Les deux tourtereaux se voyaient régulièrement les soirs dans un coin, au secteur dit « Club des stars ». La jeune fille passait plus de temps avec Joseph qu’en l’absence de son oncle et de sa tante quand ils se trouvaient au travail. En ces moments, Joseph pouvait profiter pleinement de sa compagnie sans qu’elle n’ait à se préoccuper de l’heure. Elle venait d’ailleurs à la maison en tant qu’amie d’Otima. Ma Binongui ne suspectait rien.
Un soir, adossé sur le mur, Joseph l’attendait déjà depuis une dizaine de minutes. Que faisait-elle ? Pourquoi mettait-elle autant de temps ? Est-ce que les filles qui sont naturellement belles ont besoin de beaucoup de temps pour aviver leur beauté ? Tant de questions qui vagabondaient dans l’esprit de Joseph.
Cinq minutes après, Isabel parut, encore plus belle qu’elle ne l’était les soirs d’avant. Le ciel constellé, si on pouvait lui donner une concurrente sur terre, n’est-ce pas la femme qu’on lui donnerait ? Isabel portait une robe rouge. Joseph se sentit honoré de la voir dans sa couleur préférée. Sa robe trouvait sa frontière au niveau des genoux. Elle le gratifia d’une bise sur la lèvre supérieure et s’excusa avec un sourire. Sa lèvre était tiède et son corps exhalait un agréable parfum comme d’habitude. Ils n’avaient pas parlé plus d’une heure qu’ils étaient déjà en train de s’échanger des baisers. Joseph la tenait à la taille tandis qu’elle avait cerclé son cou de ses bras. Quand ils eurent terminé de s’embrasser, Joseph proposa une promenade à Isabel. Elle refusa directement de crainte d’être vue. Elle le craignait car si cela venait à se savoir, en l’occurrence par son oncle, il la renverrait certainement chez sa mère. Papa Zong, cet homme de la quarantaine était très strict avec ceux qui vivaient sous son toit. Particulièrement avec les filles. Il ne voulait pour rien au monde entendre que l’une d’entre elles ait échappé à son contrôle car il verrait en cette action un défi à son autorité. Les sorties et entrées tardives étaient proscrites dans sa maison. Ses enfants se faisaient rares dehors quand tombait le soir. Bien que Dissiale eût franchi la barre de dix-huit ans, sa liberté et elle étaient comme un oiseau avec une seule aile.
Joseph et Isabel avaient donc peu d’occasions de se voir. Les règles de papa Zong étaient trop restrictives. Et puis, il aimait à dire que celui ou celle qui voulait faire le noceur car estimant déjà être grand, devait attendre d’avoir son propre toit. Sous le sien, jamais il ne le permettrait. Une fois, Dissiale avait dormi dehors ; c’était pendant la fête du Nouvel An. Le lendemain en entrant, son père lui donna une bastonnade violente et si sa mère n’était pas intervenue, Dissiale se serait retrouvée sur un lit d’hôpital. Ou même sous terre, qui sait ! Et puis, il arrivait à papa Zong de boire outre mesure mais les fois étaient rares. Ce qui fait que lorsqu’il rentrait dans un état d’ébriété à son domicile, les plus jeunes préféraient se retirer dans leurs chambres.
Joseph se sépara d’Isabel après avoir convenu qu’elle viendrait le lendemain à la maison alors qu’Otima et Ma Binongui se rendraient au potager.
Otima avait fini de travailler quand Joseph rentra à la maison. Le jour de l’examen du Baccalauréat étant proche, elle travaillait d’arrache-pied. La nuit tombée, Joseph était planté devant la télévision. De la même manière que le journal télévisé de vingt heures était agaçant et barbant pour Otima au motif qu’il abordait beaucoup plus des questions politiques que sociales, les feuilletons l’étaient pour Joseph. Il les trouvait rébarbatifs et redondants. Silencieux, il regardait le journal télévisé d’un air concentré. Ma Binongui était dans la cuisine externe.
Otima, sortie de sa chambre s’immobilisa à l’annonce d’un drame. Un énième vol à la capitale qui avait coûté la vie à un jouvenceau. Ce dernier avait été rattrapé par certaines personnes alentour, puis violenté jusqu’à la mort.
— C’est bien fait pour lui ! s’exclama Joseph avec un sourire de satisfaction.
— Ah ! tu trouves qu’une telle action punitive était nécessaire ?
— Oui. Il faut faire cela à tous les voleurs désormais. Un tel châtiment fera naître chez d’autres une extrême peur.
— Comment peux-tu te réjouir de la mort de ce jeune garçon bien qu’ayant commis un vol ? Il méritait une seconde chance de se réintégrer dans la société. Peut-être qu’il aurait fini par y parvenir.
— Otima, ne sois pas naïve. Jamais ! Crois-tu qu’il était à son premier vol ? La prison ne leur dit plus rien. Elle ne leur fait même plus peur. Notre justice est quelque peu clémente avec eux car elle les condamne toujours à peu d’années. Et quand ils sortent de là-bas, ils y retournent après peu de temps. La prison, ils s’en moquent. Et crois-moi, c’est la meilleure manière de freiner, voire même d’éradiquer le vol dans ce pays.
— Tu sais, se réjouir de la mort de quelqu’un est une cruelle chose. S’adjuger le droit de mort contre quelqu’un alors que cela revient à Dieu l’est encore plus. Il est mort et ne mérite pas tant de cruels mots posthumes. J’ose même pas imaginer le ressenti de sa famille qui l’enterrera après avoir écouté ici et là ces propos à son égard. Comme s’il n’avait été qu’un voleur de son vivant. Je ne peux me réjouir de sa mort. Je préfère me prêter même un peu de regret pour lui d’avoir perdu la vie pour si peu, dans une telle condition.
— Moi pas ! dit-il sèchement.
Joseph avait souvenance de ce qui lui était arrivé en ville. Il avait été victime de vol une fois. Il datait déjà de trois mois. Cela s’était passé à Masuku. Alors qu’il attendait d’embarquer. Au bout d’une heure, distrait, il n’avait pas remarqué la main anonyme qui s’était faufilée de la manière la plus discrète qui soit dans la poche de son pantalon. S’emparant ainsi de son téléphone portable. Il avait jeté un coup d’œil circulaire mais aucune de ces personnes autour ne lui avait semblé suspecte. Il n’y avait rien à faire. Retrouver ce voleur dans une telle condition, c’était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Il avait soupiré longuement sans extérioriser son mécontentement. Le voleur était d’ores et déjà à des centaines de kilomètres. Il le savait. C’était peine perdue.
— Combien d’entre eux ont le cœur qui n’a jamais été taché par les iniquités et peuvent réellement se prétendre être des saints et valoir mieux que ce voleur qu’ils ont poursuivi avec des pierres et bâtons en main pour ôter la vie ? Voir des yeux exprimer une telle colère et entendre les bouches clamer l’approbation d’une vindicte est aussi terrifiant. Maintenant qu’ils ont eu les mains tout ensanglantées, et les yeux satisfaits devant le corps étalé de ce jeune, qu’ils ont rossé encore et encore jusqu’à ce que s’en suivît une mort dite méritée, doit-on vraiment se mettre du côté de ceux-là qui les ont applaudis et érigés au rang de justiciers tout en sachant que ce voleur de moins dans notre société vient d’engendrer dix assassins de plus ? termina-t-elle.
Une fois encore, Otima venait de dévoiler son excès de sentimentalité. Joseph cependant, ayant encore le ressentiment ne se montra pas désolé pour autant.
Ma Binongui avait souvent dit à son petit-fils, comme à sa fille Otima, qu’elle ne voudrait pour rien au monde entendre qu’ils aient été fautifs d’un acte qui aurait fait périr ou péricliter leur intégrité. Les hommes aiment se réjouir du malheur des autres, ils jugent selon ce que leurs yeux voient et rien d’autre. S’ils commettaient un crime, Ils se presseraient à leur jeter des pierres comme s’ils n’étaient coupables de rien. Dans ce siècle, on condamne le prochain parce qu’il est coupable d’un crime différent du nôtre qui a encore la chance d’être méconnu. Ils devaient alors tâcher de se mettre à l’abri des bouches médisantes. Elle redoutait tant qu’ils ressemblent un jour à la majorité des jeunes de ce siècle et que toutes les bonnes valeurs morales qu’elle leur avait inculquées soient oblitérées de leur conscience.
Le lendemain à treize heures pile, Isabel arriva. Le voisinage semblait occupé ailleurs. Ses échos coutumiers et son absence dehors constituaient un bon signe pour Joseph. Heureux de cela car dans ce quartier, les gens avaient la fâcheuse manie de se mêler peu de leur vie et beaucoup de celle des autres. Isabel entra et il n’eut pas besoin de lui imposer la discrétion. Il ferma la porte à clé et tous deux se dirigèrent vers la chambre. Il mit en marche la ventilation, et son vieux baffle qui fit immédiatement couler une douceur musicale. Elle s’assit sur le lit pendant qu’il sortit de la chambre pour aller lui prendre une boisson, un jus qu’il avait acheté avant son arrivée et conservé au réfrigérateur.
À son retour, elle était toujours taciturne. Elle promena le regard dans toute la pièce, on aurait dit qu’elle l’inspectait. Du sol au toit, des quatre pans de murs sur lesquels il avait collé plusieurs posters de footballeurs à la petite table sur laquelle reposaient ses bouquets et magazines de sport, du petit placard ouvert dans lequel il avait disposé sur des cintres en bois ses vêtements au coin où étaient rangées ses paires de chaussures. Puis le verre en main, elle le regarda avec un sourire, lui dit doucement merci avant de complimenter sa chambre qu’elle trouva à son goût. Pendant qu’elle buvait, ils se parlaient.
Quand Isabel lui demanda ce qui l’avait le plus perturbé durant son enfance, il donna comme réponse l’absence de ses parents et lui confessa que plus jeune, il s’imaginait quelquefois dans une famille normalement constituée. Avec un père et une mère à ses côtés. Grandir sous la houlette de ces deux êtres aurait fait de lui quelqu’un de moins meurtri dans le fond. Il avoua d’ailleurs qu’il ressentait parfois un malaise à la vue d’autres enfants tout joyeux près de leurs deux parents. C’était si pénible de dissimuler sa jalousie sous une bonne humeur foncièrement fausse. Sa tristesse était telle que par moments, ses yeux versaient un peu de larmes. Il nourrissait une once de rancune à l’égard de la vie, estimant qu’elle était coupable de l’avoir privé de ce droit, de cette richesse qu’on est censé posséder quand on est enfant. Isabel ne douta pas que cette absence parentale fût la plus douloureuse réalité qu’il avait dû accepter durant son enfance, elle lui demanda si, quelquefois, il ne lui arrivait pas de se réjouir que la vie fût comme elle l’était, si la présence de ses grands-parents et Otima, tellement aimants, n’était pas suffisante pour qu’il s’en réjouisse ? Évidemment, il lui répondit, d’ailleurs, que c’était pour cette raison qu’il se sentait un peu ingrat de demander à la vie plus qu’elle ne lui avait donné, bien qu’il fût en droit de le faire. En l’absence de son grand-père, Ma Binongui avait fait de son mieux. Il est vrai qu’elle ne lui avait pas donné tout l’or du monde, que de valeurs, de l’amour, tout ce que l’on possède de beau et d’humain et tout cela valait plus que de l’or aux yeux d’Isabel. Isabel lui disait que la présence des gens qui nous aiment est une richesse inestimable. Quand on prenait conscience de cela, on cessait de se plaindre. « L’Amour dont on nous inonde peut servir de force pour soutenir les lourdes épreuves que la vie place devant les hommes », avait-elle ajouté.
Peu après, sa boisson presque entamée, et puisqu’elle n’en avait plus soif, Joseph prit son verre d’entre ses mains et le déposa sur la table adjacente, s’approcha d’elle, s’affala sans y mettre tout son poids, abouta ses lèvres aux siennes longuement tout en caressant de long en large ses cuisses glabres avec toute la douceur que connaissaient ses mains. Remontant jusqu’à son aine, une chaleur parsema sa main. Il sentit son plaisir monter. Il ne portait qu’un débardeur et une culotte dont il se débarrassa en deux secondes. Elle lui demanda de se retirer, se releva et le temps de retirer sa robe et ses soutifs, il enfila une protection. À découvert, des loches charnues se mirent à gesticuler contre son torse. En tenue d’Adam, elle s’allongea de nouveau et le fruit défendu fut consommé avec passion jusqu’à l’extase des corps.
Une heure plus tard, ils parlaient à présent de tout et de rien. Soudain, l’un des bouquets qui étaient posés sur la table attira l’attention d’Isabel. Elle ne l’avait pas remarqué avant.
— « Les temps déchirés » d’Hallnaut Engouang. Je n’ai jamais eu la curiosité de le lire, avoua-t-elle en le prenant.
— Puisque tu abhorrais la poésie. Mais je t’assure que tu pourrais aimer celle de ce poète. Je te le conseille ? dit Joseph.
Elle commença à le feuilleter. Et, son air fut morose chaque fois qu’elle passait d’une page à une autre. Au bout d’un moment, elle s’arrêta. C’était comme si le titre, le premier vers ou la première strophe du poème sur lequel elle avait fait escale, avait fait un écho particulier dans son cœur. Son air était devenu tout à coup jovial.
— Il n’est pas mal ce poème ! lança-t-elle.
— Lequel ?
Elle lui tendit le bouquet tout en gardant un doigt sur la page.
— « Des mots d’amour ». Déclame-le-moi s’il te plaît !
Joseph prit le bouquet, se racla la gorge pour avoir cette assurance vocale qu’ont les comédiens sur la scène. La seconde d’après, il lui fit un clin d’œil avant de déclamer doucement :
« Et même si les roses cessent d’éclore
Si je te vois comme un jour sans aurore,
Si des mots d’amour disparaissent dehors,
Si ton sourire n’est plus un rai d’or
Si notre vie se rapproche de la mort…
Ma vie, mon rêve, oh mon corps
Je t’assure que je t’aimerai encore.
Je t’aimerai, puisqu’on aime l’amour !
Je t’aimerai un peu plus chaque jour !
Je te dirai des mots tendres de toujours,
Des mots auxquels tu auras recours
Lorsque tu verras éclater un soleil,
Lorsque tu entendras siffler une merveille
Lorsque tu t’enivreras de parfum vermeil… »
Joseph n’avait pas eu le temps d’achever le poème, car des voix familières s’étaient fait entendre au-dehors. C’étaient celles de Ma Binongui et d’Otima. Il se leva précipitamment du lit, remit ses vêtements et sortit en laissant Isabel qui se revêtit en panique. Quand il ouvrit la porte, il ne vit qu’Otima qui déchargeait son panier de légumes dans la cuisine avant de retourner vers la route. Derrière Otima, Joseph fit sortir Isabel qui s’en alla à la sauvette. Joseph la retrouva un instant après sur la route où elle l’attendait. Dans les parages se trouvait Ruben. On ne l’avait plus revu à Ouellé depuis la fin du championnat. En voyant Joseph, il se demanda où il avait bien pu faire tomber le portefeuille qu’il lui avait chipé le soir à la discothèque Le Huit-palmiers car, depuis ce soir-là, il ne l’avait plus retrouvé dans la poche arrière de son jean où il l’avait dissimulé. Aussi, le voir accompagné d’Isabel, dont il n’avait toujours pas digéré le fait de s’être fait éconduire par elle, le jour où il l’avait abordée dans l’intention de la séduire, il éprouva une once de jalousie insoutenable. Le regard qu’il posa sur Joseph fut comme une prévention. Il n’avait pas oublié leur bagarre à la discothèque Le Huit-palmiers, et cela n’avait fait que verser du pétrole au feu. Depuis leur enfance, ils ne s’entendaient déjà pas. Ruben n’aimait pas Joseph. Et cela, sans aucune raison apparente. Mais, de peur que la jalousie n’ensemençât une envie meurtrière dans son cœur, il ferma ses paupières et convoqua ce qu’il tenait pour principes, en son for intérieur. C’était pour lui, la meilleure façon d’annihiler ce sentiment délétère, rivé sur Joseph.
Dans l’après-midi, l’une des amies d’Otima, appelée Nesta avait fait le déplacement pour Ouellé, spécialement pour se faire toute belle par ses mains habiles. Pendant qu’Otima s’occupait de la tête de son amie, Joseph était au salon, les yeux devant la télévision. Nesta souleva un sujet d’actualité.
— La nouvelle fait le tour du pays depuis quatre jours. C’est sur les réseaux sociaux. L’amante amoureuse devenue une mante religieuse.
— Je ne me suis pas connectée depuis quelques jours.
Elle lui montra les nouvelles stars qui enflammaient la toile, quatre jeunes, dont une fille et trois garçons de la vingtaine d’années.
— Si jeunes, mon Dieu ! s’exclama Otima.
— Leurs visages apparaissent dans tous les journaux du quotidien, chacun en ville fabrique à sa manière le déroulement des faits, comme s’il avait été un témoin oculaire. Pires sont les commentaires que font les gens sur Facebook. La fille au coin était en couple avec le défunt, un jeune cadre d’une société de la place. Elle menait une vie de reine avant de commettre le forfait pour une modique somme de deux millions. Elle avait échafaudé le dessein en cheville avec son frère et deux des amis de ce dernier. D’abord, elle pensait simplement le voler mais le vol a vite viré à cet assassinat.
— Elle doit avoir la conscience martyrisée. Comment a-t-elle fait pour en arriver à cette folie ? L’argent obnubile les gens au point d’en faire des meurtriers ? Mais dans quel monde vivons-nous aujourd’hui ? s’attrista Otima.
— Dans le même, depuis la nuit des temps, répondit-elle en lui montrant ses conversations avec ses multiples soupirants qu’elle trompait avec une malice des plus ingénieuses.
Otima et Nesta avaient des personnalités aux antipodes. Otima était prude, Nesta libertine. Elles ne véhiculaient certes pas les mêmes principes, mais cela ne les avait jamais empêchées de se comprendre. Bien qu’ayant plus de différences que de similitudes apparentes, il y avait dans leur relation une sorte de complémentarité, d’autant qu’elles avaient la même conception de l’amitié. Au collège, on reprochait à Otima le fait de traîner avec une telle fille. Sa relation avec elle était tellement critiquée, mais beaucoup ignoraient l’admiration qu’elle vouait à cette fille bien que n’étant pas du même acabit. Nesta fut en quelque sorte le bouclier humain d’Otima lorsque celle-ci fit son entrée au lycée d’État. Cette fille frivole, hurluberlue, au sang chaud l’avait prise sous son aile. Otima était si timide qu’elle n’osait aborder et approcher personne. Alors qu’autour d’elle, aucun condisciple ne voulait tenter une proximité et lui adresser la parole sous prétexte qu’elle était bizarre, Nesta avait été envers elle très sociable. Depuis ce jour, elles ne s’étaient plus quittées, bien que Nesta avait fini par abandonner les études.
— Ma co’o, regarde cet homme, n’est-il pas mignon ? lui demanda-t-elle.
— Qui est-ce ?
— Un dragueur certes ambitieux, mais loin d’être à la hauteur pécuniaire des autres.
Nesta était une jeune femme de vingt-trois ans, svelte et belle. Puisqu’elle avait conscience que la beauté, on ne l’a pas viagèrement, elle se hasarda à faire d’elle ce trampoline qui devait la propulser au pinacle du confort social. Elle était friande d’hommes riches en quête d’assouvir leur libido. Des têtes entièrement d’ébène aux têtes chenues. Les thons et les sublimes. Les blancs et les noirs. Qu’importe, tant que leurs poches étaient pleines. Elle rabrouait ceux aux moyens limités. Ses parents bien que pauvres avaient pu l’envoyer à l’école, cette école qu’elle déserta à leur grande déception en classe de seconde. Non pas qu’elle était bête mais parce qu’elle était pressée d’avoir une vie meilleure. Le chemin de l’école est si long qu’il semble parfois interminable. Les professeurs leur parlaient du sacrifice des valeurs morales, les invitaient à ne pas y être contraintes. Les jeunes sont souvent victimes de leurs rêves. Ils sont certains que le sacrifice de la dignité, l’entorse des valeurs morales est le prix à payer pour qu’ils trouvent une place confortable dans cette société qui leur refuse ce qu’ils estiment être du droit humain. Les mêmes couraient après elles et parvenaient même à mettre certaines dans leur lit. Tous des improbes et menteurs déguisés en bons moralistes, et ces filles cultivatrices de la facilité, comme si une appréciation d’une matière inscrite dans un bulletin trimestriel garantissait le passage en classe supérieure. Quant à coucher avec la moitié des professeurs ? Elle avait énormément souffert du complexe social. Depuis le collège, elle voyait des filles qui n’étaient pourtant pas de familles nanties exhiber avec complaisance un luxe extrême dont on suspectait une origine malsaine. C’est de là que naquit son complexe. Mais, elle était encore apeurée pour s’immiscer dans leur carcan vénal. Pour avoir ce qu’elles possédaient et puisque ses parents étaient dans l’incapacité de satisfaire ses desiderata, quand elle eut franchi l’adolescence, elle fut pleine d’assurance. Le courage et la curiosité étaient devenus ses qualités. Ayant conscience de la valeur que donnent les hommes au plaisir, elle n’avait guère hésité à mettre à profit ces atouts que le temps lui avait révélés. Les hommes deviennent fous pour des fesses qui jubilent dans un jean ou pour une poitrine qui peine à se contenir dans son soutif. Ils vous offriraient insoucieusement leur vie pour une partie de jambes en l’air, une envie pressante et fugace, comme si chacune d’elle apportait une satisfaction inédite. Elle goûtait aux délices qu’offre ce monde, elle menait la vie dont elle rêvait et disait alors qu’elle pouvait se ficher de mourir sans préavis puisqu’elle était largement repue de cette vie pour désirer une autre. La complexité l’avait extirpée du creuset de la misère dont elle était captive depuis la naissance mais à quel prix ? Celui de sa dignité.
— Tu exagères. Tous ces gars que t’as déjà ne sont donc pas suffisants ?
— Il faut bien collectionner pour avoir beaucoup plus que ce qu’il en faut.
— Au fait, celui dont tu m’as parlé récemment, où en es-tu avec lui ?
— Je l’ai évincé, c’était un fauché. Je lui avais juste demandé 25 000 FCFA pour ma coiffure, il ne m’avait plus répondu. Et tu sais le comble, quand je lui avais dit qu’aucun homme ne pouvait se prétendre être digne de moi en étant aussi radin et pauvre, le frustré m’avait recommandé de faire une comparaison intellectuelle et morale, pour voir s’il ne valait pas mieux que la majorité des hommes de Masuku. Je l’avais bloqué sur-le-champ. Et puis, c’était même un vilain. Il était hors de question que je m’acoquine à lui, qui n’avait même pas un sou pour que je fasse abstraction de sa laideur.
— Soit, deux corps sont attirés, soit deux cœurs s’aiment et l’amour va bien au-delà de cette attirance que les yeux astreignent le corps de ressentir.
Joseph ne connaissait pas grand-chose sur Nesta, et il s’était souvent posé la question : « Quand une femme qui a été matérialiste et appâtée par l’argent toute sa jeunesse devient plus tard mère d’un garçon, celui-ci devenu adulte, quel genre de femme, cette mère lui conseillera-t-elle ? »
— Et l’autre donc ? continua Otima.
— Celui-là, son cas est pire. Il ne fut même pas capable de m’envoyer ne serait-ce que du crédit de 5000 FCFA. Il ne m’a plus répondu après cette demande. J’ai fait comme avec le précédent.
— Juste pour si peu ?
— Mais tu crois quoi ? Si ce n’est que pour 5000 FCFA qu’il a fui, c’est qu’il ne pouvait jamais tenir. Tu sais que mes besoins sont grands et si les poches des hommes sont vides, ça ne peut pas marcher avec moi. Je ne peux pas être avec un homme dont les moyens ne sont pas en proportion avec mes besoins et exigences.
— Je trouvais Gaby si accort. Tellement gentil, sincère et amoureux.
— Toi tu n’as pas oublié celui-là avec sa folie amoureuse ? Certes, il était gentil, mais était devenu trop collant.
Parfois, l’on devient collant avec la personne qu’on aime lorsqu’on a le pressentiment de bientôt la perdre. Et ce qui est imbécile en cela, c’est qu’on ne voit même pas que cette attitude précipite son départ, et en devient ainsi le prétexte raisonnable.
— Et de cela, tu lui en as tenu rigueur.
— On n’était plus des gamins.
— Tu sais qu’on ne se rend pas toujours compte de la valeur d’une personne jusqu’à ce qu’on la perde. J’ai toujours le dernier mot qu’il t’avait adressé.
Otima entra dans la maison et en sortit avec un papier en main. Elle le déplia et lut le contenu :
« La fleur que la rosée a rendue belle,
S’est mêlée au cactus tout près d’elle
Épineuse est-elle alors devenue,
Et la rosée ne l’a plus reconnue
Bientôt laide, quand plus de rosée
Pour revigorer sa beauté exposée,
À la cruauté du cactus lassé
Après l’avoir tant caressée.
La fleur, alors lésée telle une dissolue
A fini par se gruger de moult regrets
Désespérée, elle a pleuré sans arrêt
Mais jamais la rosée n’est réapparue. »
— Il avait tellement envie de te crier comme il t’aimait. Pas pour que tes oreilles l’entendent, mais pour que ton cœur le sache. Malheureusement, la réalité était que, même s’il l’avait fait avec le plus grand volume, tu n’entendrais pas puisque ton cœur lui avait interdit l’accès.
C’étaient de jolis vers que venait de déclamer Otima. Les poètes estiment que seuls les mots peuvent diriger le rêve vers la réalité, faire capituler l’indifférence et puis séduire un cœur quelconque, aussi rêche soit-il. Ils pensent qu’il suffit de déposer les mots les plus tendres et sincères dans l’oreille d’une femme pour que celle-ci enjoigne à son cœur de s’émerveiller ou de s’émouvoir. Otima ne comprenait pas qu’on puisse perdre quelqu’un qui nous aime pour une question d’argent. Si la séparation est inévitable, dans ce cas qu’elle ait comme prétexte un défaut comportemental autre que celui de l’argent. Elle ne comprenait pas qu’on puisse perdre une personne qui nous montre autant d’amour pour une raison aussi éphémère.
— Laisse le passé où il est, on n’est plus en seconde. Je l’avais trouvé bien à un moment de ma vie où j’avais besoin de ce genre de personnalité pour mon équilibre. Je l’avais trouvé bien parce qu’autour de moi, les perspectives étaient trop étroites. Du coup, il m’avait semblé être, non pas forcément le choix idéal, mais le plus adéquat. J’étais jeune et je croyais en l’amour. Il était gentil, mignon, talentueux et plein d’humour. Je m’étais dit que ses caractéristiques étaient bien suffisantes pour qu’on ait une relation forte. Quelle illusion d’adolescent !
— Lui qui voulait que tu sois le premier soleil que ses yeux voient au réveil, qui s’était battu pour être à la hauteur et mériter ton regain d’amour, croyant que tu reviendrais à lui. Il le faisait si obstinément qu’au bout du compte, il avait compris que c’est toi qui n’étais pas à la hauteur du sien et ne méritais ni sa considération ni son amour. Lorsqu’il m’avait remis cette lettre pour te la donner, son visage était empreint de tristesse, mais je sais qu’elle n’était pas moindre que sa déception de savoir que tu étais devenue si matérialiste.
— Tu crois quoi, ma co’o ? Dans la vie, toutes les relations humaines ne sont indéfectibles que parce que l’intérêt est mutuel. Aussi, si l’amour donne à manger à une relation, l’argent donne à boire et tu sais qu’on meurt plus vite de soif que de faim. Quand tu te décideras, enfin, de te mettre en couple, tu verras que c’est ce qui fait fonctionner les relations. Et puis même, je lui avais proposé mon amitié. Mais pour lui, la rupture d’une longue relation amoureuse a forcément pour remède l’éloignement et l’oubli mutuels des concernés.
À entendre Nesta, Joseph pensa à ce que leur avait dit monsieur Oprel une fois en classe. Il avait fini par devenir aussi chic et friqué que l’homme qui lui prit sa petite amie jadis. Celui pour qui elle le largua parce qu’il n’avait rien de plus à lui offrir que le peu qu’il pouvait. Ajoutant que s’il n’avait pas travaillé avec détermination et tant d’acharnement, ces jeunes filles d’aujourd’hui qui aiment dire en vous toisant de la tête aux pieds « tu n’as rien à m’offrir, passe ton chemin » ne l’auraient jamais regardé. De la même manière, de nombreux jeunes hommes perdent leurs petites amies aujourd’hui pour lui. Joseph avait en réalité pitié pour ces nombreuses filles comme Nesta qui ne nourrissaient point la certitude qu’un jour, ces derniers deviendraient tels que les hommes derrière qui elles courent, voire mieux sur le plan financier. Il avait pitié de leur obsession et impatience pour les choses qui étaient largement au-dessus des moyens de ces jeunes qui les aiment sincèrement et veulent construire un avenir avec elles.
— Un jour, tu seras désolée d’avoir fini par le traiter avec dédain, dit Otima d’un air grave.
— Un jour. On verra…
— Ne dit-on pas que c’est souvent dans l’avenir que sont confessés d’innombrables regrets parce que l’impatience de certains les aurait contraints à chambouler leur vie ? J’espère que tu changeras ta manière de penser, ton côté matérialiste peut te causer préjudice ou te pousser à la folie comme la sœur.
— Non ça ne risque pas d’arriver. Pas jusqu’à ce point. Et puis, je suis peut-être matérialiste mais pas meurtrière, grande sera toujours la frontière.
— Traire les hommes, se jouer de leur cœur est aussi une forme de meurtre.
— Pardon, ne commence pas avec tes prêchi-prêcha. Toujours en train de te faire juge de la morale.
— Un jour, mes propos moralisateurs te seront bénéfiques.
— Mais c’est que des fois tu peux être désopilante, soupira Nesta.
— Les grands mots ! Ne me complexe pas, oh la co’o !
— Ah ! Tu veux quoi ? C’est cela, avoir des prétendants cultivés.
La tête de Joseph vint s’encadrer dans la fenêtre à l’arrivée de Mbou qui s’interféra dans la conversation des deux filles avant d’entrer dans la maison.
— Jojo, faut trouver un homme célibataire à ta tante, dit Nesta en le regardant d’une manière particulière. Dans son regard regardant, il y avait une douceur.
— Les hommes célibataires ici sont comme des chômeurs à la recherche de travail, ils déposent leurs CV de belles paroles partout où ils peuvent et quand un cœur succombe, ils ne sont même pas fichus d’y être fidèles, il faut aussi qu’ils soient des vacataires autre part, répondit Otima.
— Le plus important c’est savoir que tu es celle qu’il aime, ne penses-tu pas ? demanda Mbou.
— Non, le plus important en amour, c’est la fidélité, on ne peut prétendre aimer, offrir notre sincérité en échange de votre infidélité, les deux ne se valent pas.
— Mais pour un homme, aimer une seule femme c’est limiter l’amour de son cœur, si vous saviez tout l’amour que regorge le cœur d’un homme, vous approuveriez qu’il le partage avec nombreuses autres femmes de la terre.
— Et donc, celui d’une femme comporte moins d’amour peut-être ? dit Nesta.
— Le cœur d’un homme doit orienter tout son amour vers une seule femme, et non à une multitude de femmes, je déteste les hommes qui pensent comme toi Mbou, lâcha Otima.
— Ah, les femmes, que voulez-vous de plus ? Même si vous étiez les seules bénéficiaires de l’amour de notre cœur, vous trouverez encore des raisons de vous plaindre, intervint Joseph.
— Et vous les hommes, même si tous les diamants les plus beaux et rares de la terre rayonnaient sur nos corps, vos yeux s’éblouiraient toujours à la vue d’une autre femme, dit Nesta en guise de réponse.
— Nous ne voulons que votre fidélité, mais comme le mensonge est votre apanage, nous en serons toujours les victimes, ajouta Otima.
— Je comprends, mais penses-tu vraiment que dans la population mondiale, les deux genres sont équitables ? Imaginons que sur cette terre, il y a plus de femmes que d’hommes, ce qui signifie que si chaque homme demeurait fidèle à sa bien-aimée, nombreuses mourraient solitaires, est-ce donc bien ainsi ? Il faut donc parer à ce déséquilibre.
— Vraiment ridicule comme manière de voir les choses, Mbou.
— Et si ce sont plutôt les hommes qui sont plus nombreux ? Les femmes devraient-elles alors se permettre d’aimer et sortir avec plusieurs hommes ?
— C’est bon, tu as gagné ! lança Mbou qui voulait clore le débat étant à bout d’arguments.
La coiffure de Nesta avait pris à Otima près de deux heures. Nesta aimait l’extravagance, ce qui demande alors beaucoup de précautions et de temps pour en venir à la satisfaction. Nesta composa un numéro enregistré au nom de DG, ce qui amusa un peu Otima.
— Tu sors même avec un DG ? demanda-t-elle.
— Hum curieuse ! Mais non, il est le dg de mon cœur.
— Je croyais qu’aucune de tes relations n’était sérieuse.
— C’est le cas, mais même dans l’amusement, il faut bien reconnaître qu’il y a certains qui se distinguent, et c’est le cas de celui-ci, il est le seul à me transporter au septième ciel.
— Dans ce cas, il est le DG de ton corps.
— De tout si tu veux.
Toutes les deux éclatèrent de rire. Le DG ne se fit donc pas prier pour décrocher.
— Chéri, t’es où ? J’ai terminé les tresses, viens me chercher, s’il te plaît.
Voyant l’air confiant de son amie qui virait à la déception, Otima comprit que le DG n’était pas disposé à venir la chercher à Ouellé.
— Alors ? fit-elle ironiquement.
— Il a beaucoup de travail, il ne peut pas se libérer maintenant.
— C’est le seul à être véhiculé ?
— Non, il y a un autre, mais malheureusement, il est actuellement à l’étranger. Envoyé par la société.
— Ah, tu veux quoi ? Tu feras comme tu es venue, ce ne sont pas les taxis pour Masuku qui manquent.
Otima accompagna son amie au carrefour.
Debout au carrefour, attendant que le taxi fasse le plein, un jeune homme s’approcha ; c’était Ahmed, le fils du vieux Ivela.
— Et moi non ! Et puis, d’où est-ce qu’on se connaît pour vous permettre de me tutoyer ? demanda-t-elle sur un ton hautain.
— Excusez-moi ! Alors puis-je savoir votre identité ?
— Jamais !
Nesta le pensait campagnard, rien de plus et ne voulait même pas lui donner le temps d’exposer son laïus. Otima ignorait d’où lui venait ce flair quand il s’agissait de distinguer les gens qui avaient de l’argent de ceux qui n’en avaient pas. Ahmed était loin de lui plaire, vu son refus ostentatoire. Mais, ne voulant pas les lâcher, il continua :
— Je vois. Je ne veux pas vous importuner davantage. Ton amie n’a-t-elle pas de prénom et de numéro de téléphone ?
— Elle s’appelle Nesta.
— Et je n’ai pas de téléphone, s’empressa d’ajouter Nesta encore avec un rictus de mépris.
Ahmed fit l’homme abasourdi. À croire que ne pas avoir de téléphone en ce XXIe siècle était mensonger, à la limite même aberrant.
— Mon phone m’a été volé hier, ajouta Nesta comme pour le convaincre.
Ahmed ayant été refroidi se contenta du prénom de Nesta.
Après avoir embarqué, Otima demanda à Ahmed s’il avait de la force. Celui-ci tout hilare répondit que oui tout en faisant un poing pour faire poindre les racines musculaires de son bras droit afin qu’elles en témoignent. Comme quoi, il avait entendu sans comprendre le sens de cette phrase.
— De la force financière. Va quérir cette force et tu feras taire le désintérêt que cette fille vient de te montrer.
Comment savoir si une personne en valait la peine ou pas ? Se demandait parfois Otima. Pour sa part, on devrait d’abord avoir la certitude et donc lui donner une occasion de prouver ce qu’elle vaut ; d’une manière morale, pas forcément pécuniaire ? Tellement de bonnes personnes qu’on rejetait parce que notre intérêt seul comptait. Pour peu que cet intérêt n’y fût pas, la valeur humaine non plus. Tout le monde avait toujours besoin d’argent de tout le monde, mais ce n’était pas tout le monde qui avait besoin d’attention, de considération ou d’amour de tout le monde. Telle était la réalité. Il y avait certaines personnes comme Nesta qui en recevaient déjà d’un groupe de personnes. Alors, s’en contentaient et n’en avaient plus besoin de ceux de quelqu’un d’autre. Soit dit en passant, l’on pouvait observer que les uns n’avaient aucune considération pour les autres. Même quand ils se montraient aussi bons, ils n’étaient même pas estimés comme ils le devraient. Cette réciprocité désirée ne leur était même pas accordée. Ils se retrouvaient ainsi obligés d’avoir de l’argent pour acheter cette réciprocité.