Depuis le jour où Joseph avait reçu les messages d’Isabel lui faisant part de son aménorrhée, tous deux ne s’étaient ni envoyé des messages ni appelés. Isabel n’avait même pas tenté de le voir à son retour de Masuku. Peut-être qu’elle était finalement arrivée, cette preuve de la fertilité féminine. Il trouvait ce silence réconfortant parce que pour tout dire, il avait peur. Il passait la majeure partie de son temps à la maison. Il était devenu casanier. C’est la peur qui justifiait son attitude distante et monacale. Sa quiétude était quelque peu en bonne santé tant qu’il ne voyait pas Isabel. « Quel imbécile suis-je, Ouellé est petit, on finira forcément par se croiser un de ces quatre », se répétait-il nuitamment. Il était impératif que tous deux aient une conversation.
Un jour, de retour de la source où il y était allé, disait-il pour réfléchir, sa surprise fut telle que son humeur changea. La présence d’Isabel lui ôta littéralement sa sérénité. Il la trouva dans la cour en train d’aider Ma Binongui à morceler des légumes tout en discutant agréablement comme une mère et sa bru. Il ne répondit pas au salut qu’elle lui envoya. Il pénétra la cuisine d’un pas leste, le cœur battant la chamade.
Un instant après, il prit le chemin qui mène à la sortie du quartier.
— Tu vas encore boire, hein ! lui dit Ma Binongui d’une voix aiguë.
— Non, je m’en vais récupérer un truc chez les jumeaux. Je ne mettrai pas du temps, prétexta-t-il.
En rétorquant, il jeta un coup d’œil sur Isabel. II s’aperçut de la déception qui siégeait sur son visage. Avait-elle deviné son mensonge ? Avait-elle compris qu’il s’en allait pour ne pas la confronter ? Certainement. Isabel était loin d’être une fille naïve à ses yeux.
Arborant une coiffure qui rehaussait la beauté de ses dix-neuf ans avec ses longues tresses qui occupaient sa tête et tombaient en bordure de son visage en donnant à celui-ci une proportion autre, Isabel n’avait point laissé indifférent Joseph.
Marchant, il se rendit compte qu’Isabel l’avait suivi lorsque sa voix lui demanda sur un ton suppliant de s’arrêter.
Bien que la sentant angoissée et hésitante à la fois, il ne dit aucun mot et poursuivit son chemin. Elle le retint aussitôt par le bras. Sa main était encore plus douce que la dernière fois qu’il l’avait tenue.
Cette nouvelle que le jeune homme redoutait venait d’être révélée.
— Mais comment peux-tu l’être ?
— Tu sembles oublier une chose. Souviens-toi de ce soir où tes yeux s’emplissaient de plaisir pendant que ton sexe s’abreuvait de moi.
— Souviens-toi également que j’avais pris mes précautions.
— Je refuse que tu me fasses pâtir d’un refus d’assumer seule cette grossesse. Je ne suis pas tombée enceinte de la même manière que Marie.
— Mais, es-tu vraiment certaine ? Les retards arrivent parfois, ça ne veut pas nécessairement dire que l’on est enceinte ?
Joseph voulait se convaincre qu’Isabel avait tiré une conclusion hâtive.
— Je suis au courant mais les retards si longs suscitent le doute et le doute invite à la réflexion qui débouche sur l’initiative.
— Quelle initiative as-tu donc décidé de prendre ?
— J’ai acheté un test de grossesse qui s’est avéré positif. Sur le moment, je n’avais pas cru mais j’ai fini par l’admettre. À quoi bon nier l’évidence ? Je suis bien enceinte.
— Seigneur !
— Il n’y est pour rien, dit-elle en lui jetant un regard dont il n’avait pas encore connaissance de ses yeux.
L’espace d’une minute, il la regarda et tout dans sa tête se mit à se confondre. Ses pensées alourdirent son cerveau et comme une tenaille, elles pincèrent son cœur. Ce moment fut, pour le jeune homme, l’un des plus terribles de sa vie. Il aurait, crut-il, désiré la crise cardiaque. La mort lui aurait été salvatrice. Cependant, la réalité était là, il ne pouvait se débiner. Il devait se résoudre à l’affronter courageusement.
— Écoute, si t’es pas prêt, je vais l’enlever. Pour tout te dire, moi non plus je ne le suis pas et j’ai très peur de la réaction de mon oncle et plus encore, celle de mes parents, dit-elle quelque peu perplexe.
Un calme envahit son être. Il se sentit comme réconforté à l’évocation de cette possibilité.
— Tu sais comment y parvenir ? lui demanda-t-il avec un semblant d’inquiétude pour ne pas faire paraître son réconfort foncier.
— Tu sais, t’es pas l’unique personne au courant de mon état. Dissiale l’est et je lui ai fait part de cette initiative dans le cas où tu ne voudrais pas assumer.
— Et donc, elle t’a montré le comment ? fit-il avec condescendance.
— Non, mais elle connaît une femme qui connaît les règles de la pratique. Cette manière de faire me terrifie, l’hôpital est mille fois plus sûr mais là-bas, on pose des questions qui demandent des réponses satisfaisantes, un accompagnement et beaucoup d’argent.
— Faisons avec les moyens du bord alors ! Quelle somme faut-il ?
— 50 000 FCFA.
Le moment ne lui permettait pas de la rassurer en lui disant qu’il pouvait facilement et au plus vite trouver cette somme. Il lui dit simplement qu’il allait la trouver.
Quelques minutes plus tard, Joseph se retrouva au stade du collège avec Ndossi et Mbou. L’aîné des jumeaux leur apprit sa rupture avec Dissiale. Étonnamment, cela ne semblait pas l’affecter, même pas quand Joseph lui dit que toute rupture est la preuve que ceux, qui étaient convaincus de s’aimer, ont commis un véritable parjure en amour. On comprenait finalement qu’il ne l’aimait pas.
La confrontation entre les « vieux poumons » et les jeunes allait débuter dans une demi-heure. Joseph se confia à ses amis. À côté, un jeune homme faisait des étirements. Celui-là même qui avait participé au cambriolage d’une maison à la Cité-cadre avec Ruben et un autre. Mbou et Ndossi prirent d’abord sa nouvelle pour une galéjade avant de le traiter d’inconscient et de lui étaler toutes les leçons de vie qu’on tire de certains problèmes.
— Comment peux-tu te retrouver dans cette situation ? interrogea Ndossi.
— La pire erreur d’un novice de la sexualité. Et puis, depuis quand tu ignores l’existence des préservatifs ? Par mesure de sécurité, il est toujours nécessaire d’en porter, dit Mbou.
— J’ai bien souvenance de l’avoir mis, il était bien à sa place. Cependant, tu vois, c’est bien là où se situe l’incompréhension.
— Était-il au moins à ta taille ? reprit Mbou sur un ton badin.
— Ce n’est pas drôle.
— Es-tu naïf au point d’ignorer que le préservatif n’est pas 100 % fiable, qu’il peut se percer ? Ne l’avais-tu pas remarqué ? fit Ndossi.
— Comment l’aurais-je fait ? il faisait noir.
— Toujours dans l’obscurité ces choses-là, on voit mieux ainsi.
— Alors que comptes-tu faire ? demanda Ndossi.
— On a décidé un avortement, advienne que pourra.
— « On » ou « je » ?
— « On » ; je ne suis pas prêt et c’est réciproque. De plus, vous connaissez son oncle. Souvenez-vous de ce qu’il avait fait pour punir Dissiale d’avoir découché.
— Il serait capable de déterrer les habitudes d’antan en l’expédiant à Mpugu, ajouta Mbou.
— Pas faux, mais l’avortement n’est pas une pratique à prendre à la légère. Tu sembles ignorer les risques que cela comporte apparemment, agir trop vite et ne pas réfléchir assez peut te porter préjudice, Joseph.
— Je sais, mais les risques dépendent d’un certain nombre de mois. Elle n’est même pas encore à un mois. L’heure n’est plus à la réflexion mais à l’action. Le plus tôt sera le mieux.
— Et où comptez-vous le faire ? Dans quel hôpital ?
— Ce ne sera pas dans un hôpital, Dissiale connaît une personne. Elle la conduira chez elle.
— Ah je vois… fit Mbou
— Il faut juste que je trouve 50 000 FCFA avant la fin de cette semaine. Je sollicite de ce fait votre aide.
— Avons-nous le choix ? Le contraire du soutien ne fait pas partie de notre amitié. Je peux t’avoir 20 000 FCFA, mais je préfère te dire que je suis contre cette initiative. Il faut prévoir les risques. Et comme on dit : « Si tu prends le chemin de je m’en fous, tu te retrouveras au village de si je savais », annonça Ndossi avant de les abandonner.
Quand Joseph et Mbou quittèrent le stade à la fin de la confrontation, celui qui faisait des étirements avait eu l’oreille attentive à leur conversation. Il s’adressa à Joseph en disant :
— J’ai moi aussi connu la sensation que ça fait au cœur quand elle te dit que son entrejambe n’a pas dégueulé à la période attendue. J’avais dix-sept ans et crois-moi, votre initiative est la bonne, je peux t’aider à obtenir cet argent.
Au travers d’un petit rire forcé, se dévoilèrent des dents qui présentaient une infime brèche entre les deux incisives d’en haut et au milieu. Une denture pas belle à voir. Elle était trop jaune et piteuse. Il aurait été préférable qu’il les laissât dissimulées derrière ses lèvres lippues, gercées et tellement noires qu’on aurait cru que toute son enfance, il avait croqué du charbon.
— De quelle manière ? demanda Joseph un peu intéressé.
Il leur proposa quelque chose. Joseph n’eut pas de réponse concrète à lui donner sur le moment. Il lui dit qu’il avait besoin de réfléchir et qu’il l’appellerait plus tard. « Faut-il faire le choix d’accepter cette opportunité inespérée à portée de main ? Toutes les valeurs morales que Ma Binongui m’a inculquées, je pourrais bien, non pas les sacrifier à jamais, mais les mettre de côté pour un moment. Il arrive que les circonstances contraignent l’homme à se fourvoyer, et faire ce qu’il n’aurait jamais pensé faire. Il y a des pièges dans la vie et si la culpabilité est une sentence réservée, mon cœur la purgera », pensa-t-il, mais il se souvint aussi qu’il s’était juré qu’il ne deviendrait jamais une personne de ce genre. Il avait le choix.
Cette nuit-là, Joseph peina à fermer l’œil. La situation d’Isabel l’immergea dans une réflexion un laps de temps. Ne fallait-il pas plutôt garder cette grossesse ? L’idée d’affronter les parents d’Isabel avait fait naître de la crainte en lui. Toutefois, il savait que cette crainte ne serait que passagère en fin de compte, car après avoir révélé l’état d’Isabel à Ma Binongui et à l’oncle d’Isabel, elle serait dissipée. Cette situation serait difficilement acceptée, mais finirait par l’être d’une manière ou d’une autre. De plus, un avortement, et encore plus celui du genre auquel ils avaient l’intention de recourir, comme lui avait dit Ndossi, ne devrait pas être pris à la légère. Cette méthode comportait de grands risques. Une seule bavure pourrait coûter la vie à la jeune fille.
Joseph pensa également à son avenir. Étant donné qu’il devait passer son baccalauréat en cette nouvelle année scolaire qui pointait dans quelques semaines, il se dit que la grossesse d’Isabel empiéterait sans aucun doute sur sa concentration et bouleverserait ses études. En vérité, c’était en grande partie pour cette raison qu’une partie de lui avait consenti à cet avortement tandis que l’autre à présent n’y voyait aucun intérêt. Réflexion faite, entre le pour et le contre, Joseph finit par soutenir le contre et entreprit d’en parler avec Isabel le lendemain.
L’instant d’après, il mit les écouteurs aux creux de ses oreilles, fit défiler la playlist de son téléphone avant de sélectionner la chanson appropriée à son état d’être ce jour-là. Il fixa le volume à un niveau qui donne l’impression d’être devenu sourd au monde, car plus rien qui soit à proximité ne vous parvient. Pas le moindre écho. Les chansons porteuses de sens et d’une foultitude de sagesses distillées par une voix tantôt en crescendo tantôt en diminuendo pénétrèrent au plus profond de lui. Il avait parfois rêvé de rencontrer cet homme, de l’avoir devant lui un jour pour que ses yeux s’émerveillent à la vue de ses mains qui manient divinement bien cette guitare luisante comme Orphée, sa lyre. De le voir sur la scène culturelle, dans sa posture habituelle, assis les yeux mi-clos derrière ses lunettes. Conciliant la parole et l’expression faciale, le voir chanter « Powé » et même toutes ses autres exquisités musicales.
Allongé sur le lit, Joseph sonna la cloche de l’évasion. Le sourire qui dévoile les pommettes contraignit alors ses yeux de se fermer. Aucune mauvaise pensée n’y vagabonda. Il sentit son esprit s’épurer avant de se griser de la sublime mélodie de celui qu’il considérait comme le plus grand mélomane du pays. Celui disait-on, faisait chanter la poésie d’un célèbre poète qui avait tiré depuis bien longtemps sa révérence.
Un instant après, la réalité parut à Joseph bien lointaine comme son enfance avec ses peines. La vie est comme la graine que pose le cultivateur sous une terre fertile, elle a besoin d’être arrosée. Quel plus vital arrosoir que la parole ? C’est bien la parole qui donne à la vie un itinéraire. C’est aussi elle qui sert de plan pour la réalisation de l’existence désirée. Pendant plus d’une heure, les chansons se succédèrent. Joseph perdit la notion du temps. Par la suite, sans que le corps bougeât, il avait fini par quitter sa chambre. Enfin, le sommeil se mit à cajoler ses yeux et dans ses oreilles, s’entendait toujours la musique qui berce, réconforte, console, échenille et nourrit l’âme. Des minutes plus tard, une fine pluie s’abattit, et telle une berceuse, elle le conduisit inexorablement dans un profond sommeil.