Ouellé, il venait toujours prendre un verre à La Canne. Quand on lui posait une pléthore de questions qui allaient toutes dans le sens du comment il avait fait pour devenir cet homme cossu, il répondait simplement que seul le travail en était la cause sans toutefois préciser la nature de ce travail. À la demande de Billy, Séti faisait passer en boucle la chanson d’un artiste ivoirien. Billy se levait toujours et répétait haut et fort :

 

« Quand je pense à mon passé,

Et tout ce que j’ai traversé,

Je mets genoux à terre pour rendre gloire à Dieu.

Y’en a qui ont dit que je ne peux pas,

Y’en a qui ont douté de moi,

Mais tout ça, parce que je n’avais rien… »

 

Certains chantaient eux aussi. Ceux-là qui venaient faire flanelle à La Canne le glorifiaient pour tout ce vin qu’il leur achetait. Certaines filles qui n’avaient auparavant aucune considération à son égard, le toisaient, le piaffaient et le rejetaient avec mépris chaque fois qu’il les courtisait en lui rappelant son état de vaurien agglutinaient désormais leurs mains voraces à ses poches devenues un bancomate. Elles se déhanchaient de manière lascive en lui susurrant toutes les cochonneries qu’elles pourraient lui faire. Des paroles qui réveillaient de ce fait, celui qui pionçait derrière la braguette de son pantalon. La présence de Billy à La Canne était fortement rentable. Quand il quittait cet endroit avec une ou deux filles à ses bras, il laissait sur la table une facture qui s’élevait à plus de 200 000 FCFA. Billy pouvait offrir à la bouche qui avait soif d’alcool, toutes les bouteilles de bière que contenait le congélateur de Séti. Mais quand on lui soumettait des projets qui avaient besoin d’un coup de pouce financier, il faisait la sourde d’oreille ou une promesse qui en réalité, n’était qu’un refus inavoué. Billy était un Bon Samaritain pour les poivrots, mais un pingre pour les gens abstèmes.

 

La coopérative du collège d’enseignement secondaire Ouellé-Sucaf ayant prévu d’organiser la fête de fin d’année mettait déjà tout en place pour s’assurer de la bonne tenue de celle-ci. Elle aurait lieu dans quelques jours. Et plusieurs autres évènements étaient ajoutés. Sur les prospectus que les membres de la coopérative distribuèrent et collèrent sur quelques bâtisses au carrefour, Joseph prit connaissance du programme des activités. Il s’établissait comme suit : la kermesse en matinée, le concours de Miss CES Ouellé-Sucaf en après-midi et le bal en soirée qui clôturerait l’évènement. C’était une première pour le collège depuis sa fondation.

Après une dizaine de minutes de patience, un véhicule entrant à Ouellé s’arrêta. La vitre se baissa, un homme blanc avec un visage buriné et une jeune femme à la peau d’ébène, et belle étaient à bord. L’homme avoisinait la cinquante d’années et la jeune femme devait avoir dans la vingtaine. Il appela Joseph de la main et lui demanda poliment à mi-voix :

— Combien vends-tu le tas, l’ami ?

— Chérie, tu comptes vraiment acheter ces choses dégoûtantes ? interrogea aussitôt la jeune femme sur un ton qui frisait l’impétuosité.

Sa parole offusqua Joseph qui s’efforça de contenir son sentiment. Il ne se souvint pas avoir été aussi discourtois envers un inconnu un jour de sa vie.

— 3000 FCFA, monsieur.
— C’est du bon poisson que tu as ?
— Oui, frais.
— Donne-les-moi tous, l’ami.

La jeune femme s’obligea le silence. Mais si sa bouche demeurait fermée, ses yeux eux exprimaient le dégoût. Joseph mit les poissons dans un sachet et le remit à l’homme. En retour, celui-ci lui remit un billet de 10 000 FCFA. N’ayant pas de quoi lui rendre la différence, Joseph lui demanda de patienter en attendant qu’il aille en chercher. L’homme acquiesça de la tête et fit un sourire qui révéla de petites dents jaunes et très espacées les unes des autres. Joseph aurait déblatéré contre cette jeune femme, n’eût été la présence de son gentil compagnon. Il se dirigea hâtivement vers une boutique et quand il en ressortit, le véhicule n’y était plus. Il remercia intérieurement l’inconnu.

De retour à la maison, Joseph s’assit à la cour et se mit à scruter le firmament ensoleillé un moment avant de laisser tomber ses yeux sur le papayer dont les fruits se tenaient fébrilement. De petits grognements s’entendirent de son ventre. Il prit le manche d’un balai, qui bien que n’étant plus d’usage était conservé dans la cuisine. Lequel, lui permit aisément de faire échouer les deux papayes mûries au faîte de l’arbre qui tombèrent l’une après l’autre dans sa main. L’instant d’après, il se mit à les dépiauter avec maestria. Après quoi, il prit un bain et s’assoupit.

 

La nuit tombée, il retrouva Ndossi, Mbou et Mpiga à la discothèque Le Huit-palmiers. Alors qu’ils avaient déjà commencé à boire, Mbou lança :

— Pour vous, c’est quoi aimer ?

— Aimer, c’est faire don de son cœur, dit-on. Mais un jour on le fait, un autre notre cœur se retrouve abandonné avec ses sentiments. Aimer comporte tant de risques, répondit Joseph.

— Au fond, ce n’est pas tant aimer qui est porteur de risques mais d’aimer la personne qui ne nous est pas destinée, puisque l’amour entre deux cœurs résulte aussi du consentement du destin. Il faut cultiver la patience avant de trouver celle qui nous est promise, répliqua Ndossi.

— Assurément. Mais, je crois avoir été trop longtemps patient, et aujourd’hui je ne crois plus au destin. J’ai tellement côtoyé la déception amoureuse, que j’ai fini par me dire qu’aucune autre charmante ne me viendra sous l’assentiment du destin, répondit Joseph.

— Joseph, « Garde un arbre vert en ton cœur et peut-être un jour, un oiseau chanteur viendra s’y poser ».

— D’où sors-tu ça, Ndossi ? s’enquit Mbou un peu amusé.

— C’est un proverbe chinois.

— La flamme s’emparera de ton cœur un jour, lança Mpiga.

— C’est aussi ça le grand défaut avec les relations amoureuses de nos jours. Elles sont focalisées sur ce que les deux concernés appellent la flamme ; cette attraction qu’on ne comprend pas mais qu’on trouve agréable. Quand la flamme cesse d’un côté, la rupture s’en suit n’est-ce pas ? Je me demande si nos parents qui font plus de vingt ans en couple sont conditionnés par cette idée de flamme qui selon moi, contraste avec le vrai amour. Et puis même, amour est un mot trop grand pour le jeune que je suis. Une notion qui va au-delà de l’entendement de mon cœur. Je ne l’ai pas encore saisie. Je n’ai cessé de la confondre avec l’amourette. Vous savez tous quoi, les rêves de l’adolescence m’ont trompé, ils m’ont fait croire que c’est dans le beau qu’on cueille l’amour. Donc, à cause du regard, de la démarche, de la voix, de la posture, de la fragrance, des manières de Dissiale, j’étais certain de l’aimer.

— Ne l’aimes-tu donc pas ?

— Je ne pense pas. Ce dont je suis convaincu, c’est que je suis amoureux d’elle…

— Y a-t-il alors une différence entre aimer et être simplement amoureux ?

— Évidemment. Être amoureux ? Cela se justifie, mais aimer, non ! On tombe toujours amoureux parce qu’un seul trait peut subjuguer et exciter un seul ou tous nos sens, sur le moment. Or, quand on aime, on se trouve incapable de le justifier et cela se fait progressivement. Et, pour tout vous dire, j’ai déjà envie de passer à autre chose.

— Finalement, tu ne sais pas ce que tu veux avec Dissiale.

— Je sais très bien ce que je veux, rassure-toi mais tu sais, quand on s’attache, on s’interdit d’autres horizons. Or, moi je rêve d’ailleurs à présent. Je veux voir d’autres cieux. Explorer d’autres splendeurs qui ravissent les yeux.

Quelque temps après, aux environs de vingt heures trente, Ndossi s’en alla. Ayant été retenu pour travailler à la campagne, il ne voulait se permettre aucun retard. Il commencerait le travail à vingt-deux heures.

Deux heures de temps après son départ, Dissiale entra dans la boîte accompagnée d’une autre fille pendant que Joseph s’était absenté pour uriner et Mpiga qui se prenait pour un orfèvre de la danse, voire le meilleur à Ouellé dévalait sur la piste avec une bouteille de bière en main. Mpiga avait cette simplicité à effectuer des mouvements incroyables. À la manière dont il manipulait ses membres, on eut cru qu’il était dépourvu d’os. Son corps se tordait et s’étirait tel de l’élastique. Il réalisait des figures qui éberluaient plus d’un.

Mbou fit signe aux filles, de la main.

Après avoir pris place, Dissiale opta pour une boisson alcoolisée tandis que sa cousine opta pour une limonade. Comme si la discothèque Le Huit-palmiers était le lieu où l’on ne consommait spécialement que ce goût et était fait pour des personnes abstèmes.

— Tu es très belle, commença Mpiga revenu s’asseoir pour un moment.

Si la flatterie avait toujours été pour Mpiga la meilleure amorce dans l’introduction de la séduction, ce n’était pas le cas pour son frère jumeau. La philosophie de Mbou était autre. Il considérait que lorsqu’on voulait séduire une fille avec de simples mots, on devait se tâcher de bien s’en servir. Ne jamais dire à cette dernière qu’elle est belle, intelligente et sexy si elle l’est déjà. Toutes les filles sont au courant de ces atouts et lui rappeler ce que lui ont dit ceux qui l’ont courtisée avant serait une parfaite erreur. Les belles filles ont l’assurance pour elles et d’aucunes sont lasses de ce trio de mots véridiques à l’écho flatteur, il est nécessaire de leur dire mais surtout pas de manière pompeuse, ce que tous ceux qui les ont abordées avant ont omis de leur dire. En fait, il faut éviter de dire à une quelconque fille des mots usuels, auxquels ses oreilles sont habituées.

— Merci, c’est gentil.

— Je t’en prie. Dis-moi, puis-je savoir ton prénom ?

— Isabel et le tien ?

— T’as le plus beau prénom que j’ai entendu. De surcroît, il rime avec l’adjectif qui te qualifie le mieux.

— N’en fais pas trop.

— Tu es très belle Isabel, rabâcha-t-il, moi c’est Mpiga.

— D’accord.

Sur ce, Joseph franchit la salle et malgré la lumière feutrée, depuis le seuil, il avait reconnu immédiatement la fille assise près de Dissiale. Mpiga retourna danser, laissant Joseph se présenter à son tour. Voulant entamer une conversation avec Isabel, Joseph lui dit après s’être présenté :

— Au fait, je croyais que tu portais des verres, est-ce donc seulement dans certaines circonstances ?

— Pas vraiment, mais il est vrai que, parfois, je préfère m’en passer. Et rares sont ces fois.

— Ta santé oculaire ne risque-t-elle pas de se dégrader davantage ?

— Ne t’en fais pas pour moi.

— Cela t’ajoute du charme pourtant. Et l’autre jour après la messe, j’avais cru voir une secrétaire.

— J’ai compris merci !

— Alors, tu es venue juste pour les vacances ou tu comptes aussi y demeurer pour l’école ?

— Juste pour les vacances. Mon oncle voudrait bien que je reste pour l’école mais cela ne réjouirait pas ma mère, pour qui ma présence à la maison en période scolaire est d’une grande nécessité.

— Es-tu l’unique enfant vivant avec tes parents ?

— Non, mais je suis la seule fille et l’aînée.

— Ah, je vois, les filles ont toujours une tâche proéminente dans une maison de peu d’enfants. Et je sais de quoi je parle.

— Ravie que tu le comprennes.

— Bref. Le lieu est mal choisi pour en savoir tout sur les autres n’est-ce pas ? Aussi, le temps étant volatile, quand de beaux moments nous sont donnés de vivre, profitons au maximum pour qu’après leurs envolées, nous soyons satisfaits d’avoir semé des fleurs de plus dans notre mémoire.

— Certainement.

— Viens, allons danser, lui proposa-t-il.

— Non, merci !

Quand Mbou et Dissiale se levèrent pour aller danser, Joseph demanda à Isabel son numéro de téléphone. Elle le lui refusa, en expliquant que l’avoir ne lui servirait à rien. Ce serait une perte de temps pour lui.

Durant toute la soirée, elle resta immobile à sa place. Dissiale et Mbou étaient toujours sur la piste de danse, à se trémousser devant le grand miroir, au gré des différentes musiques qui se succédaient.

Quelque temps après, Ruben et Mutu entrèrent et prirent place dans un autre coin. Seule Mutu avait remarqué Isabel et elle pensa à Mboumba, la petite sœur de Ruben. Cette dernière était amoureuse de Joseph.

Vers vingt-quatre heures, Dissiale et Isabel jugèrent qu’il était temps de rentrer. Les garçons se proposèrent de les accompagner. Au moment où Joseph sortit, Ruben, qui était allé fumer dehors, le bouscula en rentrant.

En palpant ses poches, à dix pas de la discothèque, Joseph se rendit compte que son portefeuille ne se trouvait plus dans sa poche. Il demanda aux autres d’avancer et retourna à la discothèque. Une algarade entre Ruben et lui éclata. Joseph était persuadé que Ruben lui avait soutiré son portefeuille en le bousculant quelques minutes à peine.

Les deux sortirent de la salle pour régler autrement le différend qui les opposait. Joseph rebutant la violence avait jusque-là employé le langage avant que le poing de Ruben ne s’écrasât sur son visage. L’instant d’après, des coups de poings et de têtes allèrent dans tous les sens. La boîte se retrouva presque à moitié, les buveurs curieux ne voulaient rien rater de la bagarre dehors. Personne autour n’interféra, au risque de recevoir les coups perdus jusqu’à ce que la bagarre effleurât le drame. Joseph avait fini par immobiliser Ruben. Le cou entre son coude, celui-ci tenta péniblement de se dégager mais en vain. En désespoir de cause, il parvint d’un grand effort à saisir le surin qui se trouvait dans la poche de son pantalon. Puis, il dirigea sa main armée jusqu’au niveau de l’épaule de Joseph ; il s’en était fallu de peu qu’il l’eût blessé grièvement. Joseph, heureusement, avait eu le réflexe de gauchir pour l’éviter. L’arme qui avait pris la direction de son cou n’avait pas fait mouche. Il s’en sortit avec une blessure superficielle.

 

Après sa confrontation avec Joseph, Ruben se rendit à la Cité-cadre. Avec deux jeunes autres, ils se firent la courte échelle pour parvenir au toit d’une maison qui semblait vide de ses occupants. Alors que Ruben inspectait l’une des trois chambres, un autre farfouillait dans les deux autres. Quant au troisième, il faisait la sentinelle. Ruben trouva un coffre plein de divers bijoux, des wax pliés dans un grand sac en plastique. Le tout était posé dans une grande armoire. L’ordinateur qui reposait sur le bureau n’avait non plus échappé à ses mains fureteuses. Dans les chambres des enfants, l’autre n’en sortit pas grand-chose. En ouvrant la fermeture à glissière des housses, pondaient sur des cintres des garde-robes impressionnantes. Tous les vêtements semblaient neufs vu l’éclat et le parfum qui en émanait. Il les enfourna dans son fourre-tout.

Le butin n’était certes pas à la mesure des attentes de Ruben mais ce n’était pas pour autant qu’il en était insignifiant puisqu’ils comptaient l’offrir à des prix exorbitants. « C’est mieux que rien », se dit-il. Puis, l’autre qui avait les yeux plus gros que le ventre eut l’idée de chaparder également l’écran de 32 pouces qui trônait au salon pour se réjouir d’en sortir néanmoins avec un butin plus conséquent. Mais Ruben désapprouva nettement cette idée. L’écran était bien trop grand pour passer de façon inaperçue. Ce ne serait pas une chose aisée de le porter jusqu’à la cité 30 décembre. La distance faisait obstacle. Ils se contentèrent alors de ce qu’ils avaient pu en tirer et détalèrent, ni vu ni connu. Le vol noctambule se déroula dans le plus grand succès. Ils sortirent à la hâte et prirent les sentes herbeuses de derrière l’établissement les Hibiscus en périphérie de l’usine. À quelques mètres plus loin, ils empruntèrent un raccourci en descendant une petite colline qui donnait à l’une des sources du quartier.