Chapitre 3

Avec l’arrivée inattendue des grands seigneurs, les serviteurs du château furent occupés jusque tard dans la journée à allumer le feu dans les chambres vides, à trouver du linge propre pour les lits et à faire de la place dans les écuries. Mais aucun endroit n’était plus agité que la cuisine, où les cuisiniers devaient concocter un festin non plus pour la maisonnée déjà assez importante du comte, mais pour sept nobles et l’armée d’hommes qui les accompagnaient. Ce nombre augmenta encore, en fin d’après-midi, quand six autres hommes à cheval franchirent les portes du château. Pour Robert, qui observait cette agitation depuis la fenêtre de la chambre qu’il partageait avec ses frères, la journée prenait une signification d’une grande importance ; au-delà de la mort du roi, il sentait qu’un autre événement attendait, tapi dans l’ombre. Il se demandait ce que cela pouvait être et ce qui allait se passer lorsque, dans la cour, les gardes refermèrent les portes derrière les six cavaliers. Quelque part dans le château, une cloche carillonna. Les dernières lueurs du jour mouraient à l’ouest, où la lumière dansait sur les sommets d’Arran.

Lorsque les hommes entrèrent dans le château, des serviteurs passèrent entre eux, versant un vin rouge couleur rubis dans des coupes en étain alignées. Dehors, le flot étouffé des vagues ne se tarissait pas, l’odeur des embruns se mêlant aux parfums de la nourriture et à la fumée des feux de bois. On avait sorti des tréteaux et des planches supplémentaires pour que tout le monde puisse prendre place à table. La salle était bondée et la chaleur qui se dégageait de la cheminée rendait l’atmosphère encore plus étouffante. Sur le mur, derrière la table, pendait la bannière du comte, aux armes des Carrick : un chevron rouge sur fond blanc. Plus loin était suspendue une grande tapisserie montrant, en des motifs de soie colorée, le moment où Malcolm Canmore tuait Macbeth, son rival honni, lors d’une bataille, avant de s’emparer du trône et d’ouvrir la voie à l’illustre dynastie dont la famille Bruce était une descendante lointaine. Robert avait toujours trouvé que le roi victorieux, ainsi représenté, ressemblait de façon frappante à son père.

Il s’agita nerveusement devant les portes de la salle tandis que les invités entraient à la file. Les seigneurs s’installèrent à la grande table, les chevaliers et les hommes à leur suite occupant les bancs autour des tables à tréteaux. Avec Robert se trouvaient ses jeunes frères, Alexandre, Thomas et Niall, ainsi que sa sœur aînée, Isabel. Quand le dernier d’entre eux, un jeune homme aux yeux d’un bleu intense, qui adressa un clin d’œil aux enfants, entra dans la salle, Robert le suivit à l’intérieur, résolu à trouver une place aussi près que possible de son grand-père. La voix de sa mère l’arrêta aussitôt.

— Vous mangez dans votre chambre ce soir.

Robert fit volte-face, abasourdi par cet ordre. Sa mère, la puissante comtesse de Carrick qui, en l’épousant, avait fait de son père le comte de ce pays sauvage, sortit de l’ombre du couloir. Son abondante chevelure noire couvrait sa tête en un arrangement complexe de tresses tenues en place par du fil argenté. Sa robe de lin blanche était tendue sur son ventre, gros du dixième enfant qu’elle portait.

Tenant par la main une petite fille qui faisait ses premiers pas, elle s’approcha de Robert sans le quitter du regard.

— Est-ce que tu m’as entendue ?

— Mère… commença Isabel.

— Allez souhaiter bonne nuit à votre père et à votre grand-père, et filez en haut.

Elle avait prononcé ces mots en gaélique, ce qui signifiait que la conversation était close. Elle ne s’exprimait ainsi que lorsqu’elle était en colère ou qu’elle s’adressait aux domestiques.

— Allez, maintenant, insista-t-elle en repassant au français, la langue préférée de son époux.

Robert entra dans la salle, où les conversations à voix basse allaient bon train, et marcha vers son père, qui présidait à la grande table. Il essaya de croiser son regard, cherchant les signes de la colère que son père devait éprouver s’il savait qu’il avait écourté son entraînement. Le comte était plongé dans une discussion avec un homme à la taille d’ours, drapé dans des fourrures noires. Robert reconnut l’un des hommes arrivés en dernier.

— Bonne nuit, père, murmura-t-il.

Le comte lui jeta un coup d’œil, mais poursuivit sa conversation. Robert se demanda, avec un soulagement grandissant, si les événements extraordinaires du jour pouvaient avoir empêché Yothre d’informer son père et il se dépêcha d’aller trouver son grand-père, assis à l’autre bout de la table. Lord d’Annandale avait pris dans ses bras sa petite sœur, Christiane, que sa mère avait aidée à marcher jusque-là.

— Que lui donnez-vous à manger, lady Marjorie ? plaisanta le vieux Bruce en posant l’enfant à terre avec un grognement.

La comtesse sourit chaleureusement au vieillard.

— Venez maintenant, dit-elle doucement aux enfants en les poussant vers la porte, où la nourrice attendait pour les emmener à l’étage.

Alors que Robert s’attardait, la voix de son père retentit, sévère.

— Vous avez entendu votre mère. Dehors !

Lord d’Annandale regarda successivement Robert, puis le comte.

— Après vous, ce garçon est l’homme de cette maison. Il devrait rester.

Puis, se tournant vers Marjorie, il ajouta :

— Avec votre permission, madame.

Mais avant que la comtesse ait pu dire un mot, le père de Robert répondit.

— L’homme de cette maison ? lança-t-il avec dédain. À onze ans, alors qu’il est incapable de tenir sur une selle avec une lance ? Je me demande pourquoi je me suis donné la peine de l’envoyer à Antrim si c’est ainsi que je suis récompensé de mes efforts.

Les joues de Robert s’empourprèrent et il baissa la tête, certain que tous les hommes présents sentaient sa honte.

En vérité, aucun d’eux ne le regardait ; leur attention était retenue par les deux hommes qui se tenaient de chaque côté de la table, et qui se faisaient face en silence. L’un avait un regard noir et farouche, dur et arrogant, l’autre d’un bleu glacial, plein de mépris.

— Cela ne me dérange pas que Robert reste.

La comtesse s’était dirigée vers son époux et avait posé ses deux mains sur ses épaules pour le calmer. Le comte murmura quelque chose à sa femme pendant que celle-ci prenait place sur le fauteuil tapissé installé pour elle, mais Robert n’écoutait pas. Il se mordait l’intérieur des joues pour ne pas sourire tandis que son grand-père lui faisait signe de s’asseoir sur un banc à proximité. Les trois hommes qui s’y trouvaient déjà, dont l’un était le grand chambellan en personne, lui firent de la place. Robert aperçut son frère Alexandre qui l’observait avec jalousie, ce qui rendit sa victoire encore plus savoureuse, puis les enfants s’en allèrent. Robert s’aperçut alors qu’il était à côté du jeune homme aux yeux bleus qui lui avait fait un clin d’œil. Il inclina légèrement la tête, ne sachant trop si le jeune homme méritait seulement de la politesse ou un respect plus marqué. Le jeune homme lui sourit en retour.

— Grand chambellan, commença le grand-père de Robert d’une voix pleine d’autorité qui fit taire les conversations, voulez-vous ouvrir notre conseil en donnant à mon fils et à lord d’Islay les nouvelles de la cour royale qui sont en notre connaissance.

Il fit un signe de tête à l’homme vêtu de fourrure et grand comme un ours, qui discutait plus tôt avec le comte.

— Mon message vous a informés des mauvaises nouvelles qui nous amènent à nous rassembler ce soir, mais il y a d’autres détails que je ne pouvais prendre le risque de divulguer par écrit et…

— Je crois, père, le coupa le comte, que des présentations sont nécessaires avant que nous ne commencions. Nos compagnons ici se connaissent peut-être de nom, mais ils n’ont pas tous eu l’occasion de se rencontrer.

Sans attendre de réponse, il se leva, sa robe violette suivant ses mouvements, et tendit la main vers un homme de carrure imposante, aux cheveux noirs et gras, assis à la table.

— Sir Patrick, comte de Dunbar.

Robert cessa d’observer l’air contrarié de son grand-père et écouta son père.

— Sir Walter Stewart, comte de Menmeith, et ses fils, Alexandre et John.

De la main, le comte désigna trois hommes aux cheveux roux et au visage constellé de taches de rousseur. Puis il se tourna vers lord d’Islay assis à sa droite.

— Sir Angus Mór MacDonald.

Il montra ensuite un homme trapu à l’air engageant, assis à la table, et le jeune homme aux yeux bleus à côté de Robert.

— Ses fils, Alexandre et Angus Og.

Enfin, le comte s’avança vers le chambellan.

— Et, bien sûr, sir James Stewart et son frère, John.

Il se rassit auprès de la comtesse, les bras tendus à la ronde.

— Lady Marjorie et moi-même sommes honorés de vous accueillir dans notre château, malgré les circonstances.

Il s’inclina alors vers James tandis que les serviteurs entraient, apportant des soupières pleines de ragoût de chevreuil fumant, agrémenté de thym.

— Je vous en prie, grand chambellan, allez-y. Je suis impatient d’entendre ce que vous avez à dire.

Robert observa les convives, capable à présent de mettre des visages sur des noms et des histoires qu’il connaissait. Il savait qu’il était en compagnie de quelques-uns des hommes les plus puissants du royaume, ce qui suffisait à lui faire oublier que son père n’avait pas daigné le présenter.

Le chambellan se leva.

— Vous avez tous appris la terrible vérité, que notre seigneur et roi, Alexandre, est mort le mois dernier en allant retrouver la reine à Kinghorn. Une tempête l’a séparé de son escorte. Il semble que son cheval ait glissé et l’ait précipité dans l’abîme. La chute lui a brisé le cou.

Seuls les bruits des louches contre les soupières accompagnaient les paroles graves du chambellan, les serviteurs s’occupant d’abord de la table d’honneur. Lorsqu’un domestique déposa un morceau de ragoût dans le tranchoir de Robert, l’odeur de la viande le submergea. Il y avait un trou au milieu de l’épaisse tranche de pain pour récolter le jus. Robert vit que son père s’était penché en avant et écoutait attentivement. Il chercha une cuillère et s’avisa qu’on ne lui en avait pas donné. Le serviteur s’était éloigné et Robert n’osait pas l’appeler. Il n’avait pas mangé depuis le matin et son estomac criait famine.

— Son corps n’était pas plus tôt découvert que les Comyn ont cherché à profiter de la situation.

Une pointe de colère perçait dans la voix calme du chambellan.

— Fort heureusement, un conseil venait d’avoir lieu à Édimbourg et nous avons pu étouffer leurs ambitions. Sir Patrick et moi, dit-il en désignant le comte de Dunbar, avec le soutien de l’évêque de Glasgow, nous avons organisé l’élection d’un conseil de six gardiens. Ils régleront les affaires courantes jusqu’à l’intronisation du nouveau roi.

— Qui sont les six ? demanda lord d’Islay d’une voix sonore.

Son français était balbutiant et étrange, le gaélique étant sa langue natale.

— Moi-même, répondit le chambellan, les évêques de Glasgow et de St Andrews, le comte de Fife, et les chefs de Comyn le Rouge et de Comyn le Noir.

— Un équilibre des pouvoirs, marmonna le comte de Carrick en plongeant sa cuillère dans le ragoût. Dommage que vous n’ayez pu manœuvrer à votre avantage, chambellan.

— Les Comyns remplissent des offices parmi les plus importants du royaume. Il était impossible de les tenir à l’écart.

Robert étudiait son dîner en se demandant s’il pouvait manger avec ses mains lorsqu’une cuillère arriva sur sa droite. Angus Og MacDonald sortit un petit couteau d’un étui à sa ceinture, découpa un coin de son tranchoir et le porta à sa bouche, ses yeux bleus scintillant à la lumière des torches. Robert remercia d’un signe de tête le fils de lord d’Islay, puis commença son repas.

— Nous sommes au courant des tentatives des Comyns pour s’emparer du trône, poursuivit James. Ils n’ont jamais cessé d’essayer, par la force même, comme certains d’entre nous se le rappellent.

Le regard du chambellan se posa sur lord d’Annandale, qui acquiesça sans rien dire.

— Mais il y a plus inquiétant que leur envie de pouvoir, reprit-il en se tournant vers l’assemblée. À la cour, j’ai appris qu’il est utile d’observer ceux qui sont les plus proches du roi. Depuis un certain temps, mes hommes gardent un œil sur ce qui se passe dans la maison royale. Après la mort du roi, l’un de mes espions a entendu sir John Comyn ordonner à un chevalier de porter un message dans le Galloway. Comyn parlait de la mort du roi, disant que le roi avait décidé la libération d’un prisonnier au cours du conseil. Mais il y a une chose en particulier qui a attiré l’attention de mon espion. Comyn a dit : « Faites savoir à mon beau-frère que nous nous verrons bientôt, car l’heure sera bientôt venue pour le lion blanc de rougir. »

Plusieurs hommes prirent la parole en même temps.

Le comte de Carrick fixait le chambellan, le front plissé.

— Balliol ?

— Nous pensons, dit James, que Comyn le Rouge a l’intention de mettre lord de Galloway sur le trône.

Robert stoppa le mouvement de sa cuillère vers sa bouche. La mine soucieuse des hommes autour de la table, ne lui révélait pas comment on était arrivé à cette conclusion stupéfiante. Il reposa sa cuillère tandis que les hommes parlaient tous en même temps. Soudain, il vit le lien. Le lion de la bannière de Galloway était blanc. Celui de la bannière royale d’Écosse était rouge. L’heure était venue pour le lion blanc de rougir.

La voix profonde de lord d’Islay couvrit celle des autres.

— C’est une grave accusation portée contre des hommes qui ont prononcé le serment de fidélité, fit Angus Mór MacDonald qui se pencha en avant, son torse puissant semblant prêt à faire craquer les fourrures. Il y a deux ans, les seigneurs d’Écosse ont juré de reconnaître la petite-fille d’Alexandre comme son héritière. C’est à Marguerite désormais que revient le trône. Nous avons tous prêté serment. Je ne porte pas les Comyn dans mon cœur, mais les accuser, ainsi que Jean de Balliol, lord de Galloway, de manquer à leur parole ?

— Qui parmi nous aurait pu imaginer que cela se passerait ainsi, surtout après le mariage du roi avec Yolande ? rétorqua Patrick de Dunbar en passant la main dans ses cheveux gras. Reconnaître la petite-fille du roi, qui se trouve en Norvège, comme son héritière, était une pure précaution, et non une réalité que nous pensions devoir affronter. La fidélité que nous avons jurée ce jour-là pèse lourdement sur nos épaules. Combien d’entre nous vont rester assis et se laisser gouverner par une enfant reine qui vit dans une cour étrangère ?

Il fit un signe de la tête au chambellan avant de conclure.

— Il ne fait pas de doute pour moi que Balliol, poussé par l’ambition des Comyn, va tenter de s’emparer du trône.

— Nous devons réagir promptement, intervint le comte de Carrick en tapant du poing sur la table, faisant voler plats et coupes. Nous n’allons pas laisser les Comyn asseoir un de leurs parents sur la Pierre du Destin. Nous ne pouvons pas laisser prendre ce qui nous appartient !

Il s’arrêta et jeta un coup d’œil à lord d’Annandale.

— Ce qui vous appartient, père, rectifia-t-il. Si un homme dans ce royaume devait prendre le trône, ce serait vous. Vous y avez plus de droits que Balliol.

— Pas par primogéniture, dit doucement le comte de Menteith, les yeux rivés sur le seigneur d’Annandale, qui garda le silence. Par la loi du premier sang, Balliol gagne.

— Ce n’est pas seulement par le sang que mon père peut prétendre au trône. Il avait été désigné héritier par le père du roi avant la naissance d’Alexandre !

Tandis que tous les hommes se mettaient à parler sans s’écouter, Robert se tourna vers son grand-père. Le vieux seigneur le lui avait confié une fois, des années plus tôt. Robert se souvenait de la fierté qui irradiait sur le visage de son grand-père lorsqu’il lui avait raconté en détail le jour où le roi Alexandre III l’avait désigné comme son successeur. C’était à l’occasion d’une partie de chasse. Le roi était tombé de cheval. Il ne s’était pas blessé, mais l’incident l’avait inquiété, et il avait fait s’agenouiller tous ses vassaux présents sur le sentier poussiéreux de la forêt. Là, il leur avait demandé de reconnaître sir Robert Bruce, qui avait du sang royal, comme son héritier, s’il venait à mourir sans descendance. Son grand-père avait dix-huit ans à l’époque. Deux ans plus tard, le roi avait eu un fils et la lignée royale avait été assurée, mais les Bruce n’avaient jamais oublié cette promesse depuis lors. Pour Robert, cela ressemblait à l’une des histoires incroyables dans les contes : authentique, certes, mais qui n’existait que dans un passé lointain, comme les histoires du héros irlandais Fionn mac Cumhaill que son père nourricier lui racontait à Antrim. Aujourd’hui, assis dans la salle à manger de son père avec ces grands hommes, il frissonna en comprenant que l’histoire devenait réalité.

Il était possible que son grand-père devienne roi.

Alors que la conversation s’échauffait, menaçant de se transformer en dispute, lord d’Annandale se leva, la lumière du feu de la cheminée embrasant son visage taillé à coups de serpe.

— Assez, lança-t-il d’une voix qui fit taire l’assemblée. J’aimais Alexandre non comme un sujet aime son roi, mais comme un père aime son fils.

Robert vit le visage de son père s’empourprer à ces paroles.

— J’ai promis de le servir jusqu’à mon dernier souffle, poursuivit le vieil homme en les regardant un à un. Et cela signifie que je compte respecter le serment que j’ai prononcé, que nous avons tous prononcé, c’est-à-dire de reconnaître sa petite-fille comme notre reine. Nous devons empêcher Jean de Balliol de monter sur le trône. Nous devons protéger le trône. Mais pour elle. Un homme qui ne respecte pas son serment ne mérite pas de respirer, conclut-il sévèrement en se rasseyant.

— Je suis du même avis, dit James Stewart dans le silence qui suivit. Mais comment protéger le trône ? Si les Comyn désirent installer Balliol sur le trône, ils resteront sourds aux protestations. J’ai bien peur qu’ils aient assez de pouvoir dans le royaume pour y parvenir, avec ou sans le soutien des gardiens.

— Les conseils et les gardiens ne sont pas la réponse, répliqua lord d’Annandale. J’y ai pensé tout au long du voyage. Il n’y a qu’une chose que les Comyn comprennent, et c’est la force. Nous devons porter le fer dans le Galloway. Par une série d’assauts, nous nous emparerons des places fortes les plus importantes tenues par le Justicier, John Comyn, et par les Balliol. D’un coup, nous anéantirons la présence des Comyn dans le Galloway et discréditerons Balliol. Il faut qu’on le voie comme un homme faible incapable de défendre ses propres frontières, sans parler d’être roi.

Robert connaissait la haine de son grand-père pour les Comyn, qui contrôlaient de vastes régions d’Écosse et avaient de l’influence dans les cercles royaux depuis des générations. Quand les premiers Comyn avaient traversé la mer d’Angleterre avec Guillaume le Conquérant, ce n’était pas en seigneurs possédant de riches domaines en Normandie, comme les ancêtres de Robert, mais en simples clercs. Et c’est ainsi qu’ils avaient prospéré en Angleterre pendant que les rois se succédaient, après la conquête, avant de monter plus au nord. Grâce à l’appui de seigneurs bien intentionnés et à leur débrouillardise, leur fortune avait atteint une telle ampleur que c’était un Comyn, et non un Bruce, qui était devenu le premier Normand comte d’Écosse et même le premier à pouvoir prétendre au trône par un mariage. Les fils de clercs n’avaient rien à faire dans la noblesse, avait toujours affirmé le grand-père de Robert. Cependant, la haine du vieil homme avait semblé avoir d’autres racines, plus profondes, que le simple dédain. Robert ne l’avait jamais compris, et jusqu’à maintenant, il n’avait jamais pensé à poser la question.

— Nous devrions contacter Richard de Burgh, proposa le père de Robert. Le comte d’Ulster ne sera que trop heureux de fournir des hommes et des armes. Les hommes du Galloway sont depuis longtemps une épine dans son pied, avec leurs attaques contre l’Irlande. Et nous devrions aussi informer le roi Édouard. En tant que beau-frère d’Alexandre, dès qu’il aura appris sa mort, il voudra s’impliquer dans la succession.

— Le roi d’Angleterre a été le premier à être informé en dehors des frontières écossaises, répondit le chambellan. L’évêque de St Andrews a envoyé un message en France à Édouard le jour où on a découvert le corps d’Alexandre.

— Raison de plus pour le contacter, reprit le comte en regardant son père. Si Marguerite vient régner ici, elle aura besoin d’un régent pour gouverner à sa place jusqu’à ce qu’elle ait atteint l’âge de décider par elle-même, et il faudra aussi désigner un héritier. En nous emparant des forteresses des Comyn, nous démontrerons que nous méritons cette distinction. Nous prouverons notre force. Et la force, ajouta fermement le comte, fait partie des qualités que le roi Édouard sait apprécier.

— Nous ferons appel à Richard de Burgh si le besoin s’en fait sentir, convint lord d’Annandale. Mais ce n’est pas la peine d’impliquer le roi dans nos affaires.

— Je ne suis pas d’accord, répliqua le comte. Le soutien d’Édouard nous mettrait en bonne position pour prendre la tête du nouveau gouvernement.

— Le roi Édouard est un ami et un allié, et nos familles lui doivent une grande partie de leur fortune, mais il pense d’abord à lui-même et il n’agira que dans les intérêts de son royaume.

Le vieil homme avait parlé d’une voix sans appel. Le comte fixa son père encore un instant, puis il hocha la tête.

— Je vais rassembler les hommes de Carrick.

— Moi aussi, je peux envoyer des hommes, annonça lord d’Islay.

— Nous ne pouvons tous vous soutenir ouvertement, dit James Stewart. Pas par les armes. Le royaume est déjà suffisamment divisé depuis des années. Je ne veux pas qu’une querelle se transforme en guerre civile.

Il réfléchit un instant avant de poursuivre :

— Mais je suis d’accord. Le trône doit revenir à Marguerite.

Lord d’Annandale se rassit et leva sa coupe.

— Que Dieu nous accorde la force.