Le mariage de la tante des filles était fini. Toutes les deux avaient prévu rentrer le week-end. Et deux jours avant leur départ, alors qu’Isabel faisait la vaisselle et Dissiale la lessive, Isabel eut des nausées et se précipita au-dehors pour dégueuler.
— Qu’est-ce que t’as ? lui demanda Dissiale alors qu’elle avait la main sur la bouche donnant l’impression d’essuyer quelque chose.
Une telle scène, Dissiale le savait, présentait les signes apparents d’une grossesse. Elle suspecta sa cousine de l’être.
C’était bien la première fois qu’elle lui posait une question aussi embarrassante.
Après la question de Dissiale, Isabel prit conscience de son retard. Jusqu’à ce jour, elle ne s’en était pas préoccupée.
— S’il s’avère que t’es enceinte, que feras-tu ?
— S’il te plaît, ne dis pas cela, répondit-elle, un peu anxieuse.
— Il est préférable de le vérifier ; il faut acheter un test de grossesse en pharmacie.
— Tu as raison, il le faut avant que nous ne rentrions à Ouellé.
La probabilité d’une grossesse s’enracina dans la pensée d’Isabel après la recommandation de Dissiale. Isabel s’inquiéta et espéra que ce soit autre chose qu’une grossesse. Elle essaya de se convaincre qu’il n’y avait pas de raison de s’inquiéter.
Dans la mi-journée, elles s’étaient rendues au marché. Après avoir acheté un bébé test en pharmacie, elles avancèrent de quelques pas pour prendre un taxi de ville. Cependant, devant une bijouterie, Dissiale s’arrêta, son attention s’attarda sur les bijoux qui sublimaient les présentoirs par-delà la grande baie vitrée.
Un instant après, une voix d’homme s’immisça dans leurs oreilles.
— Tous ces bijoux vous iraient à ravir.
Aussitôt, elles retournèrent la tête. Un homme, faisant 20 centimètres de plus qu’elles, teint clair et cheveux à ras, était planté derrière. Dissiale se perdit un instant dans ses yeux couleur marron. On aurait dit qu’elle avait été hypnotisée. Elle ne put répondre aussitôt, son silence avait été à cet instant la preuve d’une timidité enfouie qu’elle avait toujours refusé fermement d’étaler devant Mbou, de peur qu’il y voie de la fragilité. Néanmoins, la voilà à découvert face à cet homme inconnu qui venait de la mettre sous son emprise. D’une voix enrouée, elle finit par donner à l’inconnu une réponse brève.
— Merci c’est gentil de votre part.
— Laissez-moi hisser davantage ma gentillesse en offrant à chacune celui de son choix.
— Non ! Ce n’est pas nécessaire, mais merci encore, lui répondit Dissiale.
— D’accord, si l’admiration vous suffit.
Il tendit premièrement la main à Dissiale et se présenta.
— Gaël.
— Dissiale.
Puis la tendit à Isabel qui se présenta aussi.
— Alors, vous attendez quelqu’un ?
— Non nous nous dirigions à l’abribus avant que l’un de ces bijoux n’attire et retienne mon attention.
— Je comprends.
— Et vous ? Comptez-vous entrer ?
— Non, je sortais du magasin qui est à l’autre bout quand je vous ai aperçues, disons que toi particulièrement, t’as attiré et maintenant tu retiens toute mon attention.
Dissiale sourit à la pensée que ce qui avait attiré son attention était juste son fessier, étant donné qu’Isabel et elle étaient de dos, il n’avait pas pu apprécier son visage avant ses courbes qui lui valaient tant de compliments des hommes. À moins qu’il ait pris le temps de les observer avant de les approcher. Non, elle ne voulut croire à cette possibilité.
— Ça vous dit que je vous dépose ?
— Pourquoi pas ?
— Allons-y alors, mon véhicule est garé de l’autre côté.
Le lendemain matin, Isabel fit le test de grossesse.
Dans la mi-journée à Ouellé, Joseph traînait les pas vers le marché. Il vit à quelques mètres de lui, à la fontaine publique qui abritait quatre robinets dont trois n’étaient plus fonctionnels depuis belle lurette, une gamine d’environ sept ans qui dansait en remuant les fesses pendant qu’une fille plus grande répétait des paroles obscènes. Cette musique provenait du bar d’à côté. Certaines musiques dansantes que faisaient répandre fortement les bars du pays étaient gorgées de vulgarités. Avec toutes les musiques diffusées qui véhiculaient des messages à portée didactique et qui moralisaient et conscientisaient, la jeunesse n’avait pas de raison d’écouter de paroles aussi obscènes et déplorables qui régressent les valeurs inculquées. Certains mots lavent la conscience, mais entendre le langage de certains jeunes l’amenait à penser que les bons mots n’avaient jamais été les bienvenus dans la leur. Là se situait toute la gravité. Elle avait personnellement choisi d’adouber la vulgarité.
Joseph retrouva Ndossi et les frères jumeaux au carrefour.
— Il fallait donc qu’Isabel s’absente pour que nous bénéficiions à nouveau de ta présence, dit Mbou à Joseph sur un ton réprobateur.
— Vraiment, tu nous avais zappés frangin.
— Les inconvénients de l’amour.
— Est-ce un nouveau genre d’amour ? reprit Mbou. Moi qui suis en couple avec Dissiale, je ne me suis jamais montré distant.
— Tu disais ne pas savoir si tu l’aimes, tu ne peux comprendre.
— Mais laisse-moi te rappeler ce qui est dit dans une si longue lettre de Mariama Ba. Je cite : « L’amitié a des grandeurs inconnues de l’amour. Elle se fortifie dans les difficultés alors que les contraintes massacrent l’amour. » Ce qui sous-entend que l’amitié vaut bien plus que l’amour, dit Ndossi.
— Je tâcherai de m’en souvenir, répondit Joseph.
— On l’espère. Mais dis-moi une chose, quand Isabel retournera à Mpugu, que deviendra votre relation ? s’enquit Mbou.
À cette question, Joseph lui répondit que rien ne troublerait son amour pour Isabel malgré la distance et même le temps.
« Personnellement, je ne peux promettre à une fille de m’attendre, je ne pourrais être capable de faire preuve d’une patience absolue. Lui promettre le contraire c’est comme parjurer. L’amour comme l’amitié ne peut se vivre à distance. Loin des yeux près de l’oubli. C’est cela la réalité », lui avait répondu Mbou.
Ils cessèrent de parler quand devant eux, Ahmed descendit du taxi. En même temps s’entendit depuis la poche du pantalon de Joseph, deux fois la sonnerie qui annonce la réception d’un message.
— Vous prenez un peu d’air ? leur demanda-t-il de retour de Masuku.
Il était parti faire la réservation de train. Le concours d’entrée à la gendarmerie aurait lieu dans deux semaines à la capitale.
— Oui grand, répondit Mbou.
— La rentrée arrive à grands pas. Ce n’est plus le moment de perdre du temps avec les veillées inutiles, vous savez.
— Le ministre de l’Éducation Nationale a annoncé la rentrée pour début novembre.
— Ah, d’accord ! Vous avez encore quelques semaines devant vous alors. Au fait, vous avez entendu les dernières nouvelles ? lança-t-il.
— Non, mets-nous au parfum, grand.
— On a arrêté Billy ce matin.
— Comment ça ?
— Il a tué une femme dans la nuit d’avant-hier.
— Mon Dieu !
— Apparemment, il entretenait une relation avec cette dernière. C’était une veuve heureuse depuis un an.
— C’est donc ce qui explique tout cet argent ?
— Certainement.
— Mais pourquoi alors l’avoir tuée, elle qui était sa poule aux œufs d’or ?
— Selon les messages échangés trouvés dans son téléphone, elle voulait mettre fin à leur relation. Elle avait découvert qu’il lui soutirait énormément d’argent.
— Il aura au moins débuté ce magasin, maintenant qu’en sera-t-il ?
— Ah ! que puis-je te dire ? Bon, je vous laisse, je vais boire une Regab. Il fait chaud.
Alors que le ciel s’apprêtait à se recouvrir de son voile obombré, l’inquiétude s’empara de Ma Kengue. Son petit-fils n’était pas rentré à la maison et restait introuvable. Dans la journée, elle l’avait envoyé acheter quelques ingrédients au marché. Les recherches orientées par moult questions s’étaient poursuivies jusque dans la soirée. Vers dix-sept heures et malgré les indices divers que chacun essaya de trouver en résultante de sa capacité d’enquêteur, ce fut vain. La stupeur en était d’autant plus grande. Ce genre de scénario était étranger à Ouellé. Il faut dire que le climat du pays n’était pas bienfaisant depuis quelques mois ; les histoires de rapt peuplaient les médias comme les réseaux. Tout le monde était un potentiel suspect. Les uns et les autres se regardèrent avec des yeux soupçonneux et se parlèrent en phrases interrogatives comme si chacun voulait pousser intelligemment l’autre aux aveux. On passa au peigne fin Ouellé et découvrit avec surprise que celui qu’on croyait disparu s’était volontairement caché. Ayant perdu l’argent que Ma Kengue lui avait remis, Petit Beni avait craint sa réaction.
Ce ne fut qu’après cette situation, dont tout le monde en rit d’ailleurs que Joseph put lire les messages. Ils étaient d’Isabel. Ils étaient très brefs : « “J’ai un retard” ; “J’ai pas eu mes règles.” » Naturellement, il ne comprit pas sur le coup la signification de ces messages. Après un moment de réflexion, ça lui sembla évident. Ces phrases, il les avait déjà entendues dans les conversations des filles au lycée. Elles constituaient le préambule d’un aveu de grossesse. Il se laissa choir à la renverse dans le lit et ferma les yeux. Jamais il n’avait eu le cœur battant par une telle annonce. Son cœur battait à se rompre, on aurait dit qu’il voulait s’évader de sa poitrine.