C’était la voix de Dieu. Et Dieu était furieux.
L’intendant du roi, qui passait entre les tréteaux et les bancs, sursauta lorsque le ciel craqua et qu’un nouvel éclair embrasa les lointains. Dans la salle bondée, l’un des plus jeunes domestiques baissa la tête en une attitude que l’intendant prit pour une prière. La tempête était juste au-dessus d’eux, elle écrasait les tours et les remparts, annihilait la lumière de l’après-midi et plongeait le château dans les ténèbres en pleine journée. Le sentiment de terreur, qui avait pris corps quelques mois plus tôt avec les rumeurs, était désormais si tangible que même Guthred – que toutes ces discussions avaient laissé de marbre – ne pouvait s’empêcher de le ressentir.
Lorsque la foudre frappa de nouveau, il leva les yeux vers l’enchevêtrement de poutres en se demandant ce qu’il arriverait si elle frappait le toit. Il se représenta une scène biblique : le feu blanc qui s’abat, les corps calcinés éparpillés au sol, les mains agrippées sur les couteaux et les coupes. S’élèveraient-ils au ciel après être tombés ? Il regarda la carafe qu’il tenait dans sa main couverte de taches de son. Et lui ? Fermant à demi les paupières, Guthred entama une supplique muette avant de se reprendre. Ça n’avait aucun sens. C’étaient ces terribles orages de mars qui avaient provoqué les jérémiades des vieilles femmes et les sermons des gens d’Église. Il continua à progresser entre les tables, mais il avait du mal à ignorer la voix qui lui rappelait dans un murmure que les rumeurs avaient commencé bien avant que le nord n’ouvre sa gueule et ne déverse sur l’Écosse un déluge de neige, de vent et de foudre.
Serrant fermement la carafe de peur de perdre une goutte du précieux liquide qu’elle contenait, l’intendant grimpa l’escalier en bois du dais qui occupait l’extrémité de la grande salle. Chaque marche le hissait un peu plus au-dessus des têtes des seigneurs, des domestiques, des chiens et des parasites qui se battaient pour de l’espace et un peu d’attention. Guthred avait déjà vu les huissiers, sur ordre du majordome, raccompagner plusieurs jeunes gens qui avaient réussi à pénétrer dans la salle où ils n’étaient pas conviés. Les jours de fêtes étaient toujours chaotiques : les écuries ne pouvaient accueillir tous les chevaux, les logements n’étaient pas prêts, les messages arrivaient avec peine, les domestiques devenaient maladroits à force de hâte et leurs maîtres perdaient leur calme. Cependant, malgré ces difficultés et le temps agité de l’après-midi, le roi semblait de bonne humeur. Lorsque Guthred s’approcha, il riait à quelque répartie de l’évêque de Glasgow. Le visage du roi était rouge, sous l’effet du vin et de la chaleur étouffante émanant des cheminées, et il avait renversé quelque chose sur sa robe. Autour de la table, sous le dais, la paille étalée le matin même collait aux pieds à cause des miettes de gâteau au miel et des gouttes de sauce et de vin. Les huit hommes installés de chaque côté du roi parlaient fort, chacun voulant s’exprimer malgré l’orage et les bavardages des autres convives, et le vieil intendant dut se pencher pour se faire entendre.
— Encore du vin, Votre Majesté ?
Sans interrompre sa conversation, le roi Alexandre tendit sa coupe, plus grande que les autres et incrustée de joyaux.
— Je croyais que nous avions déjà réglé cette question, dit-il d’un air bourru à l’homme sur sa gauche.
Lorsque l’intendant eut versé le vin rouge, le roi but une gorgée.
— Pardonnez-moi, sire, répondit l’homme en posant la main sur son hanap quand l’intendant voulut le resservir à son tour. Mais la requête pour…
— Merci, Guthred, dit le roi alors que l’intendant s’avançait vers l’évêque de Glasgow, qui tendait déjà sa coupe.
Le visage de l’homme se crispa.
— Sire, la requête du prisonnier vient directement de mon beau-frère. Étant à la fois son parent et Justicier du Galloway, il serait malvenu de ma part de ne pas accorder à sa demande l’attention qu’elle mérite.
Le roi Alexandre fronça les sourcils pendant que les yeux noirs de John Comyn continuaient de le scruter. À la lueur des chandelles, le long visage de lord de Badenoch avait un teint cireux, et son expression était aussi sobre que ses vêtements : une cape de laine noire, doublée aux épaules de fourrure de loup d’un gris si exactement identique à celui de ses cheveux qu’il était difficile de dire où terminait l’une et où commençaient les autres. Le blason du surcot qu’il portait en dessous était à peine visible : un bouclier rouge brodé de trois gerbes de blé. Le roi était frappé par la ressemblance entre Comyn le Rouge et son père – la même attitude raide, la même expression sans joie. Tous les Comyn étaient-ils donc pareils ? Y avait-il quelque chose dans leur sang ? Alexandre jeta un regard sur la table et aperçut le comte de Buchan, dit Comyn le Noir, qu’on appelait ainsi, comme son frère, en raison de ses armes : un bouclier noir avec trois gerbes de blé. En retour, il n’eut droit qu’à des traits pincés et à un regard noir. S’ils n’étaient pas des guerriers aussi valeureux, il les aurait probablement exclus depuis des années de la cour. À dire vrai, les Comyn le mettaient mal à l’aise.
— Comme je vous l’ai dit, je vais y réfléchir. Thomas de Galloway est en prison depuis plus de cinquante ans maintenant. Il peut sans doute supporter quelques semaines supplémentaires.
— Chaque jour doit paraître une éternité à un innocent, lui répondit John Comyn avec une légèreté qui ne masquait pas l’insolence.
— Innocent ?
Les yeux bleus d’Alexandre se plissèrent. Il posa sa coupe, ayant perdu l’envie de rire.
— Cet homme s’est rebellé contre mon père.
— Ce n’était qu’un garçon, sire. C’est le peuple de Galloway qui l’a porté à sa tête.
— Et mon père a fait en sorte qu’ils le payent de leur sang.
Alexandre parlait avec véhémence, l’alcool l’énervait et lui échauffait le visage.
— Thomas de Galloway était un bâtard. Il n’avait aucun droit de se proclamer seigneur et le peuple le savait.
— Ils n’avaient pas de bonne solution – soit ils se soumettaient à un bâtard, soit ils laissaient leur pays être divisé entre trois sœurs. Vous pouvez sûrement comprendre leur détresse, Votre Majesté ?
Alexandre décela un sous-entendu dans le ton de John Comyn. Lord de Badenoch essayait-il d’insinuer que sa propre situation était en quelque sorte comparable à ce qui s’était passé dans le Galloway il y avait plus d’un demi-siècle ? Il n’eut pas le temps de trancher car une voix glaçante se fit entendre à l’autre bout de la table.
— Vous distrayez notre gracieux hôte de son assiette avec votre bavardage, sir John. Le conseil est terminé.
Les yeux de John Comyn se reportèrent vivement sur l’homme qui venait de parler et croisèrent le regard calme de James Stewart, le grand chambellan. Son masque glissa un instant, révélant une lueur d’hostilité, mais avant qu’il eût pu répondre, la voix tonitruante de Robert Wishart, l’évêque de Glasgow, s’éleva.
— Bien parlé, sir James. Que nos bouches nous servent à nous nourrir et à louer le Seigneur pour Ses dons et Sa bonté, dit Wishart en levant sa coupe. Le vin est remarquable, sire. Il est de Gascogne, n’est-ce pas ?
La réponse du roi se perdit dans le fracas du tonnerre qui réveilla les chiens. L’évêque en renversa son vin.
Wishart afficha un sourire matois.
— Si le jour du jugement dernier est arrivé, alors nous partirons le ventre plein !
Et il avala une longue gorgée qui humecta ses lèvres. L’évêque de St Andrews, aussi maigre et austère que Wishart était gras et animé, voulut protester, mais Wishart parla plus fort que lui.
— Vous savez aussi bien que moi, monseigneur, que si le jugement dernier avait eu lieu chaque fois qu’on y a cru, nous serions bien souvent montés au ciel !
Le roi était sur le point de répondre, mais il se ravisa en voyant un visage familier dans la foule en contrebas. C’était l’un des valets de la reine, un Français zélé du nom d’Adam. Sa cape de voyage scintillait à la lumière des bougies et ses cheveux noirs étaient plaqués sur son front à cause de la pluie. Adam passa devant l’une des cheminées et le roi vit de la fumée s’élever au-dessus de lui en un nuage vaporeux. Le page grimpa à la hâte les marches qui menaient à l’estrade royale.
— Sire.
Adam s’arrêta devant le roi pour s’incliner et reprendre son souffle.
— J’apporte un message de Kinghorn.
— Par cette tempête ? s’étonna Wishart tandis que le page se penchait pour parler au roi à voix basse.
Lorsque Adam eut fini, un léger sourire plissa les lèvres d’Alexandre et la rougeur de ses joues, due au vin, se communiqua à sa gorge.
— Adam, va chercher Tom dans son logement. Dis-lui de m’amener ma cape et de faire seller mon cheval. Nous partons pour Kinghorn sur-le-champ.
— Comme il vous plaira, sire.
— S’est-il passé quelque chose ? s’enquit l’évêque de St Andrews tandis que le valet se hâtait de repartir. La reine, est-elle…
— La reine va bien, dit Alexandre avec un sourire tout à fait épanoui. Elle désire seulement me voir.
Il se mit debout. Il y eut un grand brouhaha de bancs qu’on renverse et tous les occupants de la salle se levèrent avec lui, certains donnant de petits coups de coude à leurs voisins de table hébétés par le vin afin qu’ils suivent le mouvement. Le roi leva les mains et s’adressa à eux d’une voix forte.
— Je vous en prie, rasseyez-vous. Je dois prendre congé. Mais restez et profitez des festivités.
Il fit signe au joueur de harpe, et bientôt des notes métalliques résonnèrent au milieu du hurlement du vent.
Alors que le roi quittait la table, James Stewart vint se placer devant lui.
— Sire, attendez le matin. C’est une mauvaise journée pour voyager, surtout par cette route.
Le roi s’arrêta en voyant le visage inquiet du chambellan. Derrière lui, la même inquiétude se lisait dans les yeux des autres hommes de la tablée, sauf dans ceux de John Comyn qui s’était penché par-dessus la table pour parler avec son frère, le comte de Buchan. L’espace d’un instant, le roi hésita à se rasseoir et à demander du vin à Guthred. Mais il devait répondre à un appel plus pressant. La dernière chose que John Comyn avait dite lui restait en travers de la gorge. Vous pouvez sûrement comprendre leur détresse ? Alexandre ne le pouvait que trop, car la question de sa succession lui avait coûté deux ans de calvaire, après que l’héritier en qui il avait placé tous ses espoirs avait terminé dans la tombe avec sa femme, sa fille et son fils. La mort de son fils aîné avait coupé net la lignée d’Alexandre, comme une chanson stoppée avant le refrain. Elle ne se poursuivait plus que par un faible écho de l’autre côté de la mer du Nord, incarné dans la personne de sa petite-fille Marguerite, l’enfant de sa défunte fille et du roi de Norvège. Oui, Alexandre comprenait très clairement le choix impossible auquel avait fait face le peuple du Galloway cinquante ans plus tôt, quand leur seigneur était mort sans descendance mâle.
— Je dois partir, James, dit-il d’une voix douce mais ferme. Mon mariage a eu lieu il y a six mois et Yolande n’attend toujours pas d’enfant. Ce n’est pas faute d’essayer. Si elle reçoit ma semence ce soir, si Dieu le veut, j’aurai un héritier l’année prochaine à la même saison. Je suis prêt à endurer un orage.
Ôtant la couronne d’or qu’il avait portée au cours du conseil et de la fête, Alexandre la tendit à l’intendant puis se passa la main dans les cheveux pour les aplatir.
— Je reviendrai sans tarder.
Il s’interrompit une seconde, les yeux posés sur John Comyn.
— Entre-temps, tu peux dire à lord de Badenoch que je vais accéder à la requête de son beau-frère.
Les yeux d’Alexandre s’allumèrent.
— Mais attends demain.
Une esquisse de sourire naquit sur les lèvres de James.
— Sire, le salua-t-il.
Sa robe rouge écarlate brodée d’or scintillant, Alexandre traversa l’estrade à la suite du valet aux pieds crottés. Le garde s’inclina, ouvrit les doubles portes et le roi sortit, le son de la harpe diminuant peu à peu derrière lui.
Dehors, la tempête le frappa de plein fouet. Une pluie glaciale le gifla et l’aveugla à demi tandis qu’il descendait dans la cour. Un éclair zébrant le ciel noir le fit tressaillir. Les nuages étaient si bas qu’ils semblaient raser les toits des bâtiments qui se dressaient devant lui jusqu’à l’enceinte intérieure, au pied de laquelle le sol déclinait abruptement vers les remparts extérieurs. De son point de vue élevé, le roi pouvait contempler par-dessus les murs la ville royale d’Édimbourg qui s’étirait en contrebas du promontoire en haut duquel était perché le château.
Au loin, au pied de la colline, il distinguait la forme pâle de l’abbaye de Holyrodd, derrière laquelle les masses rocheuses noires s’élevaient en falaises balayées par le vent et voilées par les nuages. Au nord, la terre formait un plateau de pâturages verdoyants et de champs, puis de marais qui ouvraient sur le Forth of Forth, que les Anglais appelaient la mer d’Écosse. Par-delà cette étendue d’eau qu’illuminait par instant la foudre, se déployaient les collines boisées de Fife et le chemin qu’il allait suivre. Kinghorn, à vingt miles de là, semblait plus loin que jamais. Repensant aux sombres paroles de l’évêque de St Andrews, qui avait déclaré que le jour du jugement dernier, la nature serait aussi déchaînée que ce jour, Alexandre hésita, debout sur la dernière marche, la pluie s’abattant sur lui. Mais quand il vit Adam arriver en courant, il se força à mettre le pied dans la boue et garda à l’esprit l’image de sa jeune épouse qui l’attendait au chaud dans le lit. Il y aurait du vin aux épices et du feu dans la cheminée.
— Sire, Tom est malade, l’informa Adam à haute voix pour couvrir le vent.
Il portait la cape de voyage du roi.
— Malade ?
Alexandre fronça les sourcils pendant que le page lui attachait le vêtement doublé de fourrure aux épaules. Tom, qui le servait depuis plus de trente ans, voyageait toujours avec lui. Adam était certes un jeune homme capable, mais il était le favori de la reine, dont il avait rejoint la suite l’automne précédent.
— Tom allait bien cet après-midi. Le médecin l’a-t-il vu ?
— Il dit que ce n’est pas la peine, répondit Adam en le guidant à travers les flaques d’eau. Prenez garde où vous marchez, sire.
Des lanternes brûlaient un peu plus loin, leurs flammes ressemblaient à des oiseaux en cage, voletant et se cognant contre les carreaux. Le vent portait les hennissements des chevaux et les ordres échangés par les hommes.
— Qui va m’escorter ?
— Tom envoie maître Brice prendre sa place.
Alexandre plissa un peu plus le front tandis qu’Adam le menait jusqu’aux écuries. La puissante odeur de paille et de crottin lui emplit les narines.
— Sire, l’accueillit le maître des écuries en amenant un coursier gris magnifique. J’ai sellé Hiver pour vous, bien que j’aie eu de la peine à croire maître Brice quand il m’a dit que vous partiez par ce temps.
Le regard d’Alexandre se posa sur Brice, un homme taciturne, un peu lent d’esprit, à son service depuis moins d’un mois, engagé pour aider Tom qui s’épuisait à veiller sur le roi et sa nouvelle épouse. Alexandre avait pensé demander à l’intendant de le remplacer, mais avec les préparatifs du conseil, il n’en avait pas eu le temps. Brice s’inclina sans dire un mot. Maugréant et se sentant soudain tout à fait sobre, Alexandre enfila les gants de cavalier que le maître des écuries lui tendait. Lorsqu’il se hissa sur le cheval en s’aidant du montoir, sa robe remonta sur ses chausses déjà maculées de boue. Il se serait changé, mais il ne voulait pas perdre ce qu’il restait de la journée. Pendant que le maître des écuries serrait les sangles d’une poigne ferme, ses deux hommes d’escorte montèrent sur les chevaux qu’on avait sortis des stalles pour eux. C’étaient deux palefrois, plus petits et plus légers que la monture du roi. Adam avait un nouveau cheval, le sien ne s’étant jamais remis du périple jusqu’à Édimbourg.
La voix du maître des écuries s’éleva tandis qu’ils s’enfonçaient sous la pluie.
— Bon voyage, sire.
Adam ouvrit la voie dans la cour du château. Les chevaux avançaient sans difficulté bien que le sol fût meuble. Le soir n’était pas encore tombé, mais déjà des torches brûlaient aux fenêtres du poste de garde, l’obscurité étouffant la lumière. Les gardiens ouvrirent les grilles et les trois hommes s’engagèrent sur le sentier escarpé qui descendait. Bientôt le poste de garde les domina du haut de la pente de rocaille noire, les torches formant comme de petits yeux d’ambre. Quand ils franchirent la deuxième grille des remparts extérieurs, les gardes saluèrent le roi avec surprise.
Sur la grand-route qui menait à la ville couraient des torrents d’eau de pluie, mais comme il n’y avait personne, le roi et les deux hommes à ses côtés accélérèrent le pas. Le vent agitait leur cape, ébouriffait leurs cheveux, et ils arrivèrent en ville trempés et gelés. Laissant Édimbourg derrière eux, ils se hâtèrent de traverser les étendues de plaine vers l’estuaire de la Forth.
À Dalmeny, où les vents venus de la mer les harcelaient, ils mirent pied à terre devant la maison du maître du bac. Il faisait complètement noir désormais. Tandis qu’Adam frappait à la porte, le roi observa les eaux noires et enflées qui s’étiraient sur une longue distance. La foudre éclata au loin au-dessus des collines et le grondement lui parvint telle une vague déferlant sur lui. La tempête se déplaçait au nord vers le Fife.
Le maître du bac entrebâilla la porte, une lanterne à la main.
— Oui ? lança-t-il en écossais, maussade. Ah, c’est encore vous.
Lorsqu’il aperçut derrière Adam la tête du roi, son attitude changea du tout au tout.
— Sire ! salua-t-il en ouvrant la porte en grand. Toutes mes excuses. Je vous en prie, entrez vous abriter.
— Je vais à Kinghorn, dit Alexandre en passant sans difficulté du français, qu’il avait parlé toute la journée au conseil, à l’abrupt dialecte anglo-écossais.
— Avec ce vent ?
L’homme jeta un regard inquiet sur la grève derrière sa maison, où l’ombre massive du bac se distinguait dans le noir.
— Je ne crois pas que ce soit très raisonnable.
— Ton roi t’a donné un ordre, le rabroua sèchement Adam. Il n’a pas besoin de savoir ce que tu en penses.
Rabattant sa capuche sur son crâne, le maître du bac passa devant Adam pour s’adresser au roi.
— Sire, je vous en conjure, attendez demain matin. Vous pourrez loger ici avec vos hommes. Ce ne sera pas des plus commodes, mais vous serez au sec.
— Tu ne t’es pas plaint quand tu as fait traverser mes hommes.
— C’était bien avant que la tempête n’éclate. Maintenant… Eh bien, sire, c’est vraiment trop dangereux.
Alexandre était à bout de patience. À chaque pas qu’il faisait, on semblait contrecarrer ses efforts pour rejoindre sa femme.
— Si tu as peur, mes hommes manieront les rames. Mais de toute façon, je traverserai ce soir !
Le maître du bac baissa la tête d’un air accablé.
— Oui, sire.
Il se dirigea vers l’intérieur de son logis, mais se retourna avant d’entrer.
— Dieu notre Seigneur sait que je ne pourrais pas mourir en meilleure compagnie que la vôtre, sire.
Alexandre le regarda avec fureur disparaître à l’intérieur.
Il revint bientôt avec six hommes, des moines de l’abbaye de Dunfermline qui avaient gagné le droit de s’occuper du bac à la lointaine époque de Marguerite. Leurs habits de laine et leurs sandales devaient bien peu les protéger de la morsure du vent, mais ils ne se plaignirent pas et conduisirent le roi au bord de l’eau. Derrière eux venaient Brice et Adam, qui avait calé les étriers en fer dans les sangles en cuir pour qu’ils ne cognent pas le flanc des animaux durant le voyage.
La traversée fut longue et malaisée, les hommes se courbaient pour échapper autant que possible au déluge qui s’abattait sur leur capuche et les mouvements erratiques du bateau perturbaient les chevaux. Des gerbes d’eau cinglaient et imbibaient leurs lèvres de sel à mesure que le bateau montait et s’écrasait sur la houle. Alexandre se jucha sur la poupe, enroulé dans une fourrure trempée que le maître du bac lui avait donnée afin qu’il ait chaud. Le tonnerre s’était éloigné, ce n’étaient plus que lointains grondements, mais le vent ne semblait pas vouloir se calmer et les chants plaintifs que les moines entonnaient en ramant étaient à peine audibles dans ses hurlements. Malgré les inquiétudes du maître du bac, le bateau accosta sans problème au bourg royal d’Inverkeithing.
— Nous allons longer le rivage, dit Alexandre tandis qu’Adam faisait descendre Hiver du bac sur le sable mouillé. Ce sera plus abrité.
Aux fenêtres des maisons près de la plage, la lumière filtrait, comme une invitation.
— Pas ce soir, sire, l’avertit le maître du bac en prenant la fourrure humide que le roi lui rendait. La marée du printemps lance les vagues droit sur les falaises par endroits. Vous pourriez vous retrouver coupé de toute possibilité d’avancer ou de reculer.
— Nous allons prendre la piste du haut, sire, dit Adam en préparant les étriers du roi. Nous arriverons plus vite.
Leur chemin déterminé, le roi et ses hommes d’escorte enfourchèrent leurs chevaux et se lancèrent sur la piste qui partait vers les pentes boisées au-dessus d’Inverkeithing, vers le sentier de la falaise. Ils avançaient lentement dans les ténèbres que la couverture des arbres rendait encore plus étouffantes, mais au moins ils bénéficiaient de sa protection. Une fois sortis des bois, ils furent à nouveau à la merci de la pluie et du vent qui les fouettaient constamment tandis qu’ils suivaient la piste au milieu des falaises, pentes à pic au-dessus d’eux et à leurs pieds. Le sol était boueux, les sabots des chevaux s’enfonçaient et les obligeaient à une démarche tortueuse. Adam se porta en tête et demanda à Brice de se placer derrière lui pour prévenir le roi des embûches les plus traîtresses. Alexandre était un cavalier émérite mais son cheval, beaucoup plus large que les palefrois d’Adam et de Brice, eut de plus en plus de difficultés à poursuivre l’ascension dans la fange, et bientôt le roi fut distancé. Il entendait les cris de ses hommes au milieu des rafales de vent mais ne parvenait plus à les voir dans le noir. Serrant les dents et se maudissant de n’avoir pas tenu compte des conseils de l’intendant, il poussa Hiver, lui donna des grands coups de talon, émit force jurons, jusqu’à ce que le cheval s’agite et se cabre. Dans son esprit, le roi conservait l’image de sa jeune épouse blottie au chaud dans ses draps, mais sa vision lui semblait désormais un salut plus qu’une promesse.
Alexandre luttait avec son cheval dans la pente, L’animal jetait sa tête en tous sens parce qu’il tirait trop fort sur les rênes. C’était de la folie. Il aurait dû écouter James, attendre jusqu’au matin. Il voulut appeler Adam et Brice, pensant faire demi-tour. Ils pourraient s’abriter à Inverkeithing jusqu’à ce que la tempête passe. C’est alors qu’un éclair illumina le ciel et que le roi vit la falaise qui s’élevait au-dessus du sentier. Par-delà ce promontoire vertigineux se trouvait Kinghorn. Ce n’était pas très loin, à deux ou trois kilomètres. Se penchant en avant sur sa selle, le roi donna du talon dans les flancs de sa monture épuisée pour la forcer à avancer. Le chemin était toujours plus raide. Alexandre distingua les cris des mouettes qui tournoyaient au cœur de la tempête. Il n’entendait plus ses hommes. La piste se fit plus étroite, des roches à nu sur sa gauche et un précipice sur sa droite, dont la gueule sombre s’ouvrait vertigineusement. Il savait qu’il restait quelques centaines de mètres à peine avant de retrouver un terrain plus facile, mais pour ce qu’il voyait, il aurait aussi bien pu s’enfoncer en enfer. Soudain son cheval dérapa, et il tira sur les rênes pour le ramener. Sous l’effort, une douleur vive lui transperça les mains.
— Oh, cria-t-il alors que le coursier apeuré glissait de nouveau en essayant de faire demi-tour. En avant !
Une forme noire apparut devant lui.
— Sire !
Alexandre fut instantanément soulagé.
— Prenez mes rênes, lança-t-il à Adam au milieu du déluge. Je vais devoir poursuivre à pied. Hiver ne peut pas m’emmener là-haut.
— Attendez, sire, je vais vous accompagner. Le sol est plus ferme après. Je vais vous guider.
— Attention, je suis sur le rebord, l’avertit le roi, qui sentait la pluie pénétrer sous sa cape et lui geler l’échine. Où est Brice ?
— Je l’ai envoyé devant.
Adam manœuvra le palefroi entre le roi et la paroi qui se dressait contre la piste. Un éclair illumina son visage, sur lequel se lisait une expression intense, tandis qu’il se saisissait des rênes du roi en maîtrisant son propre cheval entre ses genoux.
— Très bien, l’encouragea Alexandre en se préparant. Un dernier effort.
— Un dernier effort, sire, répéta Adam en se jetant sur lui.
La première chose qu’Alexandre sentit fut le mouvement brusque de son cheval, qui se cabra. Il devina aussitôt que l’animal avait été frappé, ce que lui confirma son bref hennissement. Son propre cri s’étouffa et il ne put émettre qu’un grognement en s’affalant sur le ventre, le pommeau en bois de son épée lui rentrant dans l’estomac. Il s’agrippa au col de la bête et ressentit une nouvelle douleur, c’était sa jambe cette fois qui avait reçu le coup. Il eut le temps de se rendre compte que cela venait du cheval d’Adam et que le page avait lâché ses rênes. Puis il plongea avec Hiver dans les ténèbres.
Adam s’efforça de calmer son cheval tandis que le cri du roi s’évanouissait. Au bout d’un moment, il parvint à l’apaiser suffisamment pour mettre pied à terre. Tenant les rênes d’une main, il se pencha pour nettoyer le sang de la dague qu’il serrait dans l’autre, il l’essuya sur l’herbe mouillée qui poussait sur la piste. Quand il eut terminé, il souleva sa chausse et rangea la lame dans le fourreau en cuir fixé à son mollet. Se déplaçant avec précaution au bord du précipice, il attendit en reniflant à cause des gouttes d’eau qui coulaient le long de son nez. Après quelques minutes, un éclair zébra le ciel. Adam aperçut alors une grande forme grise étalée en contrebas, sur le rivage. Il attendit. Il aurait dû y avoir la lune ce soir, mais les nuages la cachaient. Cependant, le vent et la pluie avaient couvert le hurlement du roi, même si cet idiot de Brice était sans doute trop loin et qu’il ne l’eût pas entendu de toute façon. La foudre frappa encore, à trois reprises, presque simultannées. Le cheval était toujours là où il était tombé, mais cette fois Adam aperçut une forme plus petite gisant à côté de lui. La robe écarlate du roi était aussi reconnaissable qu’un drapeau. Satisfait, le page cala son pied dans l’étrier et remonta en selle. Même si le roi avait survécu à sa chute, il mourrait de froid avant que quiconque lui vienne en aide, car Adam s’arrangerait pour que ceux qui le rechercheraient partent dans la mauvaise direction. Éperonnant son cheval, il remonta la piste de la falaise vers Kinghorn. Il se répétait le mensonge qu’il avait prévu de raconter à la jeune reine.
Sur le rivage, en bas, le cheval mourant tourna la tête. Le sang coulait à flot de la profonde entaille à la patte antérieure. Plusieurs tendons avaient été tranchés et cela lui avait coûté son équilibre, puis d’autres blessures avaient été causées par la chute. À quelques mètres de là gisait sa royale charge, bras écartés, le cou tordu en un angle funeste. Une bourrasque venue de la Forth souleva un pan de la cape du roi, qui claqua contre le sable, mais rien d’autre ne bougeait.
Ce soir, les morts ne ressusciteraient pas.