Chapitre 12

 

 

 

Après avoir pris son petit déjeuner, Joseph prit le chemin de la cité 30 décembre.

Les histoires insolites n’étaient pas récurrentes à Ouellé. Celui qui était chargé de déboucher les canalisations de la cité 30 décembre une fois par mois fut le premier à faire le constat d’un fœtus dans un caniveau en ce matin-là. Joseph se joignit à la foule de curieux. Sans manifester de réaction, son regard, comme ceux rembrunis, abasourdis et consternés de certains, était suspendu sur le petit être qu’on avait sorti du caniveau et disposé sur un sachet. De sa vie, il n’avait jamais vu un être aussi petit. Il était cambré, tout rose, ses yeux étaient fermés. Exposé comme un objet rare dans un musée, il fut scruté et soumis à des commentaires. Bien entendu, les enfants ne furent pas autorisés à voir cela. Alors que nombreuses femmes gravement touchées, présentes blâmèrent et condamnèrent cet acte jugé criminel, traitèrent de sorcière, meurtrière et ignoble l’auteur inconnue de cet acte, en pointant du doigt les jeunes filles de la cité, seule, Ma Ngompaza s’accorda le bénéfice du doute. « Cet avortement, songea-t-elle n’en était peut-être pas un, mais une fausse couche. » Seulement, à Ouellé, on aimait à se pencher le plus sur le mauvais côté des choses. Une femme avait dit que ce devait être un enfant de quatre mois. On se demandait qui avait eu cette méchanceté d’interrompre le processus de vie d’un être qui n’avait pas demandé à être conçu. Les avortements, si celui-ci en était réellement un, n’étaient pas inexistants à la cité 30 décembre, on savait sans preuve que nombreuses pratiquaient cela mais en avoir une, si nette ce matin-là était surprenant. Cette découverte sans doute, resterait à jamais ancrée dans la mémoire des gens d’Ouellé.

 

Quelques jours après la découverte du fœtus dans le caniveau, Joseph s’était rendu au carrefour pour un travail. Le salon de coiffure d’Ondjuri était un petit bâtiment écru, planté non loin du Collège Ouellé-Sucaf. Il allait rouvrir ses portes. C’était l’unique salon de coiffure à Ouellé. Auparavant, il recevait tant de clientes et pas des moindres. Des femmes de cadres qui n’avaient pas de réticence à claquer plus de 50 000 FCFA pour leur beauté.

À la demande d’Ondjuri, Joseph et Ndossi devaient déblayer les contours et refaire la peinture. Après avoir terminé de le faire, ils se rendirent à la rivière de Mbami. Celle-ci se trouvait derrière l’école publique Ouellé-Sucaf qui se trouvait, elle, après un pâté de maisons du camp du Mèze. Il fallait longer une longue route. Plus de deux années s’étaient écoulées avant que les gens, de nouveau, revinssent plonger dans la rivière de Mbami qui fut autrefois le lieu d’une tragédie.

C’était un vendredi 13 du mois, « Le jour des mauvaises circonstances », disait-on à Ouellé. Joseph et Ndossi attendaient impatiemment les jumeaux, assis sur un banc devant une boutique de l’autre côté du marché. Ils avaient décidé d’organiser un pique-nique. Au bout de trente minutes, visiblement las de cette attente, Joseph se décida de faire un tour à la cité 30 décembre pour savoir où en étaient Mbou et Mpiga. Mais au même moment qu’il avait traversé la route, l’ambulance du dispensaire avait jailli et pris la direction du camp du Mèze. La curiosité avait imposé le frein à ses jambes. Faisant volte-face, Ndossi et lui décidèrent, de ce fait, de suivre les traces des pneus de l’ambulance. Ceux-ci les menèrent vers la même rivière prévue être le lieu de leur pique-nique. Un monsieur qu’ils avaient croisé en chemin les avait interpellés, et leur avait dit que le corps d’un jeune garçon venait d’être découvert sans vie.

Tout le monde avait compati pour cette perte. Il avait été révélé que le garçon, qui était allé pêcher, s’était noyé. Mais, la contusion découverte à l’arrière de sa tête laissait penser à un meurtre. Dater de ce triste jour, Mbami n’était plus autant fréquentée qu’autrefois. Certains parents qui avaient porté un regard sceptique sur cette noyade, qui s’apparentait à un meurtre, avaient interdit à leurs progénitures d’y remettre les pieds. Cependant, les années s’étant écoulées, tout le monde avait fini par oublier.

 

Il était quatorze heures. Plein d’enfants barbotaient dans la rivière. Aussitôt arrivés, Ndossi s’était jeté à l’eau comme ces enfants tout nus qui faisaient des acrobaties spectaculaires. Des saltos avant et arrière se succédaient. D’autres jouaient au cache-cache sous l’eau qui bruissait sous les assauts répétitifs. Les mains battaient, la rivière était devenue une sorte de tam-tam. Le Soleil attisait la soif de sentir l’eau de Mbami sur le corps.

Joseph et Ndossi, étant à la rivière, ignoraient donc ce qui se passait pendant ce temps ailleurs. En effet, Ma Ndjôghô s’était rendue au quartier. Elle avait appris que, on ne savait de la bouche de qui, son mari entretenait une relation avec une jeune fille du quartier. Et dire que cette femme était si imposante qu’on ne pouvait croire qu’un jour sa dignité s’infléchirait sous le poids de la jalousie.

La scène qui se déroula au quartier marqua certains qui en furent témoins.

— Où est cette tuée-tuée qui sort avec les maris des gens ? fulmina Ma Ndjôghô à peine entrée dans la concession du vieux Ivela pendant ce temps en brousse avec Ma Kengue.

Ahmed au bar, et Didi, certainement dans un champ de cannes, Ma Ndjôghô fut accueillie par la prétendue maîtresse de son mari. Quelque temps après la découverte du fœtus à la cité 30 décembre, Ondjuri était revenue au quartier.

— Toi que j’ai vue hier là, tu veux aussi me prendre mon mari qui pourrait avoir l’âge de ton père ?

— Pardon, je ne te permets pas de me parler de la sorte. Si ton mari est plus épanoui avec moi au corps de mannequin plutôt qu’avec toi, est-ce mon problème ?

— Ah, donc tu avoues coucher avec lui.

« Les jeunes filles qui partagent les hommes avec leurs mères n’ont plus de considération à leur égard et ont même le courage de se mettre sur le même piédestal qu’elles », dit un spectateur.

— Bien même, au moins j’arrive à lui faire ressentir des choses que tu ne lui as jamais fait ressentir.

Ondjuri parlait et dans sa voix on lisait bien l’intention de rabaisser Ma Ndjôghô. Ne disait-on pas qu’il était préférable de souvent se taire car la parole, loin d’être une faiblesse peut-être nuisible ?

— Je n’ai pas peur de ton corps d’éléphant, finit-elle par lâcher en soutenant le regard de Ma Ndjôghô.

Qui donc ignorait la langue bien pendue d’Ondjuri ? Il fallait avoir de l’audace pour s’adresser ainsi à une femme de la trempe de Ma Ndjôghô. Les rumeurs racontaient même que son mari la craignait. Lui attribuer un tel qualificatif fut sans aucun doute la pire erreur qu’avait dû commettre Ondjuri l’irrévérencieuse.

— Mon corps d’éléphant ? Attends que je m’écroule sur toi, insolente souris !

Aussitôt ces paroles prononcées, elle saisit la jeune fille par les mèches, nouvellement installées sur sa tête, l’attira vers elle, et lui mit une baffe bien appliquée sur la joue, si puissante que l’empreinte de sa grosse main fut visible.

Ma Ndjôghô ne s’arrêta pas là, elle continua à la rouer de gifles, lui déchira ce peu de choses qui couvraient quelques parties de ce corps dont elle se targuait. Au grand plaisir des jeunes garçons présents. La souris, comme elle l’avait qualifiée à son tour, n’avait évidemment aucune force de défense. Il y avait pourtant des témoins, mais ces derniers, on aurait dit qu’ils avaient impatiemment attendu ce jour où Ondjuri se ferait humilier de la sorte. Elle était d’une inconduite qu’il fallait régresser. Chacun éprouva plus de plaisir que de pitié. De plus, devant une si belle nudité offerte gratuitement, qui voulait voir cesser le spectacle ? Même parmi les femmes, aucune ne voulait prêter main-forte à Ondjuri. Ah, les gens ! Pour peu qu’on apprécie point quelqu’un qui se trouve dans une mauvaise situation, on estime qu’il le mérite. N’eut été l’intervention de Ma Binongui quelques minutes plus tard, Ondjuri aurait passé un séjour à l’hôpital.

La fin du mois était toujours attendue avec impatience par certains ouvriers de la Sucaf. Quand ils touchaient leur salaire, ils étaient tiraillés entre les abus et les retenues dépensières. Quelle joie pour les tenanciers de tous ces lieux bachiques d’Ouellé ! En de telles occurrences, les caisses absorbaient des billets à n’en plus pouvoir les contenir. L’on troquait autant de billets contre autant de bières que l’on pouvait consommer. Les pourboires s’élevaient et les sourires des gérantes devenaient réciproques.

Ce jour-là, papa Saga avait pris le chemin qui mène à La Canne au lieu de celui qui mène à sa maison. Pendant qu’il buvait paisiblement, une femme pénétra le bar et se dirigea vers la table sur laquelle il buvait. C’était Ma Ndjôghô.

Après la correction qu’elle venait de donner à sa présumée rivale, elle était venue s’en prendre à son mari. À peine, le père de famille s’était-il fait servir d’autres bières. Avait-il fini d’entamer plus de cinq. Elle le tint au collet, le leva malgré lui avec force et le traîna jusqu’à la sortie. Le pauvre avait quand même eu le temps de jeter un dernier coup d’œil morose sur celles qu’il n’avait pas encore entamées. Les autres qui buvaient autour ne se retinrent pas de se moquer. « Si j’étais lui, j’aurais donné à cette femme hommasse une bastonnade qui l’aurait aussitôt fait maigrir. Comment un homme peut-il se faire humilier publiquement par sa côte ? », se demanda Ahmed qui buvait sur une table au coin avec son ami Ngadi. Tous les deux furent choqués de cette scène inédite.

Les injures et cris se poursuivirent tout au long du chemin. La femme tenait toujours son mari par le collet, il faut dire que ce n’était pas la force qui manquait à cette dernière. Les pas de son mari obéissaient à son rythme. Les regards des passants conspuaient cet homme dont le statut d’homme avait été noyé par cette humiliation. Cet homme qu’on traînait sous le soleil courroucé comme un gamin qui aurait commis une bêtise. Cet homme dont le regard évoquait une impuissance et qui réclamait foncièrement le secours, cet homme qu’on traînait pour châtier durement sous les yeux de ses enfants. Quelle opprobre ! On se rappela pourtant que deux ans plus tôt, cette même femme au corps imposant avait reçu une bastonnade de ce même maigre mari. Triste réalité de constater que cet homme s’était amolli dans l’alcool au point de ne plus tenir tête à sa femme. Le temps avait contraint l’échange des rôles dans cette famille. Qui portait la culotte dans ce foyer ? Tout le monde le savait désormais. Depuis ce jour, on ne vit plus jamais papa Saga dans un bar. Et Ondjuri avait quitté Ouellé. On disait qu’elle vivait déjà avec un blanc en ville. Ces apparitions à Ouellé devinrent rarissimes.