Robert s’effondra à genoux dans l’herbe, la respiration coupée. Des gouttes de sueur dégoulinaient sur ses joues tandis qu’il restait là, le sang cognant contre ses tempes. Quand les taches noires devant ses yeux s’évanouirent, il se laissa tomber à la renverse. Il entendait des voix à bout de souffle se rapprocher, des bruits de pas étouffés par terre. Se redressant sur les coudes, les yeux plissés à cause du soleil, il vit ses trois frères remonter la colline en courant dans sa direction.
Thomas arriva le premier, tête basse, concentré sur son ascension. Derrière lui, Niall s’aidait de ses mains tant il avait envie de battre Thomas, qui avait pourtant deux ans de plus que lui. Bon dernier, Alexandre faisait exprès de monter lentement. Thomas l’emporta. Il s’écroula sur l’herbe chaude à côté de Robert, aspirant de courtes bouffées d’air entre ses dents. Sa tunique était trempée.
Quelques instants plus tard, Niall les rejoignit.
— Comment vous faites pour aller aussi vite ?
Robert sourit à son petit frère et resta allongé, la douleur refluant peu à peu de ses muscles.
Il fallut plusieurs minutes à Alexandre pour arriver. Son ombre s’étira sur Robert.
— On serait rentrés plus vite en prenant le sentier, dit-il en se tenant les côtes.
— Nous n’étions pas passés par là. En plus, ajouta Robert avec un grand sourire, je voulais voir si j’étais encore capable de le faire.
— Tu nous bats toujours. Tu es le plus grand, murmura Thomas en s’asseyant.
La sueur avait plaqué ses cheveux sur son front, et devant ses yeux. Ils étaient bouclés et blonds comme ceux de leur petite sœur Christiane. Les autres avaient des cheveux noirs, pareils à ceux de leur mère, sauf leur demi-sœur Marguerite, qui s’était mariée et les avait quittés.
— Alexandre est plus vieux que Niall et toi, rétorqua Robert, et vous l’avez tous les deux battus.
— Je n’ai pas vraiment essayé de les battre, rectifia Alexandre. Maintenant que tu as gagné, rentrons.
Robert s’assit en soupirant. Après plusieurs semaines sans entraînements ni leçons, il s’impatientait. Le château avait été occupé par les préparatifs de la bataille, les adultes étaient tendus, préoccupés. Chaque jour, de nouveaux chevaliers, tous vassaux de son père, arrivaient depuis les villes et les domaines autour de Carrick. Robert les connaissait pratiquement tous, car tous, à un moment, étaient venus rendre hommage au comte, s’agenouiller devant lui et prononcer le serment sacré, les mains dans les siennes tandis qu’ils juraient en retour leur indéfectible loyauté et celle de leur domaine. De même que son père tenait ses terres directement du roi, à qui il devait apporter son soutien en cas de guerre, verser des impôts, et rendre des services tels que la protection de ses châteaux, les hommes de Carrick, en lui rendant hommage, étaient obligés de combattre aux côtés du comte. Ils amenaient avec eux leurs propres hommes, à pied ou à cheval, armés et prêts à donner l’assaut sur le Galloway.
Toutes ces allées et venues avait mis son père d’une humeur massacrante et, plus tôt, Robert et ses frères étaient sortis seuls du château. La liberté retrouvée loin de cette atmosphère oppressante et des réprimandes continuelles du comte leur était un soulagement. La lumière mordorée de cette fin d’après-midi était l’une des plus sublimes que Robert eût vues depuis son retour d’Irlande. Il n’avait pas envie de gâcher ce moment.
— Attendons encore un peu.
— Quelqu’un va finir par remarquer que nous ne sommes pas là. Nous sommes partis depuis plus d’une heure.
— Personne ne s’en soucie. Ils sont tous trop occupés.
— Tu veux dire que tu ne vas pas rentrer ?
Robert leva les yeux vers son frère, qui se tenait au-dessus de lui, les mains sur les hanches. Alexandre avait toujours été d’un grand sérieux, même quand il avait l’âge de Niall, mais ces derniers temps il était devenu plus austère qu’un moine. Il s’étonna de ce changement, si évident depuis son retour d’Antrim. Il se disait que cela avait peut-être quelque chose à voir avec leur père ; le comte avait-il été particulièrement dur avec lui pendant son absence ? Mais le comte semblait toujours content d’Alexandre et de Thomas, qui étaient l’un le plus obéissant, l’autre le plus calme de la fratrie. La réponse lui vint tout à coup. Lorsque Édouard et lui-même avaient été envoyés en Irlande, Alexandre était devenu le plus âgé des garçons de la maisonnée. Maintenant qu’il était de retour, son frère avait peut-être l’impression qu’il lui volait la place… Robert n’arrivait pas à se sentir désolé pour lui. Alexandre n’avait aucune idée de la chance qu’il avait de ne pas être celui sur lequel reposent tous les espoirs de la famille.
D’autant, pensa sombrement Robert, que son père avait l’air déterminé à lui rendre impossible de prouver qu’il était à la hauteur de cette grande responsabilité.
— Vas-y si tu veux, dit-il en se rallongeant et en fermant les yeux. Je reste.
— Vous feriez mieux de venir, dit Alexandre à Thomas et Niall. À moins que vous ne vouliez goûter à la ceinture de père.
Robert entrouvrit un œil et vit Thomas se mettre debout. Il sentit une certaine colère l’envahir en regardant les deux garçons descendre la colline. Autrefois, Thomas et Niall faisaient tout ce qu’il disait. Il reposa la tête sur l’herbe et écouta le bourdonnement des abeilles dans la bruyère. Il aurait voulu qu’Édouard soit là. Mais son frère, qui avait un an de moins que lui, devait rester encore six mois en Irlande. Édouard était plein d’énergie, c’était un sacré manieur d’épée et il était capable de grimper en haut des arbres auxquels personne ne se serait risqué. Il savait aussi mentir avec aplomb et était toujours partant pour relever un défi. Tout paraissait terne sans lui.
Niall se gratta la tête.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Après quelques instants, Robert se leva d’un bond, résolu à ne pas laisser Alexandre lui gâcher l’après-midi.
— Je vais t’apprendre à te battre.
Il courut jusqu’à un bosquet d’arbres battus par le vent, attrapa une petite branche et tira jusqu’à ce qu’elle craque. Puis il la cassa en deux, ôta les feuilles et tendit le morceau le plus long à son petit frère.
— On va s’entraîner ici, dit-il en désignant un carré d’herbe dégagé.
Au loin, les collines hautes de Carrick se déployaient à l’est. Au bas des pentes, il y avait beaucoup d’arbres, mais les sommets étaient nus. Robert les voyait comme des hommes au crâne dégarni formant un cercle protecteur autour de Turnberry.
— Comme ça, dit-il en écartant les jambes et en empoignant le bâton à deux mains.
Niall imita son frère, son visage soudain sérieux. Il avait les genoux tachés par l’herbe. Robert balança lentement le bâton en l’air en décrivant une courbe vers le cou du garçon.
— Bloque mon coup, maintenant.
Niall balaya sèchement le bâton de Robert.
— Trop rapide. Il faut commencer lentement. Comme ça.
Robert brandit de nouveau son arme factice devant lui, puis il lui fit décrire une courbe, d’abord d’un côté, puis de l’autre, avant de la lever au-dessus de sa tête.
— Ensuite, plus vite, dit-il en accélérant son mouvement. Fais comme si tu te battais contre quelqu’un.
Le bâton fendait maintenant l’air avec un petit bruit sifflant.
— Qui ?
— Un ennemi. Un homme des Comyn !
Niall fouetta l’herbe avec son bâton.
— Regarde, Robert, j’en ai deux !
— Deux ? fit Robert en désignant le bas de la colline avec son bâton. Il y a toute une armée là-bas ! Mort à tous les Comyn ! hurla-t-il en chargeant le long de la pente, le bâton tendu devant lui.
Niall s’élança derrière lui et leurs cris se transformèrent en rires lorsque Robert trébucha et s’étala de tout son long. Son frère s’assit sur lui avec un cri de victoire tandis que Robert grognait. Tous deux se laissèrent rouler sur la pente en abandonnant leurs armes improvisées. Ils ne s’arrêtèrent qu’en bas, sans se rendre compte que quelqu’un les observait.
— Qu’est-ce que vous faites ?
En entendant cette voix inconnue, Robert ouvrit les yeux. Il se rendit compte qu’il y avait là une fille. Poussant son frère, il se redressa pour lui faire face. La fille était d’une minceur extrême, avec de longs cheveux noirs et plats qui se répandaient sur ses épaules osseuses, comme une queue-de-rat. Elle portait une robe usée jusqu’à la corde, qui avait dû autrefois être blanche, mais que la poussière avait rendu grise. Dans ses petites mains crasseuses, elle tenait une poche. Elle dégageait une odeur de terre et de fleurs entêtante, mais Robert était surtout attiré par ses yeux, car c’était, semble-t-il, ce qu’il y avait de plus grand chez elle ; ils semblaient dévorer tout son maigre visage.
— En quoi ça te regarde ? répondit-il en gaélique, mal à l’aise face à l’intensité de son regard.
La fille pencha la tête de côté.
— Qui êtes-vous ?
— C’est l’héritier du comte de Carrick, c’est à lui que ces terres appartiennent.
Robert jeta un regard noir à Niall pour le faire taire, mais la fille ne sembla pas le remarquer. Son regard inquisiteur passa de sa tunique trempée de sueur à son visage sale. Ses lèvres se tordirent lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur ses cheveux. Levant involontairement la main, Robert découvrit qu’un brin de bruyère s’était logé dans une mèche. Il s’effrita entre ses doigts. La fille haussa les épaules.
— Tu n’as pas l’air d’un comte, dit-elle en tournant les talons et en regagnant la prairie.
Robert la suivit des yeux et s’aperçut qu’elle n’avait pas de chaussures, pas même de ces sabots en bois que portaient les paysans qui travaillaient aux champs. Il connaissait tout le monde à Turnberry et dans les environs : les serfs et les vassaux de son père, les fermiers et les pêcheurs, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, et même les marchands et les agents du roi à Ayr et dans les autres villes alentour. Or il ne connaissait pas cette fillette effrontée qui battait la campagne toute seule.
— Comment ose-t-elle parler comme ça, marmonna Niall.
Robert ne l’écoutait pas.
— Viens, murmura-t-il en se déplaçant discrètement vers les arbres qui couvraient les pentes moins escarpées au pied de la colline.
— On va du mauvais côté, dit Niall en jetant un coup d’œil à la mer, en bas de la vallée, qui de loin ressemblait à un linceul bleu.
Il courait pour suivre la foulée de son grand frère.
— Robert !
— Tais-toi, lui ordonna sèchement Robert alors qu’ils se mettaient à couvert.
La fille marchait sans se presser le long d’une piste rocailleuse qui suivait les courbes d’un maigre ruisseau. Malgré le bruit de l’eau, le vent chaud lui apportait les bribes d’une chanson. Près d’une croix en pierre, elle leva les jupes de sa robe grise et traversa, puis elle remonta la colline couverte de fougères de l’autre côté. Robert étudia le terrain en songeant à une chasse à laquelle son grand-père l’avait emmené dans les bois d’Annandale. Le vieil homme lui avait répété encore et encore l’importance d’une couverture adéquate où le chasseur devait se dissimuler à sa proie. Il y avait un taillis de sorbiers, une petite butte et plusieurs rochers entre le cours d’eau et lui.
— On devrait rentrer, Robert, soupira Niall à ses côtés. Alexandre a raison. Quelqu’un va remarquer qu’on est partis.
Robert s’immobilisa, les yeux braqués sur la fille. Il évacua de son esprit l’air pincé d’Alexandre et sentit l’irritation l’envahir à l’idée de rentrer sagement avec Niall au château.
— Suis-moi, dit-il à son frère et il se mit à courir entre les arbres tandis que la fille continuait à monter.
C’était un jeu, mais aussi sérieux qu’une chasse. Les deux garçons passèrent des arbres à la butte, d’un rocher à un buisson, et ils poursuivirent la fille de l’autre côté du ruisseau, par-delà la crête de la colline et jusque dans la vallée suivante, plus densément boisée que la première. De temps à autre, la fille s’arrêtait et regardait autour d’elle, et les garçons se jetaient dans les taillis. Elle semblait les emmener dans une course sinueuse, passant par-dessus des cours d’eau, puis sous les arches que formaient des arbres tombés au sol. Au bout d’un moment, elle grimpa un talus abrupt.
Lorsqu’elle disparut derrière l’arête, Robert s’élança à ses trousses. Mais, voyant que Niall ne suivait plus, il se retourna.
— Allez !
— Je sais où on est, maugréa Niall.
Sur son visage, que des branches basses cachaient à moitié, se lisait de l’inquiétude. Robert hocha la tête avec impatience.
— Près de Turnberry, je sais. On va voir où elle va, et ensuite on rentre.
— Robert, attends !
Sans tenir compte de son frère, Robert gravit le talus. En haut, il aperçut une tache grise dans les bois en contrebas et se laissa glisser en s’agrippant à des racines saillantes par sécurité. Quand il arriva en bas, il perçut l’odeur âcre de la fumée. Il se demanda si elle venait du village, mais Turnberry était à plusieurs kilomètres vers l’est. Devant, les arbres étaient plus clairsemés. Robert se figea. La fille se dirigeait vers une vallée verdoyante, dominée par un tertre impressionnant parsemé de rochers et d’ajoncs. Le soleil couchant l’auréolait d’une couronne rose, alors que dans la vallée tout n’était qu’ombre. Au pied du tertre était nichée une petite maison en bois et en terre. La fumée s’élevait par une ouverture dans le toit. À côté de la maison, dans un enclos fait de pieux liés entre eux, deux énormes cochons se vautraient dans la fange. Robert jeta un regard à son frère qui arrivait seulement à sa hauteur.
— C’est sa maison, murmura-il en désignant l’habitation.
— C’est ce que je te disais, répondit Niall d’une voix à la fois énervée et apeurée.
La fille, qui passait sous l’ombre d’un gros chêne, était presque arrivée à la porte. À travers l’épais feuillage, Robert distingua plusieurs formes ressemblant à des toiles d’araignées pendues aux branches. Il était déjà venu quelquefois dans cette vallée et il avait vu cet arbre, mais même Édouard n’avait jamais osé approcher assez pour voir ce qu’étaient au juste ces toiles d’araignée.
— Partons, l’implora Niall en l’agrippant par le bras.
Robert hésita. Il ne quittait pas la maison des yeux. La vieille femme qui vivait là était bien connue : c’était une sorcière. Elle avait deux chiens qu’Édouard appelait les Loups de l’Enfer. Une fois, ils avaient pris Alexandre en chasse et l’un d’eux l’avait mordu. Par la porte de la chambre de ses parents, Robert avait regardé le médecin recoudre la plaie. Il s’attendait à ce que son père, furieux, cherche à se venger – qu’il envoie des hommes à la maison de la vieille femme pour tuer ces bêtes sauvages, mais son père s’était contenté de prendre Alexandre par les épaules et de les serrer à lui faire mal. Ne t’approche plus jamais de cette maison, avait murmuré le comte d’une voix implacable. Plus jamais.
Robert était à deux doigts de se laisser persuader par Niall de rebrousser chemin lorsque la fille, parvenue à la porte, s’arrêta. En se retournant, elle leva la main dans leur direction et les salua. Les yeux de Robert s’arrondirent. Quand elle ouvrit la porte et disparut à l’intérieur, on entendit un aboiement, puis plus rien. Se débarrassant de la main de son frère sur son bras, Robert se leva et descendit la pente d’un pas décidé. Il était l’héritier d’un comte, qui venait juste après le roi au sein de la noblesse. Un jour, il hériterait de terres en Irlande et en Angleterre, le riche domaine d’Annandale et l’ancien comté de Carrick, et les hommes qui répondaient aujourd’hui aux appels de son père s’agenouilleraient devant lui. Il irait où bon lui semblait.
Il marcha sur une branche pourrie, qui craqua avec un gémissement. Robert regarda derrière lui, espérant que Niall ne l’avait pas vu sursauter. Il sourit d’un air brave, puis fit volte-face en entendant aboyer. Sur le côté de la maison, deux énormes molosses filaient comme l’éclair. Robert aperçut leurs crocs jaunes et leur pelage noir embroussaillé, et il prit ses jambes à son cou pendant que Niall fonçait devant lui en criant de terreur.