Le mois d’octobre était arrivé, la saison pluvieuse, avec lui. Depuis le départ d’Isabel, Joseph n’avait pas passé beaucoup de temps avec ses amis.
Un après-midi-là, un grand vent souffla. Des arbres se mirent à se remuer à en perdre maintes feuilles qui voletèrent avant d’échouer au sol. Des nuages sombres s’épaissirent en s’amoncelant lestement dans le ciel qui, grondant par intermittence, se faisait lanciner d’éclairs furtifs. Les aboiements, les miaulements, les piaillements, les gloussements, les bêlements s’estompèrent à mesure que le vent forcissait. Pendant qu’il en était encore temps, les hommes se hâtaient vers leurs pénates, de même que pour les animaux. Ma Binongui avait les yeux rivés au toit. Elle arborait une mine inquiète. Certainement pour cette demeure déjetée qui devait, pour une énième fois et à tout prix, tenir bon sous cette pluie qui s’annonçait violente et profuse. La toiture commença à bouger à un rythme si violent qu’elle ne pouvait s’empêcher de craindre que la force titanesque d’Éole finisse par l’élaguer d’un coup. Alors, comme pendant les précédentes pluies importunes, elle pria sourdement la protection du ciel. Joseph, lui était sorti pour acheter des bougies. Il était monnaie courante que les grandes pluies occasionnaient les coupures d’électricité. Après que des salves de grosses gouttes du ciel s’étaient mises à crépiter sur toutes les toitures des maisons d’Ouellé, une mésaventure arriva au fils de papa Zong. Ce jour-là. Sur une des pelouses du secteur « FC Étoile », tout près d’un canal étroit, on pouvait distinguer à travers la pluie quelques garçons courant après une balle. La pluie n’avait pas interrompu leur jeu. Ils manifestaient d’ailleurs plus d’agitations, comme si elle avait attisé au paroxysme leur amour pour ce sport. Ils couraient, glissaient, se relevaient et couraient encore et encore. Aussi violente que fût la pluie, ils semblaient ne se soucier que de cette balle qu’ils se disputaient gaiement à vive voix. Toutefois, plus la pelouse devenait glissante, plus elle devenait dangereuse. Le jeu s’interrompit quelques minutes après que le fils de papa Zong eut été culbuté par inadvertance hors du terrain, dans le canal qui charriait une densité d’eau vers la rivière de Mbami. Les autres prirent peur et paniquèrent. Le jeune garçon, étant sur la corde raide, entama une lutte qui n’en était que vaine contre cette force du courant qui l’entraînait. De toutes ses forces, il s’efforçait d’agripper ses mains à la verdure détrempée et glissante. Son coéquipier Petit Beni avait couru dans l’immédiat et tous les autres jeunes lui avaient emboîté le pas. Ayant pu devancer son coéquipier Petit Beni, dans une première tentative, il essaya de le sortir en lui tendant un bois. Mais cette tentative ne fut guère efficiente. L’eau continuait à l’emporter. Joseph qui s’était abrité sous l’auvent d’une boutique constata au loin la course progressive des jeunes qui lui semblèrent tout effarés. Interpellé par leurs cris quelque peu audibles, car couverts par le bruit pluvial, il accourut aussitôt vers eux. Compte tenu de la situation périlleuse, celui-ci se mit dans une certaine position, retira sa ceinture et la tendit au garçon qui la saisit et sortit in extremis, en moins de deux secondes, avant qu’il n’eût atteint le marché, car à ce niveau, il n’y aurait plus rien à faire, le garçon serait devenu un souvenir comme tant d’autres dans le passé. Ce long caniveau avait déjà conduit plusieurs enfants vers la mort.
Ce jour-là, Joseph devint un héros non seulement aux yeux du fils de papa Zong mais aussi ceux de cet homme rigoureux quand il fut mis au courant. Bien entendu, son fils n’avait pas échappé à une bastonnade pour avoir joué sous la pluie.
Le lendemain matin, Joseph se leva de bonne heure. Chantant à tue-tête, il prit un seau, mit sa serviette sur l’épaule et contourna la maison pour descendre à la source. Quand il eut terminé sa toilette, il dit au revoir à Ma Binongui qui confectionnait un nouveau panier devant sa cuisine avant de disparaître au détour d’une maison. Le voyage pour la capitale provinciale était plaisant pour lui comme pour beaucoup d’autres habitants d’Ouellé. Une fois sorti d’Ouellé, la voie était lisse, asphaltée jusqu’à la destination ; selon la ville dans laquelle l’on se rendait. Joseph s’y rendait pour se faire établir une carte nationale.
Les quatre vitres du véhicule étaient remontées pour ne pas se prendre aux visages les rafales de poussière. Le taxi venait de passer un pont, au-dessous, mouvait une rivière. Le véhicule s’arrêta devant une longue barre de fer qui faisait barrage. Deux agents de la SGS sortirent d’une bâtisse, et pendant que l’un se dirigeait vers le taxi pour l’inspection, l’autre alla se pointer à la barre de fer en attendant un signe d’approbation de son collègue. Celui-ci ouvrit le coffre, fit une fouille très brève, puis inspecta du regard les sièges avant et arrière. Il était formellement interdit de quitter Ouellé avec du sucre. La raison, on ne la connaissait pas vraiment. N’ayant rien de suspect à signaler, le laissez-passer fut accordé. L’autre agent leva la barre. Aussitôt que le taxi quitta la route poussiéreuse d’Ouellé pour s’engager sur celle qui relie les deux plus grandes villes de la province des plateaux, il fut arrêté par les sifflements d’un agent de police assis à l’ombre d’un palmier de l’autre côté de la route, au village de Djoutou. S’étant enquis des pièces inhérentes au véhicule garé au bas-côté de la route, et après un contrôle de pièce d’identité de chacun des passagers, le taxi rebroussa chemin.
Ayant perdu sa carte scolaire, Joseph avait présenté son acte de naissance. Quelques villages le long de la route, séparés par de vastes solitudes défilaient sous ses yeux. Au bout d’une trentaine de minutes, le taxi arriva enfin dans la ville qui se dressait sur mille et une collines.
Aussi populeuse que la capitale du pays, Masuku était peuplée non seulement des natifs du pays mais aussi des étrangers, venus des pays limitrophes ou lointains. Outre sa démographie, la ville était connue pour sa diversité culturelle et ses nombreux plateaux qui s’étageaient à l’horizon, offrant ainsi un paysage pittoresque qui laissait sans voix quiconque les contemplait. Les bricoles n’étaient pas en carence à Masuku. Les jeunes gens désœuvrés pouvaient tout faire tant qu’ils ne réfutaient point la thèse selon laquelle : « Il n’y a pas de sots métiers, que de sottes gens » mais plus encore tant que le complexe n’était pas ancré en eux. On disait que tous les métiers décents étaient indispensables à la société, même si certains étaient minimisés, il n’en demeure pas moins qu’ils participaient à son équilibre. Joseph avait quelquefois songé à faire toute bricole à sa portée, tant que celle-ci ne dissimulerait guère des contraintes néfastes, il accepterait. Mais il finit par renoncer à cette idée.
Après avoir fait ce pour quoi il était venu, Joseph se dirigea à Potos, l’endroit le plus tapageur de la capitale provinciale. Rien n’avait changé. Aucun bruit ne lui était étranger. Le centre était toujours délabré, d’un côté les femmes étrangères n’avaient pas déserté ces endroits où elles étalaient leurs marchandises, bien qu’ayant été maintes dois confrontées aux injonctions des agents de la mairie toujours ravis de leur ravir leurs marchandises quand celles-ci n’étaient point en conformité avec la loi. Potos, comme on le savait, n’était pas ce lieu reconnu sans sa population et son aspect rocambolesque. Quotidiennement, une grande partie de la population terrée dans les coins de Masuku s’agglomérait à cet endroit. À Potos, la promptitude marchande était toujours au rendez-vous. Le vacarme faisait tanguer les hommes à la quête de quelque chose, d’un bout de pain ou d’un bout de chance. Des opérations défilaient sous l’inattention de quelques gendarmes qui n’étaient pourtant pas très loin.
À Potos, Il y avait un coin occupé par une affluence de jeunes garçons vêtus en haut de grosses chemises fleuries ; on aurait cru qu’elles allaient quitter leurs corps, tant le vent les faisait mouvoir tel un cerf-volant. Ou de simples tricots tout sales. En bas, un gros jean Lévi’s comme à la mode des rappeurs américains d’antan et aux pieds, une paire de babouches appelée « Copa ». Ils chaussaient le même modèle mis à part que chaque paire arborait des couleurs et rayures distinctes.
Tous ces jeunes flânaient dans tout Potos même en période scolaire avec des allures suspectes. Et leur coin, connu comme étant le fief de tous les plus grands bandits de Masuku n’était jamais visité par les agents de police. Des bagarres, des vols, et braquages étaient fréquents à Potos. On en venait même à se demander le rôle de ces agents en bleu. Des cris se faisaient entendre pas loin, des voix plaintives des gens qui demandaient le secours aussitôt après avoir été volés. D’un autre côté, les bus se faisaient charger de passagers toutes les cinq minutes. On entendait ici Mbaya par la caisse, à côté, Mbaya par la corniche. Les chargeurs s’appliquaient dans ce qui leur servait de mange pain. Nombreux n’accordaient pas d’intérêt à cette activité sous prétexte qu’elle ne rapportait pas grand-chose à la poche du chargeur. Peu de personnes semblaient éberluées d’entendre de ces chargeurs qu’il leur arrivait de rentrer chez eux avec plus de 10 000 FCFA par jour. De quoi subsister sans jamais se plaindre. La vie à Masuku offrait bien des galères et ceux qui y vivaient étaient contraints de les supporter, de ne jamais fléchir les genoux pour offrir comme une offrande leur dignité. Vivre en cette ville n’autorisait personne à troquer la sienne contre un peu de confort. Car l’un des pires regrets qu’un homme puisse avoir dans la vie, c’est celui d’avoir immolé sa dignité sous prétexte qu’il n’avait nulle autre alternative pour sortir du gouffre dans lequel il demeurait.
Joseph était toujours sur le qui-vive lorsqu’il se trouvait en ce lieu où il fut volé pour la première fois. N’ignorant plus la conséquence d’un manque de vigilance, il serra avec précaution son téléphone portable au risque d’en être une seconde fois délesté, sachant que les braqueurs n’avaient aucun horaire fixe, qu’ils braquaient le jour comme la nuit, sous le soleil le plus brûlant comme sous la pluie la plus torrentielle.
Il s’assit à l’abribus pour patienter un autre bus qui ferait le prochain chargement. Au même moment qu’il acheta le sachet d’eau qui était dans une bassine en équilibre sur la tête d’une vendeuse à la sauvette, un groupe de trois jeunes filles passa, engendrant derrière des critiques. Deux d’entre elles avaient trois piercings sur l’hélix et les cheveux teints en rouge avec. Toutes les trois avaient des poitrines et des fesses dont on démentirait l’authenticité à première vue tellement elles étaient grosses. Elles étaient vêtues de robes moulantes qui s’arrêtaient à mi-cuisse, lesquelles avaient du mal à réprimer ces mouvements ondulatoires de leurs croupes. Ce qui faisait que lorsqu’elles marchaient, leurs robes donnaient l’impression de raccourcir, laissant ainsi à la merci des regards admirateurs plus que ce qu’elles dissimulaient. C’est alors qu’un taximan qui avait garé tout près les siffla vulgairement avant de leur crier que leur avenir était tracé. À ce quolibet, l’une d’entre elles avait traité de conard le taximan, ce qui amusa un peu les témoins. Joseph partageait la thèse selon laquelle l’habit ne fait pas le moine, mais qu’en déplaise à certaines, il était préférable de vêtir des vêtements qui s’accordent parfaitement à la personnalité de chacune pour qu’il n’y ait pas de confusion. On avait tendance à attribuer une mauvaise image à une fille à cause de ce genre d’habillement. Quand on se disait être une fille de bonne moralité, où se trouvait donc la nécessité de vêtir une robe dont le bout est à des lieues des genoux, une culotte à ras des fesses ? Nombreuses jeunes filles sortaient, flânaient dehors les parties du corps à découvert, gratuitement offertes à la contemplation.
Vu la manière dont ces trois filles étaient habillées, certains avaient raison d’assimiler cela à la prétention de charmer. Ma Binongui n’estimait pas cette manière de s’habiller. C’était peut-être parfois involontaire, mais elles devaient comprendre l’impact de leur habillement sur la gent masculine. Une bonne fille ne devait pas s’habiller avec une telle négligence sous prétexte qu’il fallait absolument s’acoquiner à la mode, combien même, celle-ci se plaisait à prôner l’indécence vestimentaire.
Joseph ne prêtait jamais attention à ce qui était collé sur le grand mur derrière l’abribus.
— Ce pays va de mal en pis, mon Dieu ! s’indigna une femme à côté.
Plus de cinq photographies montrant des visages d’enfants étaient collées sur un grand mur près des papiers sur lesquelles étaient marqué « maison à louer ». Certains enfants étaient portés disparus depuis quelques jours et d’autres des mois.
— C’est à la fois stressant et inquiétant, répliqua une autre femme.
— Dans ce genre de cas, il se pourrait que le disparu ait déjà été assassiné selon la volonté de son ravisseur.
La possibilité qu’ils soient morts est plus inquiétante.
— D’autant plus ne rien savoir, cette idée n’ose même pas frôler notre pensée. On a toujours espoir de le retrouver.
— Espérons que la gendarmerie a déjà passé au crible tous les éventuels indices afin de retrouver ces enfants.
— Seul Dieu sait, seul Dieu voit. Quoi qu’il en soit, ces personnes qui causent de l’inquiétude à tant de familles seront un jour jugées. Ils peuvent échapper à la justice humaine mais pas à celle de Dieu.
S’étant levé, Joseph se mêla à la masse pour monter, ce qui n’était pas toujours une mince affaire. Il fallait se coudoyer et parfois même violemment pour avoir une place. Après donc quelques luttes, il eut enfin une place. Le bus fit un arrêt sous les sifflements des policiers quelques minutes après. C’était à leur habitude d’alpaguer les taxis bus de la ville. « Ceux-là avec leur contrôle. Même sous le soleil, ils trouvent toujours un moyen de nous emmerder », dit le chauffeur au visage scarifié sur un ton plaintif. Il descendit vivement du véhicule après avoir pris avec lui un amas de papiers entre lesquels il avait dissimulé un billet de 1000 FCFA.
Joseph avait suivi avec attention le geste du chauffeur vis-à-vis du policier tout comme celui qui était avec lui au siège avant. Celui-ci se mit à sourire avant de dire d’une voix sarcastique :
— Ça ne me surprend plus, mon petit. Tous des ripoux ces types. À longueur de journée, ils ne font que racketter.
Le passement du billet s’était fait en toute discrétion, et le chauffeur qui était étranger sans doute, à entendre sa manière de parler la langue de Molière était revenu avec une imprécation sur les lèvres.
Quelques minutes plus tard, Joseph descendit. Il marcha lentement. Un instant après, il vit un homme qui parlait. Celui-ci disait : « Parce qu’être dépositaire d’une entière liberté peut vous contraindre à vous adonner à la fredaine. Et puis, à qui rendre compte si ce n’est à votre conscience qui culpabilise plus tard dans le cas où vos choix vous auraient porté en fin de compte préjudice ? La liberté, nombreux d’entre vous pensent qu’elle est la meilleure condition dans laquelle ils peuvent aisément réussir, certes c’est un critère déterminant pour la réussite, mais il faut au préalable que vous la domptiez, au risque de vous faire manipuler par elle. Car dans ce cas, vous risquerez de ne pas voir l’aboutissement des projets que vous avez trimballés jusque-là, parce que, être libre, c’est aussi être esclave, oui esclave des tentations qui se mettent à proximité de vous. Vous penserez être assez pugnaces pour taire vos pulsions afin que celles-ci s’éloignent de vous, mais le temps de la réaction n’aura même pas laissé l’aiguille d’une montre se déplacer, que vous serez déjà noyés dans l’écume du remords. La liberté, chers enfants, c’est un piège. Dites-vous responsables et matures autant de fois que vous le voudrez, vous ne pourrez jamais être exorcisés de votre maladresse, de votre besoin de vous épanouir. Alors, faites très attention à votre liberté ; elle peut compromettre vos projets. Aussi, y a-t-il vos convictions face aux circonstances malencontreuses. Comment comptez-vous faire pour vous en sortir dignement et sainement ? Non ! vous ne pourrez y échapper, il y aura toujours une tache de culpabilité sur votre conscience. » Il avait longuement regardé cet homme qui offrait ses conseils pertinents aux passants. À cause de ses vêtements crottés et déchirés, certains ne lui avaient montré aucun signe d’intérêt et les autres l’avaient même pris pour un SDF.
Au fur et à mesure que Joseph se rapprochait de la demeure de son professeur et ami, il pensait à ces histoires que celui-ci aimait leur raconter en classe. Il avait pour habitude de suspendre le cours, et ouvrir des parenthèses qui finissaient par se refermer à l’heure de la fin du cours. La sienne par exemple avait profondément touché Joseph. Il disait que parce qu’il n’avait rien dans les poches, il ne pouvait pas se permettre d’avoir faim tout le temps. Manger était devenu presque un luxe perpétuel que seules les personnes aisées pouvaient s’accorder. C’est dans la disette extrême qu’il avait fait ses études pour devenir celui qui se tenait face à eux. Il leur recommandait de montrer obstinément des efforts à leurs rêves pour qu’ils aillent à la rencontre de la réalité. Il leur confiait que ce fut aussi pour compenser tous les manques qu’il avait eus dans son enfance qu’il avait façonné avec acharnement celui qui imposait le respect et l’admiration. Son temps des vaches maigres n’était plus qu’un lointain souvenir. Au collège, il fallait voir quelques condisciples pouffer de rire quand il entrait en classe avec sa vieille paire de chaussures usées. D’autres excellaient même dans la raillerie. Pourtant, ils savaient foncièrement qu’il valait bien mieux qu’eux. À l’école, on prouve sa valeur avec la note collée sur la copie, pas avec la plus belle paire de chaussures ou le plus beau sac à dos. Jamais il n’avait été complexé – s’il l’avait été, il aurait perdu sa dignité et la fierté d’être le fils des gens indigents. Il trouvait sa victoire dans ses résultats, parce que même s’il n’avait rien dans les poches, il avait néanmoins un esprit qui valait quelque chose.
À un moment, Joseph promena le regard sur ces maisons encerclées par de grandes barrières ayant des tessons plantés en épars à la cime. Cela était sans aucun doute pour décourager les voleurs. Mais qui pouvait être aussi naïf et ignorer que les voleurs pouvaient aussi faire montre d’intelligentes idées pour déjouer les obstacles ? D’ailleurs, Joseph doutait que ces barrières bâties grâce à l’association d’une centaine de briques soient juste l’expression d’un extrême besoin de sécurité. Il se dit que toutes ces briques, sinon une partie, auraient permis à solidifier ces masures tassées les unes contre les autres qui peuplaient les environs, et dont le temps menaçait la destruction. Ce n’est pas pour incriminer les instigateurs de ce genre d’initiative, d’autant que tout l’argent dépensé était à eux et qu’ils avaient durement travaillé pour l’obtenir, mais faire preuve d’un peu de serviabilité leur coûterait quoi ? Comme disaient certains à Ouellé : « Que les pauvres assument leur pauvreté. »
En foulant le portail, un véhicule de couleur anthracite captiva le regard de Joseph. Dans la cour, il y avait une dizaine de concessions. Toutes appartenaient à un métèque qui s’était installé à Masuku vingt ans plus tôt. Son histoire était connue de toutes les bouches de la ville. On disait qu’il était arrivé très jeune, dépenaillé, vêtu d’un tricot lanciné, une vieille culotte, une paire de sandales amorties sous ses pieds, mais avec l’essentiel : une noble ambition dans le cœur. On disait qu’il avait commencé avec une machine à coudre sur l’épaule et une paire de ciseaux à ses doigts robustes et noirs et qu’il patinait dans toute la ville. Du matin au soir, c’était au plus s’il gagnait 10 000 FCFA.
Monsieur Oprel était originaire de la province septentrionale du pays. C’était un jeune enseignant de français. Il avait vingt-six ans à peine et en raison de la rigueur dont il faisait montre dans son travail, il ne tolérait guère les élèves paresseux, les cultivateurs de la facilité. Joseph et Ndossi avaient intégré son cercle restreint d’amis élèves par voie de mérite et étaient même devenus ses affidés. C’était « le bon grand des bons petits. »
Le jeune professeur corrigeait des copies à l’arrivée de Joseph. Il avait accepté de l’aider dans la correction de quelques copies d’élèves de niveau cinquième qui faisaient une remise à niveau. Les cours de soutien rapportaient gros à Masuku. Monsieur Oprel était très sollicité. De l’argent il en gagnait tellement. C’était d’ailleurs grâce à ses revenus supplémentaires qu’il s’était offert le véhicule que Joseph avait vu dehors.
— Pas autant que tu nous en mettais en tout cas grand. Dix élèves sur l’ensemble s’écartent de la sous-moyenne.
— Tous les mêmes, ces élèves. Vous me reprochiez de corriger avec rigueur, mais vois de toi-même comme les élèves sont malheureusement têtus. Même pour un exercice de conjugaison aussi simple qui ne demande qu’à apprendre et mettre en pratique les règles enseignées, ils ne sont pas foutus d’accoucher des choses logiques et réfléchies.
— Je te comprends à présent grand, répondit Joseph en étirant les lèvres.
Sortie de la cuisine, une fille à la taille effilée et dont l’âge avoisinait celui de Joseph leur proposa de rejoindre la table. Elle venait de poser les victuailles. Joseph la connaissait de visage puisqu’il l’avait moult fois croisée au lycée. C’était une nouvelle élève en classe de première B. Monsieur Oprel était un « Don Juan ». Son argent et son statut de jeune enseignant n’étaient pas les seuls critères à lui conférer cette popularité au lycée et même dans la ville. Il avait une aisance de persuasion et s’exprimait toujours avec cohérence. C’était admirable ce qu’il faisait des mots. Cette faconde qui le caractérisait avait suscité de l’émulation en Joseph. Jamais auparavant quelqu’un ne l’avait autant séduit par les mots. Ce n’était pas toujours vrai ce que le professeur disait, ces jeunes femmes pouvaient sans doute le savoir. Mais il disait le mensonge d’une manière si sublime qu’elles semblaient le préférer à la vérité. La vérité, il aimait la dire avec laideur, sans style ni élégance contrairement au mensonge qu’il enjolivait pour le plus grand plaisir de leurs oreilles. « Tout ce qui est beau, même un beau artificiel, est susceptible de plaire aux yeux et aux oreilles d’une femme », répétait-il goguenard. Nombreuses filles du lycée avaient déjà eu une aventure avec lui. Le professeur était une grande taupe pour musser ses relations dans la plus grande discrétion. Cela n’avait donc guère surpris Joseph de la voir chez lui à son arrivée. Joseph, en pensant à ce que leur avait dit le jeune professeur, se mit à sourire. Un jour, il adressa particulièrement ces mots à ses élèves : « Les gars, vos femmes sont derrière, les filles, vos hommes sont devant. » Cela étant, ils devaient se considérer comme des frères et sœurs.
Après s’être sustentés, Joseph et le professeur regardaient un match de football dans le fauteuil. Ils ne cessaient de lancer des cris d’encouragement pour leur équipe de football qui malmenait son adversaire. Ce match qui opposait les deux plus grands clubs d’Espagne était visionné à ce moment pratiquement par tous les hommes dans les maisons. Ce qui n’était pas plaisant pour leurs conjointes qui rebutaient ce sport.
— La pulga est spectaculaire. Il ne trouve jamais de difficultés à dribler adroitement ces tocards de défenseurs de la « maison blanche ». Vois un peu comme il leur file entre les jambes, dit le professeur heureux des performances de son footballeur favori.
— « Spectaculaire » est un euphémisme, grand. La pulga est un génie, il faut le dire.
— Tu as parfaitement raison. Aucun footballeur ne lui arrive à la cheville.
À leur grande satisfaction, le match s’acheva sur un score de 3 buts à 1 en faveur de leur équipe. Sur ce, Joseph prit congé du jeune professeur.
***
Arrivé au « Centre » quelques minutes plus tard, Joseph fut bouleversé face à la scène pathétique. Il était dix-sept heures, le ciel pâli absorbait l’épaisse fumée que rejetaient des maisons qui se calcinaient sous le joug du feu. Il consumait insatiablement ce qu’il pouvait. Les hommes essayaient tant bien que mal d’arrêter sa course, en versant des seaux d’eau mais cela était vain. Le feu s’était montré plus véhément et déterminé, les secours qui avaient été appelés depuis bientôt vingt minutes n’étaient toujours pas sur les lieux. Là il n’y avait plus rien à sauver, le feu était bien plus violent qu’ils n’osèrent tenter encore de récupérer quelques biens. Enfin, s’entendit le gyrophare des sapeurs-pompiers. « C’est maintenant qu’ils se pointent, ceux-là », dit un homme frustré à côté de Joseph bras ballants comme nombreux, qui assistaient le cœur attristé la scène que le karma jouait devant eux. Les pompiers neutralisèrent facilement les flammes à coups de jets d’eau et le feu se volatilisa dans le vide. L’accalmie ne se montra pas après l’incendie. C’étaient des pleurs retentissants qui firent davantage écho. Des familles désormais sans abris se lamentant sur leur sort, personne ne se préoccupa de savoir que cet incendie résultait de l’imprudence d’une femme. Celle-ci avait laissé une marmite sur sa gazinière, s’était empressée chez la voisine pour visionner un feuilleton.
Six maisons avaient été calcinées. Heureusement, on ne déplora aucun mort ce jour-là. Les sinistrés n’eurent que des larmes profuses dans leurs yeux. La perte d’une maison en pensant à tout ce qu’elle contenait mortifie le moral. Après cette triste scène, Joseph emprunta une venelle au bout de laquelle il se retrouva chez son ami Darcin. Il avait prévu y passer la nuit.
Le père de Darcin qui avait prohibé les sorties et entrées tardives était parti en mission de travail. Il était vingt-deux heures quand, sans le moindre bruit et sans coup férir, Joseph, Darcin et son cousin venu passer les vacances sortirent de la maison. Personne d’autre que la petite sœur de Darcin n’était au courant de cette escapade nocturne. La mère dans la chambre d’à côté avait déjà la conscience profondément au repos. Car même si les garçons étaient assez grands, cela ne leur donnait pas le droit de sortir de cette manière. De surcroît, à une telle heure. Maeva referma la porte derrière eux.
À cette heure, dans cette partie de Masuku, plus de chahuts infantiles, seulement quelques personnes adultes qui noctambulaient défilant et se faufilant dans les taxis encore en activité. Le silence s’était arrogé les bourdonnements diurnes. Les maisons avaient recouvré leur accalmie. Les garçons, avançant promptement, arrivèrent sans encombre au « Centre. » Là, ils prirent un taxi pour Evouna Palace.
La petite amie de Darcin y était servante. Evoula Palace était un night-club très chic et fréquenté par des personnes bien aisées ; le genre à vous laisser obligatoirement de grands pourboires. Ce fut elle qui s’était donné le plaisir de les servir, après que Darcin se fut présenté au comptoir.
Ils avaient opté pour une liqueur et un coca pour la dilution. Dans un Jean très serré qui emprisonnait un postérieur rondelet, et un tee-shirt attaché au niveau du nombril laissant à découvert son ventre plat, Rebecca faisait son service sous ces rayons diaprés et diffus dans la boîte. Comme les autres filles, Rebecca était la cible des regards appréciateurs à chaque déplacement. Elle servait sous le regard jaloux de Darcin qui avait fini par lui avouer ses sentiments. Du coin de l’œil, il épiait le moindre de ses déplacements, quand elle servait d’autres tables et il s’énervait intérieurement quand elle mettait du temps sur certaines où il y avait de nombreux hommes pervers qui tentaient de poser leurs mains lubriques sur les servantes. Joseph et le cousin de Darcin sirotaient lentement pendant que Darcin, lui, fusillait Rebecca du regard.
— Mince ! elle me met en rogne, dit-il la mine renfrognée.
Quand Rebecca vint à leur table, il la tint par le poignet de force et exigea qu’elle reste un moment. Il avait à lui parler, ce qui ne fit guère plaisir non seulement à elle mais aussi à son cousin et à Joseph.
Joseph demanda gentiment à Darcin de la lâcher. Ce qu’il fit immédiatement et, d’un ton adouci, s’excusa avant d’avaler une grande rasade.
— Si t’es venu pour m’empêcher de faire mon service à cause de tes crises de jalousie, tu n’as plus rien à faire ici, lui dit-elle avant de vaquer de nouveau à son service, l’air déconfit.
Elle ne revint pas à leur table après l’attitude de Darcin. C’est son amie qui s’en chargea. L’amie de Rebecca n’était autre que Mutu. Quand elle se présenta à eux, le cousin eut un drôle d’effet. Il la regarda longuement pendant qu’elle déposait une autre bouteille de liqueur sur la table avant de retourner au bar. Elle venait de voler à son cœur, une attention particulière.
— On dirait qu’elle te plaît, façon dont tu l’as regardée. Ça saute aux yeux, dit Darcin qui avait bien remarqué le regard que venait de poser son cousin sur Mutu.
— Possible, elle est très jolie…
Les trois observaient les déhanchements de plusieurs filles sur la piste, devant un grand miroir. Chacune agrippée à un cavalier. Pendant que la nuit s’avançait vers le jour, Rebecca vint les retrouver, accompagnée de Mutu qui venait de troubler le cousin.
— Occupe-toi de mon beau-frère, susurra Rebecca à l’oreille de son amie avant d’inviter Darcin sur la piste.
Celle-ci emboîta le pas à son amie, elle tendit la main au cousin. D’abord indécis, il lui confia être un piètre danseur. Il ne voulait pas se ridiculiser. Il préféra garder la même posture.
— Gros bêta ! lui dit Joseph pendant que le corps gracile de Mutu s’en allait danser.
Joseph n’osa demander à Mutu où en était sa relation avec Ruben. Vu qu’elle avait consenti à la demande de Rebecca, il se dit alors qu’elle avait rompu avec lui.
Aux environs de quatre heures, Darcin et Rebecca terminèrent leur embrassade sur la piste et les rejoignirent.
— Tu me déçois, frangin. Regarde-la qui danse lascivement avec un autre, dit Darcin en faisant discrètement un clin d’œil à Mutu. On va rentrer, je ne veux pas m’effondrer ici.
Darcin commençait à flageoler.
— Il fera bientôt jour, attendez une bonne fois que le jour soit levé. Tu sais que le coin n’est pas sécurisé, leur recommanda Rebecca.
Peu de temps après, Mutu vint s’asseoir entre Joseph et le cousin de Darcin. Ce fut à ce moment que Joseph se risqua à demander si elle n’était plus en relation avec Ruben. Elle lui avoua que leur relation était en cours de rupture. Pour elle, Ruben n’était plus qu’un menteur et voleur. Mutu savait tout de Ruben. Si elle se mettait à ébruiter ses multiples cambriolages et négoces, c’est sûr qu’il écoperait de plusieurs années en prison. Mais comment le pouvait-elle, c’était le père de son enfant ?
À quelques minutes du lever du jour, dans un coin de la boîte, des humeurs se chauffaient, s’atténuaient. Deux hommes se disputaient. L’un avait une calvitie et semblait plus âgé que l’autre qui avait des cheveux en natte. L’altercation verbale ne suffisant plus, celui à la calvitie voulant asseoir crûment sa supériorité en vint aux mains. Il donna violemment un soufflet au jeune. Celui-ci ne resta pas passif. Il se balança sur lui. Tous deux tombèrent sur la table emportant au sol une dizaine de bières. L’aîné se mit à administrer des torgnoles au jeune, puis le releva en le tenant par le col de son tee-shirt avant de le sortir de la salle sous les regards désapprobateurs de certains. Tout le monde s’abstint de réagir, préférant demeurer neutre. « C’est une affaire de famille ! » avait clamé l’homme à la calvitie en projetant le jeune sur un casier de bouteilles vides qui traînait dehors. Contre toute attente, ce dernier cassa une bouteille et enfonça à brûle-pourpoint la partie du goulot qui lui restait en main dans l’abdomen du grand qui venait de se jeter sur lui. Aussitôt, il s’effondra. L’action s’était passée si vite que personne n’eût le temps de freiner l’élan dangereux du petit.
— Ces jeunes d’aujourd’hui n’ont plus de force dans les poings, c’est quoi ce réflexe de prendre quelque chose chaque fois ? dirent les « médecins après la mort ».
À la suite de cet incident, les trois jeunes quittèrent Evoula Palace Alors que les uns endimanchés se pressaient pour le chemin de l’église, en ce matin dominical, d’autres rejoignaient leurs domiciles, puant d’alcool, après s’être amusés toute la nuit jusqu’au matin. Descendus du bus, ils entamèrent une petite marche pour la maison.
— C’est bien la première fois que je vois une église aussi près d’un bar, dit le vacancier estomaqué.
— Tu en verras de tas d’autres. Deux lieux contrastants qui se côtoient par leurs bruits, dit Joseph.
— Au moins, les démons qui sortiront de cette église auront un bon refuge, répondit comiquement Darcin.
Bientôt proches de la maison, il y eut un peu de tristesse sur le visage de Joseph en voyant un vieux au visage émacié, marchant à petits pas, le bâton dans une main et un sachet de riz dans l’autre.
— Il est encore allé quémander quelque part. Ce vieux vit tout seul, dit Darcin.
— Ça doit être difficile pour lui. Un homme dans la vieillesse a plus besoin de gens autour de lui que d’un bâton sous sa main, aussi solide soit-il, car la solitude est la pire des choses qui puissent lui arriver, répondit Joseph.
— Je me suis toujours dit qu’il faut que je réussisse à tout prix dans la vie. Par l’école ou par un autre moyen décent, il le faut, je ne veux surtout pas devenir plus tard de ceux-là qui n’ont qu’une aide morale à apporter à leurs familles ou amis. Il faut absolument que je sois capable de bien plus. Autrement dit, de leur apporter une aide financière. C’est de ça qu’a grandement besoin ce vieux à qui l’on chante constamment que tout ira bien un jour, par la grâce de Dieu, dit Darcin.
Tout comme Darcin, Joseph voulait aider les gens plus tard. Pour lui, aider son prochain revenait à essorer ses larmes, ensemencer un sourire sur son visage, annihiler ses désespoirs, le guérir, abreuver sa détermination, accompagner ses rêves, lui redonner de l’espoir. Il haïssait de ce fait son impuissance financière, car la réalité lui avait enseigné que ce n’est pas avec des mains vides et des mots qu’on aide une personne se trouvant dans le besoin urgent.
Arrivés à la maison, Darcin passa la main par derrière le portillon, retira le loquet et poussa lentement pour ne pas faire entendre un grincement. Puis, ils contournèrent la maison pour aller toquer à la fenêtre de la chambre de sa petite sœur afin qu’elle vienne discrètement ouvrir la porte.
— Heureusement pour vous, maman ne s’est doutée de rien, elle est encore en train de dormir, informa-t-elle.
Marchant sur la pointe des pieds vers la chambre, ils tombèrent concomitamment sur le lit. Aussitôt, Joseph fut happé par le sommeil. À son réveil, il rentra à Ouellé.