La kermesse fut organisée au stade du collège en matinée. Il y avait plein de jeux auxquels tant de bambins y prenaient part. Beaucoup de lots étaient à gagner. Dissiale et Isabel y étaient, avec leurs cadets. Joseph et les frères jumeaux aussi. Ce fut quand Mbou s’approcha de sa petite amie que Joseph put dire un mot à Isabel.
— Bonjour, comment te portes-tu ?
— Bien et toi ?
— Ça va, tu es rare, dis donc !
— Je sais.
Effectivement, depuis son arrivée à Ouellé, Isabel n’était pas sortie de la maison plusieurs fois. Ce qui fait qu’il était difficile de la voir. Mais pour Joseph, cette rareté de sa personne était un plus à sa valeur.
À quelques mètres d’eux, Mutu et Mboumba étaient en train de parler.
— Quand comptes-tu lui avouer ce que tu ressens ? demanda Mutu à sa belle-sœur.
— Je ne sais pas, je crains son refus.
— Qui ne te tente rien n’a rien et tu devrais te dépêcher avant que la nouvelle ne te prenne cette place que tu désires tant.
En disant ces mots, d’un signe de tête, Mutu avait montré Isabel à Mboumba.
— Je ne l’avais jamais vue, celle-là.
— Puisque tu ne sors jamais !
— La dernière fois que je suis allée en boîte avec ton frère, Joseph et elle se parlaient d’une manière intime. Je suis sûre qu’elle lui plaît, il ne cessait de lui sourire en la regardant.
Sur cette parole, Mboumba se leva et se dirigea vers Joseph.
— Bonjour, Joseph, lui dit-elle en faisant une œillade méprisante à Isabel qui y décela plutôt de la jalousie.
— Bonjour.
Juste au moment où répondit Joseph, la plus petite des cousines d’Isabel vint l’arracher à lui. Elle voulait jouer à ce jeu dont lequel on vous bande les yeux, vous fait tourner sur place pendant une vingtaine de secondes avant de vous laisser avancer vers les lots espacés. Celui que vous touchiez vous était offert.
Isabel partie, Mboumba dit à Joseph qu’elle voulait lui parler dans un autre endroit. Il accepta mais lui dit plus tard. Les frères jumeaux et Dissiale se prêtaient à un tout autre jeu qui consistait à lancer des cercles de manière qu’ils se faufilent par le goulot d’une bouteille quelconque.
Un moment plus tard, Isabel opta pour un jeu de société. Elle fit une partie de scrabble à deux participants seulement. Elle triompha de ses deux premiers adversaires. Joseph se proposa d’en être le troisième. Avant de commencer, il prit un morceau de papier sur lequel il écrivit : « Si je gagne, tu m’offres un rendez-vous. » D’un air dédaigneux, elle dit oui de la tête.
Pendant la partie, le jeune homme regardait plus Isabel concentrée que les sept lettres sur son chevalet. Il réfléchissait peu, et avait du mal à former des mots. Ce n’était pourtant pas impossible de le faire d’autant plus qu’il piochait toujours de bonnes lettres.
— Je passe mon tour, dit-il pour la cinquième fois au bout d’une quarantaine de minutes de jeu.
Il sourit après avoir pioché de nouveaux pions ; comme s’il savait déjà le mot qu’il poserait. Alors qu’Isabel était déjà à près de 200 points, lui en était même pas encore à 200. Un écart flagrant et surprenant. Isabel apprit, de la bouche de quelqu’un qui assistait à la partie, que Joseph était à Ouellé, le meilleur à ce jeu-là. Celle qui venait de donner deux défaites cuisantes à ses précédents adversaires n’était pas convaincue de cela. C’était incompréhensible. Les gens autour croyaient que Joseph affectait un mauvais jeu pour perdre. Isabel restait silencieuse et imperturbable, peut-être heureuse en son for intérieur à l’idée que ce rendez-vous tant désiré par Joseph ne lui serait pas accordé. Alors que les commentaires fusaient déjà, que Joseph allait perdre la partie. Celui-ci se ressaisit et demanda un rappel de score.
« Isabel 260 points, Joseph 190 »
Joseph esquissa un sourire. Un sourire non pas de déception mais plutôt de satisfaction. Quelques secondes après, il ne sourit plus, tant sa concentration avait cru. Isabel lui jeta un coup d’œil.
— Il est temps, murmura-t-il.
Il posa quand ce fut son tour, ses sept lettres. Cela lui valut une prime de 50 points. En faisant ainsi un scrabble, Il fut propulsé à plus de 200 points. Mais cela ne sembla pas déstabiliser Isabel. Elle aligna après lui, cinq lettres, bien que ne récoltant qu’une vingtaine de points. Le second coup de Joseph fut plus spectaculaire. Il plaça devant la dernière lettre d’un mot déjà sur le plateau de jeu, ses sept lettres de nouveau, formant ainsi le mot survolez. Cette fois-ci, ces lettres étaient alignées là où était marqué sur un carreau rouge « Mot triple. » Il ne restait pas plus de cinq pions dans la petite sacoche. La partie pointait à sa fin. Joseph avait pris le dessus. Par ces coups successifs, il remporta le duel.
— Félicitations ! Demain soir, dit Isabel en se levant lestement pour s’en aller.
Joseph se réjouit en ignorant qu’Isabel avait un déplacement à faire dans quelques heures.
Quand il se leva pour aller rejoindre les frères jumeaux, il ne fit pas plus de quatre pas qu’il fut stoppé net par Mboumba. Tous deux s’éloignèrent alors. À quelques encablures de là, ils s’assirent sur des rognures de cannes asséchées. Après avoir annoncé à Joseph qu’elle allait passer les vacances à la capitale dans quelques jours, il eut un moment de silence entre eux. Autour, les choses semblaient être devenues immobiles. Même le son des pneus de ces véhicules qui défilaient à toute allure, au contact de la latérite, devint insonore. Ça en devint presque gênant pour le jeune homme.
— Alors de quoi voulais-tu parler ?
Mboumba le fixa droit dans les yeux et lui répondit à demi-voix :
— De quelque chose qui m’embarrasse un peu.
— J’espère juste que ce n’est pas quelque chose de grave.
— Non. Ne t’en fais pas.
Après quelques minutes à faire la moue, elle lui révéla qu’elle ne voulait plus seulement d’une amitié de sa part. Elle voulait qu’il l’aime comme une femme parce que c’est ce genre d’amour qu’elle ressentait depuis sa dernière année au collège. Tombant des nues, Joseph ne sut quoi lui donner en guise de réponse. Elle posa sa main sur son torse dévoilé. Il portait une chemise qu’il avait déboutonnée au niveau du torse parce qu’il faisait un peu chaud. Elle put ressentir les battements de son cœur.
— Ton cœur bat si fort, j’aimerais tellement qu’il batte pour moi, lui dit-elle amoureusement.
Joseph fut pris de court. C’était comme s’il faisait une découverte, rencontrait une nouvelle fille. La Mboumba qui venait de se dévoiler était pleine d’assurance. Ce n’était plus cette fille timide avec qui il jouait et courait sous la pluie. Il n’ignorait pas que Mboumba lui vouait une admiration, ce qu’il ignorait c’est que cette admiration avait fini par virer vers un sentiment d’amour. Elle ne lui laissa même pas le temps de répondre qu’elle ajouta qu’elle n’avait pas voulu le lui dire avant de peur de briser leur amitié. Elle était tombée amoureuse de lui depuis longtemps. Mais comme Joseph se montrait plus amical avec elle, elle avait gardé ses sentiments en retrait à défaut de ne pas avoir pu les effacer.
— Je suis désolé, mais je ne t’ai jamais regardée autrement que comme une amie, une petite sœur même.
Ces mots l’avaient certainement chagrinée mais Joseph se dit que c’était la meilleure chose à faire. Lui donner une réponse favorable aurait été un mensonge. Elle se leva et s’en alla d’un pas rapide. Sans dire un mot et sans le regarder. Il fut un peu stupéfait par cette réaction mais finit par se dire qu’elle était compréhensible.
Dans l’après-midi, le concours « Miss Collège Ouellé-Sucaf » débuta. Une vingtaine de filles s’étaient présentées comme candidates. Il y avait là entre autres Mutu et Mboumba. Les candidates défilèrent les unes après les autres sous les yeux de tous les membres de l’administration du collège Ouellé-Sucaf. D’abord en uniforme du collège, puis en tenue traditionnelle et enfin en robe de soirée. Il n’eut pas de passage en maillot de bain à la grande déception de certains jeunes spectateurs qui s’attendaient impatiemment à cela. Quand vint le moment de jauger l’intellect de chacune des candidates, ce fut le calme dans le public. Les vingt-trois jeunes filles alignées attendaient être appelées par le présentateur, un membre de la coopérative qui poserait à chacune une des cinq questions listées sur le papier qu’il tenait dans l’autre main. La candidate numéro 4 fut appelée premièrement.
— Bonjour, mademoiselle, dit le présentateur avant de diriger son micro vers la bouche de la candidate.
— Bonjour.
— Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?
— Je me nomme Mutu Ivela. J’ai dix-huit ans et suis en classe de troisième.
— Bien, votre question est la suivante : quelles mesures pouvez-vous adopter pour freiner les grossesses précoces devenues un phénomène récurrent au pays ?
Cette question était quelque peu amusante, quand certains se souvinrent qu’il fut un temps où ce phénomène faisait couler beaucoup d’encre et de salive à Ouellé.
— Je vous remercie pour cette question si pertinente. Pour freiner les grossesses précoces, plusieurs mesures peuvent être mises en place, à savoir : la sensibilisation aux méthodes contraceptives dans les établissements, la distribution gratuite des préservatifs, ainsi que des conférences pour renforcer les liens entre parents et enfants.
Immédiatement, des cris s’élevèrent dans la salle. Puis, le numéro 8 fut appelé.
— Je me nomme Murielle Benga, j’ai seize ans, je suis en classe de quatrième.
— Bien. Écoutez votre question. On remarque de nos jours que la plupart de jeunes filles ne sont attirées que par l’argent et le matérielle, qu’est-ce qui selon vous est à l’origine de cela ?
— Merci pour la question. Il est vrai que les tendances actuelles en ce qui concerne les relations sentimentales et sexuelles chez une bonne partie des jeunes filles convergent vers l’appât du gain. Ce phénomène pourrait être dû non seulement aux conditions sociales de certaines filles qui pour sortir de la pauvreté trouveraient dans les relations amoureuses le moyen de se remplir les poches. Pour d’autres, ce serait plutôt le suivisme et la convoitise qui serait à l’origine de cette dépravation de mœurs, qui nous, pensons, pourrait s’avérer très dangereux pour la personne elle-même.
Puis la candidate numéro 11, c’était Mboumba. À la question de savoir quels conseils donner à ces jeunes-là qui désertent les salles de classe pendant les cours et préfèrent marquer leur présence dans les bars, elle répondit ceci :
« Pour tous ces jeunes qui désertent les salles de classe pour les bars, je leur dirai tout simplement que le lieu où ils passent le plus de temps aujourd’hui est celui dans lequel ils resteront demain. Autrement dit que l’on ne récolte que ce que l’on sème, s’ils veulent avoir une vie radieuse, avec un bon emploi et nourrir leur famille plus tard, apprendre et réussir dans les études est leur meilleure option. L’alcool ne fera que les engouffrer dans l’ignorance et la perte de temps. Pour forger son destin, il faut se forcer la main, travailler même quand on n’en a pas envie, et avancer même quand on a plus de force car dans cette vie, chacun est récompensé selon les efforts qu’il fournit. Il n’y a pas de recette magique pour réussir autre que le travail acharné. Un travail loyal. »
Les filles se succédèrent. La dernière candidate à être interrogée était une fille de vingt-deux ans en classe de cinquième. On lui demanda quelle serait la mesure la plus efficiente pour décourager les adeptes de la cigarette. Elle resta muette durant quelques secondes avant de répondre en ânonnant qu’il fallait simplement augmenter le prix d’une. À la suite de cela, elle récolta des huées et jurons du public. Non seulement pour sa réponse désapprouvée, mais aussi pour son âge qu’on estimait trop au-dessus de sa classe. « Les filles à cet âge devraient déjà être au lycée, voire à l’université ou à la maison dans un foyer », disait-on. Comme si l’école est une affaire de course d’endurance dans laquelle le plus lent au lieu de la terminer doit plutôt opter pour l’abandon.
Le moment d’annoncer les résultats fut plus stressant que celui des interrogations. Durant l’attente des délibérations, un groupe de trois jeunes chanteurs monta sur le podium. Chacun avait un sobriquet. Mz4, Stedinho-boss et Manix. Ce groupe qui donnait quelquefois de l’ambiance à Ouellé se faisait appeler le « Flan’Music », et avait déjà plusieurs singles à leur actif, ce qui avait distribué leur renommée ailleurs. Ils pouvaient être fiers aussi, car depuis leur dernière prestation, un grand nombre de personnes avait reconnu leur valeur musicale. Ce n’étaient plus des huées qu’on leur déversait mais des acclamations.
Quand ils eurent fini de chanter leur titre le plus connu, le présentateur les remplaça sur le podium pour annoncer les résultats. Il devait annoncer premièrement les trois dauphines. Il eut un silence de cimetière dans la salle. Les candidates se tenaient les mains. Et la troisième dauphine fut appelée. Elle avait le numéro 4, puis la seconde, le numéro 8, enfin la première, le numéro 12. Toutes les trois avaient eu comme prix un téléphone portable et une modique somme d’argent.
Quand ce fut le moment d’appeler la « Miss collège Ouellé-Sucaf », le présentateur se mit à un jeu d’énigmes.
— La miss collège Ouellé-Sucaf est en classe de quatrième, commença-t-il sachant que dans le groupe de candidates restées dans l’attente, cinq faisaient cette classe.
— Elle est mince, un mètre soixante-cinq par là et porte une robe rouge.
Un de ces indices favorisait deux filles. Les seules vêtues d’une robe rouge.
— La miss collège Ouellé-Sucaf est le numéro ? demanda-t-il aux spectateurs.
— Le numéro 7 ! scandaient les uns.
— Le numéro 11 ! scandaient les autres.
Puis l’animateur resta un moment silencieux. Les spectateurs commencèrent à perdre patience. Le suspense était de plus en plus insoutenable.
De nouveau, les cris et les applaudissements se firent entendre de la majorité. Témoignant ainsi la satisfaction. Mboumba, il faut le dire, mérita sa couronne. Ce soir-là, en plus d’avoir bien répondu à la question qui lui avait été posée, elle était divinement belle. Cette robe seyait parfaitement à son corps ; on aurait dit qu’elle avait été créée uniquement pour elle comme les pantoufles de Cendrillon.
Autour de dix-neuf heures et demie, dans la même salle où s’était déroulé le concours « Miss collège Ouellé-Sucaf », le bal fut ouvert. Chacun des élèves s’était mis sur son trente et un. On en vit des tenues de tous genres. Chacun s’était vêtu de la manière qui lui semblait la plus belle. Et certains élèves aspiraient ce soir à être couronnés le roi et la reine de la soirée. Dissiale était à la soirée mais pas Isabel. Joseph était quelque peu surpris quand Dissiale lui apprit qu’Isabel avait effectué un déplacement pour « La ville des oiseaux. » Comme il l’avait fait dans l’après-midi, le célèbre groupe local, le « Flan'Music » avait fait de nouveau une prestation. Le foyer ne ressemblait plus à cette grande salle vide. Des tables avaient été aménagées. Il était décoré aux diverses couleurs. On l’aurait pris pour une salle de mariage. Quelques tables étaient particulièrement réservées au corps administratif du collège, d’autres aux anciens élèves. C’est d’ailleurs l’une de ces tables qu’occupaient Joseph, Ndossi, Mbou et Mpiga, tous les trois étant des anciens membres de la coopérative. La reine de la soirée fut illico choisie à la grande déception de celles qui convoitaient intérieurement le titre. Mboumba qui venait d’être élue miss se vit octroyer le titre. Logique pour les uns ; eu égard à sa démonstration plus tôt mais injuste pour d’autres. Pour élire le roi, il fallait passer un concours oratoire. Le président de la coopérative se présenta comme candidat. Ce qui découragea certains qui n’ignoraient pas que le jeune homme de dix-sept ans avait l’art de la parole. Dès lors, on savait déjà par avance qui obtiendrait la couronne. Et, il l’avait évidemment mérité. Le jeune homme avait démontré une faconde sans égale. Sa prestance venait de justifier pour ceux qui l’ignoraient la raison pour laquelle il était à la tête de la coopérative du collège pourtant si jeune. Le roi et la reine connus, le moment de la danse fut annoncé. Chacun avec sa cavalière se leva. Mbou qui était le seul accompagné, prit la main de Dissiale, sa partenaire et l’entraîna dans le petit espace de la salle inoccupé. Durant des heures, les jeunes dansaient sous les diverses chansons que chantait le « Flan'Music », à l’exception de tous les membres de l’administration qui avaient déjà quitté la salle après l’élection du roi. La soirée arrivée vers vingt-trois heures, l’ambiance était montée d’un cran, semblable à celle d’une boîte de nuit.
Isabel rentra de la « ville des oiseaux » le lendemain autours de treize heures.
— Comment c’était ? lui demanda Dissiale à peine arrivée.
— Bien
— Tu sais, quelqu’un t’a demandé hier soir.
— Qui ça ?
— Joseph.
— Lui là donc ! fit-elle d’un air agacé.
— Quel est le problème avec lui ?
— Aucun, je lui dois un rendez-vous. Je sais même pas ce qui m’a pris d’accepter. L’autre soir, il m’a fait du rentre-dedans, tout comme l’autre jumeau pendant que tu dansais avec son frère.
— Et ?
— Je lui ai offert mon silence, je croyais que cela l’avait convaincu de m’oublier.
— Apparemment il ne l’a pas fait. Tu devrais apprendre à le connaître, c’est quelqu’un de bien.
— Pour qu’il me demande plus ?
— Serait-ce une mauvaise chose ?
— Je n’ai pas la tête à une relation amoureuse.
— Mais ce n’est pas parce que tu refuses sa demande que t’es obligée de faire autant avec sa personne, offre-lui au moins ton amitié ?
— Je doute qu’il se contente de cela. Tous les garçons sont pareils, ils simuleraient une amitié dans l’espoir d’être aimés.
— Je te trouve dure sœurette.
— C’est mieux ainsi !
— Espérons qu’avant la fin des vacances, tu te rendes compte qu’il en vaut la peine.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, je me suis demandé depuis la dernière scène de jalousie de l’autre fille, pourquoi il ne s’était pas mis en couple avec elle, il m’avait semblé qu’elle était amoureuse de lui.
— Oui, mais Joseph, il est trop étrange. À ma connaissance, il ne s’est jamais mis en couple avec une fille d’ici.
— Ça alors, il est pourtant beau garçon ! Et puis, il y a tellement de filles ici, et beaucoup sont très belles.
— Mais pas au point de l’avoir subjugué comme toi.
— Ça va lui passer.
— Et donc, tu comptes pas aller à son rendez-vous ?
— Si, bien que l’envie n’y est pas.
Sur ce, Dissiale lui remit le numéro de Joseph et elle appela pour confirmer sa présence.
Le moment venu, Joseph l’attendait adossé au mur du préau du collège après lui avoir envoyé un message informant qu’il était déjà sur place. Lui qui avait à cœur de la revoir, pour lui parler et être enfin fixé, ne se trouvait plus autant confiant à l’idée de lui avouer ses sentiments maintenant. Peut-être, avait-il peur de se faire rembarrer. Puis se mit à se demander : quels mots allait-il lui dire ? Quelle posture allait-il adopter ? Avec quel regard allait-il confronter ses magnifiques yeux et sur quel ton allait-il lui parler ? Ne fallait-il pas simplement être le plus naturel ? Durant un quart d’heure, il resta suspendu à des interrogations dont il trouverait les réponses qu’au moment où Isabel serait là. Isabel se pointa à l’heure. Sa ponctualité le réjouit. Elle se positionna face à lui et resta de marbre pendant qu’il l’admira un bon moment. Ce regard de la jeune fille, qui semblait ne laisser point d’estime transparaître à son égard, le déconcerta un peu.
— Tu ne voulais pas me voir pour mes beaux yeux, je suppose. Que veux-tu me dire que tu ne m’avais pas dit l’autre jour ? Fais-le sans détour, lui dit-elle en rajustant ses verres.
— J’ai tellement de choses à te dire, et je crains qu’une minute ne soit suffisante pour te les dire toutes.
— Soit tu résumes en peu de mots ce que tu as à me dire, soit tu gardes cela pour toi. Mes oreilles se lassent très vite des longs discours. J’aime les gens qui vont à l’essentiel.
— Tu me plais, je pense constamment à toi, lança-t-il alors sans aucune digression.
— Et qu’attends-tu de moi, une confession réciproque ?
— Juste ton temps, passer du temps avec toi.
— Ça va te servir à quoi ?
— Te connaître davantage.
— Je suis quelque peu occupée à la maison. Et mon oncle dont tu connais certainement le caractère ne tolère pas les sorties. Je ne pense pas que cela sera alors possible.
Isabel termina sa phrase et donna l’impression qu’elle voulait déjà s’en aller. Comme si les mots refusaient de sortir, Joseph eut du mal à dire quelque chose d’autre. Il voulait faire disparaître cette timidité que dévoilaient ses yeux et se demanda en son for intérieur, pourquoi sa bouche refusait à ce moment de lui confesser davantage ce que son cœur occultait depuis un moment.
— Tu aurais voulu alors que ma beauté soit physique pour te plaire ?
— Peut-être.
— L’intelligence et la personnalité, qui sont d’autres formes de beauté ne devraient-elles pas suffire amplement ?
— Si, mais le physique n’est non plus à négliger.
En fait, Isabel n’était pas franche. Au fond, elle ne trouvait pas Joseph vilain garçon. Et puis, la question du physique n’était qu’un prétexte qu’elle croyait assez convaincant pour que ses soupirants se ravisent. En réalité, seule lui importait la beauté intérieure. Elle n’en avait cure de celle qui frappait aux yeux.
— Les petites exceptions peuvent apporter de grands bonheurs. Fermons les yeux et laissons converser nos cœurs pour se connaître. À eux de se concerter avant de se plaire, lui dit Joseph.
— Ceci n’est pas encore arrivé dans ma vie. Et puis, pour ton histoire de fermer les yeux, j’en suis incapable.
— Autant te les crever et tu toucheras la beauté d’une autre manière, rigola-t-il. Dis, es-tu toujours sortie avec des garçons de ton genre ?
— Pas « des », je ne suis sortie qu’avec un seul. Et il était mon genre.
— Et vous êtes toujours ensemble ?
— Non.
— Et pourquoi donc ?
— Ça ne te regarde pas.
— Je ne te décevrai jamais, fit-il avec un petit sourire.
— Qu’est-ce que tu sous-entends ? Qui a parlé de déception ?
— Personne, je sais par intuition qu’il t’a déçue.
— Le contraire n’est donc pas possible ?
— Oui et je le vois d’ailleurs dans tes yeux. Ils te trahissent.
— Même si c’est la raison, malheureusement t’es pas mon genre, comme je viens de te le dire.
— Heureusement que je ne le suis pas.
— Et pourquoi ?
— Celui qui était ton genre t’a déçue.
Elle laissa échapper un sourire avant de diriger son attention dans la poche de son pantalon où sonnait son téléphone portable. Son sourire se prolongea. Elle se retourna et augmenta le nombre de mètres qui la séparaient de Joseph. Puis, ayant le regard vers sa direction, elle semblait le dévisager jusqu’à ce qu’elle raccrochât. Les yeux de Joseph n’avaient pas quitté ses lèvres roses et ses oreilles avaient un peu capté les mots qu’elle offrait avec beaucoup d’entrain à la personne qu’elle avait au bout du fil. « À qui peut-elle bien parler ? » se demanda-t-il.
Il fut pris au dépourvu quand Isabel revint à lui et lui dit brusquement :
— Écoute, je dois partir.
— Dis-moi, s’il arrive un jour que je frôle ton admiration, me diras-tu le contraire de non ?
— Pour qu’il te serve à ?
— Te plaire. Je tiens vraiment à ce que tu ressentes la même chose. Tu me fais ressentir quelque chose de bien.
— Un ressenti agréable ne devrait pas suffire à te convaincre que telle personne t’est convenable lorsque tu veux une forte relation amoureuse. En tout cas, on verra si c’est possible de se revoir ; je ne peux rien te promettre !
— Oui, tu fais bien, parce que je n’aime pas les promesses.
— Et pourquoi donc ?
— La probabilité de les réaliser ne dépend pas toujours de nous. Et je préfère m’abstenir de la certitude.
— Exactement. Tu es aussi sage à ce que je vois.
Joseph estimait que lorsqu’on fait des promesses, on doit faire flèche de tout bois pour les réaliser et si on ne réalise pas certaines cela doit être parce que nos possibilités ne furent pas à la hauteur. Dans ce cas, qu’on demande pardon pour cela. Dans la vie, il est mieux de se désengager des promesses en les réalisant qu’en les rompant, sinon, que deviendraient les hommes qui agrippent assurément leur foi à la réalisation de ce que le Père leur a promis si lui aussi se désengageait ? Isabel lui jeta un dernier regard et s’en alla. Joseph s’en réjouit. Même les étoiles, accrochées telles des guirlandes sur le ciel dans la quiétude absolue de minuit, ne l’avaient émerveillé plus que le sourire radieux d’Isabel.