Bordeaux s’éveillait. Le clocher de la cathédrale déversait une cascade de carillonements sur le labyrinthe des rues. Des oiseaux s’élevaient au-dessus des toits, leurs ailes blanches se découpant sur le bleu du ciel matinal. Les volets s’ouvraient en cognant les devantures des magasins, des seaux pleins d’urine se vidaient dans les gouttières. Avant d’entamer leur travail, cordonniers et merciers, forgerons et maréchaux-ferrants s’interpellaient en mots simples et grossiers qui se répercutaient contre les façades des rues étroites.
Adam dirigea son palefroi à travers la ville, les oreilles assaillies par le vacarme des cloches. Revenir dans la ville où il était né, après tant de temps passé à l’étranger, lui procurait un sentiment peu commun. La ville paraissait étrangement neuve, pleine de promesses, au lieu de lui sembler aussi familière que sa propre peau. Pourtant il connaissait tous les tours et les détours des ruelles, il se rappelait les parfums qui l’assaillaient de toutes parts, la puanteur des abattoirs à l’entrée de la ville, les senteurs chargées du marché au bétail ou encore le relent nauséabond et légèrement salé de la Garonne. L’air était doux, le vent d’hiver moins cruel, et il ne portait plus le poids du secret sur ses épaules, ce qui lui laissait la possibilité d’apprécier les sons qui lui parvenaient, les arômes qui l’environnaient, les conversations qu’il surprenait ou les altercations auxquelles il assistait, sans se demander s’il n’y avait pas là un piège, ou seulement un danger.
Les cloches de la cathédrale sonnaient et Adam, à cheval, allait au trot vers les hauts remparts du château qui dominait la ville. Bannières et drapeaux étaient hissés sur les tourelles, étendards bariolés se découpant contre le ciel. L’une des bannières, rouge écarlate et plus grande que les autres, ornée de trois lions jaunes, attira l’attention d’Adam tandis qu’il s’approchait des portes, et puis les gardes impeccables en gambison s’enquérirent de la raison de sa présence et il l’oublia. Mettant pied à terre, Adam prit un rouleau de parchemin dans la sacoche fixée à sa selle, dont le cuir était couvert de la poussière accumulée au cours de son voyage à travers la France. Un garde examina le sceau du document pendant que l’autre l’interrogeait. Ses réponses les satisfirent, et ils s’écartèrent pour le laisser passer sous la herse menaçante.
Bien qu’il fût tôt, la cour était pleine de serviteurs et d’officiers royaux. L’élégance sobre des bâtiments et les riches vêtements des hommes et des femmes qu’il croisait étaient un baume pour Adam après le long hiver d’Édimbourg, naufragé qu’il était sur cette grosse montagne noire, où le hurlement du vent hantait les couloirs, parmi tous ces Écossais à la peau blême. En voyant des hommes dérouler de longs drapeaux colorés et les disposer sur les flancs des bâtiments, il prit conscience avec surprise que Noël arrivait. La douceur de l’air, qui avait augmenté à mesure qu’il progressait vers le sud, lui avait fait croire que c’était plutôt le printemps. Une fille aux cheveux bruns passa devant lui en escortant trois oies dodues. Adam prit le temps d’apprécier son souple déhanchement avant de se diriger vers les écuries. Après avoir laissé sa monture à un palefrenier, il se rendit à la tour située dans le coin est de l’enceinte, en haut de laquelle flottait la bannière écarlate aux trois lions.
Il y avait d’autres gardes à l’entrée de la tour, et d’autres questions, mais on finit par le conduire en haut des escaliers, à une petite pièce où l’odeur d’encens masquait tant bien que mal celle de la peinture fraîche. Le page qui l’escortait frappa à la porte qui s’ouvrit et, tandis que son accompagnateur entrait, Adam aperçut un autre serviteur. Allant se poster à la seule fenêtre de la pièce, il observa par les carreaux la ville qui s’étalait en contrebas. La porte se rouvrit et il fit volte-face, s’attendant à ce qu’on l’appelle, mais le page descendit l’escalier sans lui dire un mot ni lui donner la moindre instruction. Adam s’adossa au mur car il n’y avait aucun meuble, la décoration se limitant à une tapisserie qui montrait un groupe de jeunes chevaliers portant tous des boucliers rouges, ornés d’un symbole aussi familier à Adam que les armoiries de sa propre famille : un dragon jaune dressé sur ses pattes arrière au milieu des flammes.
Finalement, la porte s’ouvrit de nouveau et un homme lui fit signe d’entrer. Le salon jouissait de la lumière matinale qui pénétrait par les fenêtres cintrées. Après la pénombre, il fallut un moment à Adam pour s’habituer au soleil. Il vit alors un homme derrière une table encombrée de parchemins soigneusement empilés. Avec son mètre quatre-vingts, c’était toujours l’un des personnages les plus grands qu’Adam ait jamais rencontrés. Ses cheveux longs jusqu’à l’épaule, où se distinguaient des mèches blanches, étaient bouclés aux extrémités, selon la mode du moment, mais sa robe en lin, d’un bleu solennel, était d’un dessin tout simple, contrairement aux rayures et aux soieries flamboyantes de ses courtisans. Parfaitement ajustée à sa carrure athlétique, elle était maintenue par une ceinture en cuir rehaussé de touches d’argent. Seuls ses yeux d’un gris intense permettaient de déceler chez lui des signes d’impatience ou d’agitation. Une de ses paupières tombait légèrement, unique imperfection d’un visage par ailleurs soigné. Cela se voyait aujourd’hui davantage que lorsqu’ils s’étaient rencontrés vingt-quatre ans plus tôt, pensa Adam. À cette époque, l’homme qui se trouvait devant lui était un jeune lord condamné à l’exil. À désormais presque cinquante ans, il était roi d’Angleterre, duc de Gascogne, souverain d’Irlande et conquérant du pays de Galles.
— Sire, le salua Adam en s’inclinant bas.
Les yeux pâles du roi allèrent vers le page qui attendait près de la porte.
— Laissez-nous.
Tandis que le page quittait la chambre, Adam remarqua une scène peinte sur le mur, de l’autre côté. Elle ne s’y trouvait pas lors de sa dernière visite. Elle aussi mettait en scène les chevaliers avec les boucliers au dragon, mais cette fois ils entouraient un homme assis sur un trône en pierre, et qui portait une couronne en or. D’une main l’homme tenait une épée dont la lame était cassée, de l’autre une fine canne dorée. Un pupitre aux gravures délicates était installé en bas de la fresque. Adam regarda le gros livre relié en cuir qui y était posé. De là où il était, et malgré l’angle de vision, il réussit à déchiffrer les mots écrits en lettres d’or sur la couverture. Il n’avait jamais vu ce livre, mais il savait de quoi il s’agissait.
— Je vous attendais plus tôt, Adam.
Adam chassa ses pensées et se concentra sur Édouard.
— Le travail de la reine a commencé plus tard que prévu.
— Je suppose que vous avez accompli votre mission ?
La voix d’Édouard, d’ordinaire si pleine d’assurance, dissimulait mal son agitation. Plus inhabituel encore, il y avait de l’inquiétude dans ses yeux. Il était penché en avant, ses mains aux veines apparentes plantées sur la table.
— Dieu a fait le travail pour nous. L’enfant est mort avant de naître.
Édouard se redressa.
— Bien, dit-il au bout d’un moment. C’est très bien.
Il s’assit dans un fauteuil à haut dossier, son regard se faisant soudain dur, accusateur.
— Cette histoire aurait dû être terminée depuis des mois, avant que la reine ne tombe enceinte.
La colère faillit étouffer Adam, mais la prudence l’obligea à ne rien montrer. Il méritait des louanges d’Édouard, pas des remontrances. C’est vrai, la grossesse avait constitué un obstacle imprévu, mais tuer le roi n’avait rien de facile. S’il avait fallu l’assassiner de loin, avec un carreau d’arbalète en travers de la gorge, Adam y serait parvenu bien avant que la reine ne conçoive. Mais Édouard avait insisté, sa mort devait passer pour un accident, et Adam s’était arrangé pour faire partie de l’escorte de la nouvelle épouse d’Alexandre, serviteur anonyme parmi d’autres.
Le poison, il l’avait d’emblée éliminé ; il lui était impossible d’approcher des cuisines sans se faire remarquer et d’ailleurs, le roi avait des goûteurs. Au sein de la cour royale, chaque fonction était remplie par un serviteur spécifique, et chacun s’occupait avec zèle de ses devoirs. Il avait fallu plusieurs semaines à Adam pour prendre sa décision. Le chemin côtier entre Édimbourg et Kinghorn était parfait. Même après avoir choisi le lieu, passer à l’acte lui-même n’avait pas été une mince affaire ; il devait gagner les faveurs de la reine et guetter une opportunité, qui se présenta finalement à l’occasion du festin. Le roi aurait bu, il serait plus facile à maîtriser physiquement si besoin était, et les marées du printemps faisaient du sentier à flanc de falaise la seule route viable. Son unique priorité était de convaincre la reine de mander le roi, afin qu’elle scelle involontairement le sort de son mari en l’attirant dans un guet-apens, et faire en sorte que les valets les plus compétents de son époux ne puissent l’accompagner, ce qui ne laissait que Brice, l’idiot, à sa disposition. La tempête avait constitué un avantage précieux, bien qu’imprévu, même si la symétrie poétique de la proclamation du jugement dernier lui avait peu ou prou échappé.
— Tout de même, reprit Édouard en cessant de fixer Adam, c’en est terminé.
Le roi regarda les documents sur la table, en tira un d’une pile. Adam reconnut le grand sceau qui était apposé au bas du parchemin. Il provenait de la curie papale à Rome.
— J’ai la permission de Sa Sainteté, dit Édouard en défroissant la lettre de la paume de la main. Je mettrai un terme à cette affaire à mon retour en Angleterre. Pour l’instant, il y a des problèmes plus immédiats. Le roi Philippe a le plus grand mal à exercer le moindre contrôle sur mes activités ici, en Gascogne. Mon jeune cousin n’apprécie pas que je détienne plus de pouvoir que lui dans le duché. Je crois que ça le rend nerveux.
— Pouvez-vous vous permettre d’attendre si longtemps, sire ? Il y a beaucoup de remous en Écosse depuis la mort du roi. La famille Bruce a pris les armes contre les Balliol. Ils accusent lord de Galloway de comploter pour s’emparer de la couronne.
— Les Bruce ne m’inquiètent pas. Le comte de Carrick m’a déjà envoyé un message pour m’assurer de son soutien quelle que soit la décision que je prendrai concernant l’avenir du royaume. Il m’obéira. Quant aux autres seigneurs écossais, je vais leur faire parvenir des missives leur ordonnant de suivre les ordres de leur conseil des gardiens, jusqu’à ce que l’enfant puisse venir de Norvège.
— Pensez-vous qu’ils vont obéir ?
— Aucun d’entre eux ne voudra me défier au risque de perdre ses domaines en Angleterre.
Adam savait ce que cet homme avait réalisé en Angleterre, au pays de Galles et en Terre sainte ; il savait ce qu’il avait accompli au fil des ans, et de quelle façon. Il acquiesça, respectueux de la certitude qu’il lisait dans les yeux d’Édouard.
— Que dois-je faire maintenant, sire ?
— Vous pouvez reprendre votre commandement.
Ramassant le document portant le sceau du pape, Édouard se leva et alla jusqu’à une petite porte en fer insérée dans l’un des murs de la salle. Adam vit une serrure sur le côté. Édouard l’ouvrit et déposa le parchemin à l’intérieur. Puis il en sortit une bourse en cuir fermée par un cordon.
— Voilà, dit-il en la tendant à Adam. Votre paiement final. Je vous prie de m’excuser pour la poussière qui s’est déposée dessus.
— Je vous remercie, sire, murmura Adam.
Il hésita un instant, puis posa la question qui l’avait préoccupé dès que le roi l’avait chargé de cette dangereuse tâche.
— Avez-vous parlé à quiconque de mon implication dans cette affaire ?
Les yeux d’Édouard se plantèrent dans les siens.
— La mort du roi Alexandre est un accident. Ça n’a pas de raison de changer.
— Oui, sire, dit Adam en empochant la bourse renflée. Un accident.
La porte s’ouvrit derrière eux et une voix, douce et musicale, leur parvint.
— Je suis désolée, je ne savais pas que tu avais un visiteur.
Adam, se retournant, découvrit une femme de grande taille, au teint olivâtre et aux traits délicats. Ses cheveux étaient dissimulés sous une coiffe d’où pendaient des fils de soie et elle portait une robe richement brodée qui dissimulait ses pieds. Adam ne l’avait pas vue depuis plusieurs années et les rides qui sillonnaient le visage de la reine le surprirent.
— Je vous laisse.
— Ce n’est pas la peine, Éléonore, dit Édouard en allant vers elle. Je prenais seulement des nouvelles d’Angleterre.
Le visage d’Éléonore se rembrunit.
— Les enfants ?
— Ils vont bien, la rassura Édouard, son visage si dur arborant un de ses rares sourires, d’une tendresse étonnante. C’est de la politique, rien de plus.
Édouard posa une main sur l’épaule gracile de sa femme pour la guider dans la chambre, et s’adressa à Adam, toute trace de son sourire effacée.
— Sir Adam s’en allait justement.
En se dirigeant vers la porte, Adam jeta un dernier coup d’œil à la fresque et au pupitre placé en dessous. Les lettres d’or du titre minutieusement calligraphiées sur la couverture du gros volume scintillaient à la lumière :
La Dernière Prophétie de Merlin.