Chapitre 11

 

 

 

On était au dix-neuvième jour du mois de septembre. Les hommes avaient coupé quelques feuilles de palmier et apparié à des bois piqués dans le sol pendant que les femmes derrière la maison rissolaient déjà de nombreux plats. Deux tentes furent disposées face à face dans la cour du vieux Ivela. Une hutte fut également montée et attifée. Tout le décor était déjà planté quand midi se pointa sous un soleil au zénith. Dans l’attente du futur gendre et de sa famille, le volume de la musique était si fort qu’il incitait plusieurs habitants du quartier à se faire inviter d’eux-mêmes.

Un quart d’heure après, quelques femmes se postèrent à l’entrée de la concession. Parmi elles, une femme graisseuse, au sang chaud qu’on pouvait d’emblée confondre à Ma Ndjôghô. Elle était la benjamine du vieux Ivela venue de « La ville des oiseaux ». Elle tenait entre les mains une corbeille. Ensemble, elles avaient fait une sorte de rempart qui empêcherait la future belle famille d’entrer en toute gratuité. Quand celle-ci arriva une heure après et vit le passage obstrué par ces femmes, elle ne fut point surprise et naïve. Ayant tout à fait compris la raison de ce passage, elle versa une somme dans la corbeille. Ainsi, le passage leur fut autorisé sous les regards satisfaits de la famille de Séti déjà bien assise sous l’une des tentes. On les autorisa à prendre place et aussitôt, la musique cessa. Le silence fit place et les pourparlers furent engagés.

Ce fut du côté de la famille de la femme que la parole se fit entendre premièrement. Un des cadets du vieux Ivela, qui vivait également en ville et encore dans la fleur de l’âge se leva de sa chaise, se poignit dans l’espace qu’il y avait entre les deux tentes et s’exprima plus de deux minutes dans un idiome inaccessible à toute l’assemblée. Puis, il rejoignit sa chaise. La belle famille ayant également son représentant orateur se fit entendre. Un homme se leva de sa chaise, à son tour, salua tout le monde et demanda, poliment, que le représentant de la famille de Séti puisse utiliser une langue que tous ceux qui étaient présents comprendraient. Il avait joint un geste à sa parole en sortant de sa poche un billet qu’il déposa au pied du représentant de la famille de la future femme, avant de rejoindre sa chaise.

Les pourparlers durèrent plus d’une heure. Après ça, derrière la tente sous laquelle était installée la famille de Séti, un groupe de femmes sortit en modulant le même chant. La tête courbée, un petit panier derrière le dos, le visage couvert d’un éventail et dans la main une corbeille d’osier, Séti avança pas à pas en dansant au rythme de ce chant que les autres femmes vêtues de raphias scandaient. Une autre des tantes de Séti, en tête, tenait un tabouret. Séti fit un tour devant les deux familles pendant un laps de temps, allant du flanc de sa famille à celui de sa belle-famille. Puis, elle s’immobilisa devant ses pères. Son oncle paternel se leva et la fit asseoir sur le tabouret que sa tante avait déposé. Toujours la tête courbée, la main tenant l’éventail qui dissimulait son visage. Elle ne disait aucun mot. La musique cessa.

À ce moment, le futur gendre fut autorisé à venir reconnaître sa femme. Quand ce fut fait, elle enleva l’éventail de son visage. Séti n’avait jamais été aussi belle. Loin de la gérante de La Canne. On fit par la suite étalage de la marchandise : une centaine de pagnes wax, une vingtaine de palettes de jus et de vin, une cinquantaine de bouteilles d’alcool, des sacs de riz, de grosses marmites auxquelles s’ajoutait une somme d’un million et demi de FCFA. C’était le montant de la dot. Comme jamais le futur gendre n’avait fait les présentations avant, il avait dû s’acquitter aussi de ce devoir, en donnant une somme de 300 000 FCFA et quelques biens matériels.

Après cette étape, le futur gendre alla vers la belle-famille avec une cuillère, énonça ses vœux et déposa la cuillère au pied de Séti. Prendre la cuillère et la remettre à ses parents était la preuve de son consentement. Séti se leva alors et se dirigea vers la famille de son mari, ce qui apeura quelques-uns car rapporter la cuillère vers ces derniers revenait à refuser le mariage. Toutefois, tout le monde fut soulagé de savoir que cela n’était qu’une feinte. Elle remit bel et bien la cuillère à monsieur Ivela Eugène et lui dit, tout heureuse, que c’était l’homme qu’elle avait choisi pour le reste de sa vie, son « Terminus ». Les cris se firent, le bonheur était à son comble.

La cérémonie allant à son terme, l’orateur de la famille du nouveau gendre du vieux Ivela prit une enclume et vint la taper lourdement sur le sol au pied de Séti, de telle sorte que l’impact laissât entendre un son. Elle posa ses pieds dessus. Le mariage était enfin scellé. Séti fut conduite sous la tente de sa nouvelle famille et on la fit asseoir sur la jambe d’une autre femme. Quant à l’homme, il fut conduit sous la tente opposée et on le fit asseoir près de ses beaux-pères. Un moment après, le couple avança au pas cadencé sous les cris et les acclamations vers la hutte. On les prit en photos, les félicita durant une vingtaine de minutes.

Le banquet fut ouvert une fois la séance photo terminée. Il y avait une variété de mets posés sur des tables en longueur. Quelques tables à ciel ouvert et d’autres dans la grande maison du vieux Ivela avaient été installées et décorées. Joseph, Mbou et Mpiga avaient déserté le poste de sécurité. Et puis, ils ne faisaient vraiment pas grand-chose. Ils prirent une table. Isabel était près de Joseph. Jamais le vin ne fut autant servi par Ondjuri et Mutu qui faisaient partie des hôtesses. Au grand plaisir des jumeaux qui ne plaisantaient pas avec l’alcool contrairement à Joseph et Ndossi. Papa Saga fut tellement servi qu’il finit par s’endormir. C’était bien le vin qui l’avait bu cette fois-ci. Ma Binongui et les parents de Dissiale bien que présents dans la salle, ignoraient donc ce qui se passait dehors. Au bout d’une heure, Joseph se retira de la fête avec Isabel. Ils marchèrent vers l’école privée Conodas. Puis, s’arrêtèrent juste à côté de la maison inachevée qui servait de logis aux margouillats. La musique leur parvenait à peine. Ils s’assirent, elle fit adosser sa tête contre son épaule.

— Isabel, crois-tu que tu m’attendras les grandes vacances prochaines ? lui demanda-t-il d’un air songeur.

— Crois-tu que tu ne m’auras pas déjà oubliée pour une autre ?

— Jamais ! « Loin des yeux, près du cœur ». À quand est prévu ton voyage ?

— Je l’ignore. Mais pas avant mi-octobre en tout cas.

Joseph s’était déplacé pour la capitale que par la pensée en regardant des livres, les informations aux chaînes télévisées qui présentaient brièvement l’État du pays, ou par l’entremise de ceux qui venaient très souvent passer leurs vacances à Ouellé. Ceux-là se donnaient à cœur joie de faire des éloges sur la capitale et d’arborer leur vantardise, car le simple fait d’avoir inhalé la fragrance de la capitale leur offrait une notoriété qui l’amusait.

— Faisons confiance au destin, lui répondit Isabel en souriant.

— Oui. De toute façon, les jours passent au même rythme que les battements d’ailes du colibri.

— Tu as raison, mais quand on pense beaucoup à quelqu’un loin de nous, le temps semble ralentir et les jours avancer à pas de limace.

— Même si le temps restait suspendu, je t’attendrais. Ce n’est pas lui qui nous privera des retrouvailles. Il sait comme on s’aime.

— Tu ignores que le temps est un ennemi de l’amour ? Il regarde deux êtres qui s’aiment et ricane car il sait que rien de ce qu’ils peuvent semer ne sera éternel.

 L’amour rime avec toujours, notre relation en sera la preuve, j’en suis sûr…

Sur ce, tous deux, comme d’un commun accord, fixèrent le ciel d’un air joyeux, une myriade d’étoiles s’y étaient déjà installées.

— Le temps est de notre côté Isabel, murmura-t-il.

— Retournons à présent, tu veux bien ?

— Oui, bien qu’être avec toi me fait perdre la notion du temps et naît alors dans ma pensée le besoin d’un moment éternel.

— Toi donc, fit-elle avec le sourire en coin. Au fait, il faut que je te dise quelque chose. J’ai une tante qui se marie aussi dans deux semaines à « La ville des oiseaux ». Elle a demandé que Dissiale et moi venions la semaine prochaine pour aider dans les préparatifs.

— Deux semaines sans te voir, dit Joseph quelque peu triste.
— Mais tu penseras à moi n’est-ce pas ?
— Beaucoup et tu me manqueras.
— Toi aussi.

Joseph rapprocha ses lèvres jusqu’à ce qu’il n’eût nul centimètre d’écart. Une jonction qui dura plus d’une minute s’en suivit.

— Comme j’aime la douceur de tes lèvres ! lui dit-il.

Il se leva en premier, l’instant d’après et lui donna la main pour l’aider à faire autant. Debout, elle se blottit contre lui et lui donna un dernier baiser. Juste à ce moment, Joseph désira plus. Il la conduisit à la maison. Il avait les clés sur lui. Il ouvrit rapidement la porte et la referma. Tous les deux se fondirent dans l’obscurité de sa chambre. Personne ne fut témoin de ce qui s’en suivit.

Un moment plus tard, ils retournèrent à la soirée où tout le monde était déjà en train de danser. Quand ce fut minuit, Isabel, Dissiale et leurs parents quittèrent la fête pendant que Joseph et les autres continuèrent jusqu’au lever du jour.