Chapitre 5

L’aube grise pointait au-dessus des collines du Galloway. La brume recouvrait les champs et les bestiaux étaient des formes étranges dans son voile blanc. La journée serait chaude, mais sans soleil, le ciel à l’est ne promettait que l’humidité. Des mouettes tournaient en cercles lents au-dessus des eaux marron de la Urr, cherchant leur pitance dans les berges boueuses. L’eau avait reflué avec la marée dans l’estuaire de Solway.

Sur la rive ouest, au sommet d’un mont, se dressait un château, protégé d’un côté par la rivière, de l’autre, côté terre, par un profond fossé. Le fond de la tranchée était rempli d’une argile rouge et poisseuse, et il n’était possible de traverser que par un pont-levis, fermé pour la nuit. Une double rangée de piliers en bois s’élevait du fossé, tels des croque-morts attendant de conduire un cadavre à ses funérailles. À leurs pieds, tapis dans le noir, et invisibles pour les gardes du château qui arpentaient les chemins de ronde tout là-haut, se trouvaient sept hommes. L’argile enduisait leurs mains, ainsi que les bras et les torses de leurs gambisons matelassés. Elle couvrait leurs visages cachés sous des capuches de laine, maculait leurs chausses et leurs bottes. Cela faisait plus d’une heure qu’ils se tenaient là, la mélasse jusqu’aux genoux, les pieds gelés par le froid. Pas un mot ne sortait de leur bouche. Seuls les cris languissants des mouettes et les conversations assourdies des gardes leur parvenaient. De temps à autre, leurs yeux se croisaient, billes brillantes et mouvantes, mais ils détournaient vite le regard, chacun à l’abri dans son monde de silence, attendant la cloche matinale et se demandant si elle sonnerait avant que la brume qui les dissimulait ne se lève, ou que le ciel cendreux ne s’éclaircisse.

Les minutes s’écoulèrent jusqu’à ce que, à l’intérieur du château, un carillon retentisse. En l’entendant, les hommes dans le fossé se redressèrent. Quelques-uns se dégourdirent les doigts avec précaution et bougèrent légèrement dans la vase. Les murmures des gardes cédèrent place brutalement à des cris, lorsqu’ils se décidèrent à accomplir la routine quotidienne qui consistait à baisser le pont-levis. Il bascula, soutenu par d’épaisses cordes torsadées, et les hommes dans la tranchée levèrent la tête pour observer cette grande masse fondre sur eux et déplacer la brume. Le pont atterrit sur les piliers avec un bruit sourd. Il fut suivi par le claquement du verrou de la herse qu’on tournait et des pas des gardes sur les planches.

L’un des gardes se posta sur le bord du pont-levis. Tout en bâillant bruyamment, il ouvrit son gambison, puis ses braies.

— Utilise les latrines, Boli.

Le garde regarda par-dessus son épaule.

— Monseigneur n’est pas là. Personne ne me verra.

— Sauf nous, dit un autre. Et même ta femme ne veut pas voir ta queue toute flétrie.

Boli grogna une réponse obscène à ses camarades qui ricanaient et se mit à uriner dans le fossé. Le liquide jaune et chaud coula le long d’un pilier, s’amassa sur la surface entaillée du bois, puis continua sa course dans la tranchée, où il se répandit sur les mains de l’un des hommes qui y étaient entassés. Il détourna la tête.

Au moment où Boli fermait ses braies, un bruit se fit entendre. Il se tourna vers la piste poussiéreuse qui menait au pont-levis depuis les bois et vit deux hommes apparaître dans le brouillard. Ses camarades les avaient vus eux aussi. Tous faisaient silence désormais, les épées à portée de main. Comme le bruit se faisait de plus en plus fort, Boli plissa les yeux pour mieux y voir. Au bout d’un moment, il prit conscience que les deux hommes faisaient rouler une barrique.

— Halte, lança-t-il en ajustant son gambison et en allant à leur rencontre. Qu’est-ce que vous colportez ? demanda-t-il en désignant la barrique d’un geste du menton.

— Le meilleur hydromel de ce côté de Solway, répondit l’un des hommes en s’arrêtant devant le pont-levis. Notre maître est venu pour le marché de Buittle, et il nous a demandé d’apporter ce cadeau à Jean de Balliol. Si Monseigneur le trouve à son goût, peut-être pourrions-nous lui en fournir davantage, à un prix raisonnable.

— Sir Jean n’est pas là.

Boli fit le tour de la barrique, pour l’inspecter.

— Qu’est-ce que c’est ? lança un autre garde en traversant le pont-levis, la main sur le pommeau de son épée.

— De l’hydromel pour sir Jean.

— Rien pour nous, alors ?

Boli sourit aux marchands.

— Bon, je vais le goûter, juste pour voir si ça vaut la peine.

Il attrapa la coupe en argile accrochée à sa ceinture, près de son fourreau.

— Et servez-moi comme un prince.

Le marchand prit la coupe tandis que l’autre retournait la barrique. Puis, il se pencha et commença à tirer sur le bouchon. De l’autre côté du pont-levis, une main couverte d’une croûte rouge agrippa le rebord d’une planche. Tout d’un coup, le marchand se redressa puis, avec une brutalité farouche, il frappa le garde au visage avec la coupe.

Celle-ci s’écrasa contre la mâchoire de Boli, explosant sous l’impact, et une écharde de terre cuite se ficha dans sa joue. Il tomba sur le flanc, le sang coulant sur sa joue et ses lèvres. Pendant que les autres gardes éberlués se mettaient à courir, le deuxième marchand leva le pied, révélant la cotte de mailles sous sa tunique. Il donna un grand coup de pied dans la barrique. Sa botte fit éclater le bois et il plongea les mains dans l’ouverture, dont il ramena des touffes de laine de mouton et, surtout, deux courtes épées. Il en jeta une à son compagnon au moment où Boli récupérait et s’emparait de sa propre arme avec un cri de rage. Alors que les hommes se jetaient les uns contre les autres, des cris retentirent. Les autres gardes avaient vu les hommes se hisser sur le pont-levis.

Le premier homme à émerger serrait un couteau entre ses dents. Un garde fonçait sur lui, il roula et attrapa son arme. Le garde frappa. L’homme se jeta sur le côté et lança son bras. Il toucha son adversaire au mollet, entre les attaches de la jambière, et le garde s’écroula en se tordant de douleur. Alors, un bref instant, il regarda ses camarades qui avaient réussi à grimper sur le pont, puis il tourna les yeux vers la barrique, près de laquelle les faux marchands se défendaient encore. Cependant, il n’eut pas le temps d’aller chercher les épées, car un autre garde l’attaquait déjà. Il esquiva la première allonge de son opposant, mais la deuxième l’atteignit à l’estomac. Même si le rembourrage de son gambison écarta le danger, l’impact le fit reculer. Son pied chercha un appui, ne rencontra que du vide, et il se précipita au fond du fossé.

Boli, dont le sang bouillonnait toujours sur la joue où l’écharde de terre cuite était fichée, jeta son épée contre l’homme qui l’avait blessé. Malgré ses hurlements de douleur et de furie, son agresseur para le coup, puis le frappa de la main à la joue, enfonçant davantage encore l’écharde. Boli cria à pleins poumons et tenta de reculer, mais son adversaire se rua sur lui en se servant de tout son poids. La force de l’impact le propulsa dans la tranchée.

Pendant que ses camarades poursuivaient le combat, l’homme fouilla dans la barrique pour en tirer d’autres épées courtes cachées dans la laine. Puis il courut vers les autres, qui n’avaient pour armes que leurs couteaux, faibles défenses contre les épées des gardes. Deux d’entre eux étaient déjà morts. Mais les hommes reculèrent pour prendre les armes qu’il leur tendait, et les chances s’équilibrèrent.

Alors que les assaillants se regroupaient et reprenaient leur assaut de plus belle, une cloche se mit à sonner. Le raffut avait alerté tous les gardes du château. Des flèches se mirent à pleuvoir depuis les remparts. L’une se planta juste derrière l’homme qui avait distribué les épées à ses camarades et qui courait maintenant le long du pont-levis. Enjambant un garde mort, il atteignit la herse : un garde venait à sa rencontre. Dans son élan, le garde s’empala de lui-même sur son épée. La lame transperça le tissu et le rembourrage avant de s’enfoncer dans la chair molle de son ventre. Le faux marchand poussa pour le déchirer jusqu’aux entrailles, puis il retira la lame en la tournant violemment sur elle-même. Laissant derrière lui le garde prostré, à genoux, les mains sur son ventre, serrant le surcot orné d’un lion blanc qui se gorgeait de sang, l’homme se dirigea vers le treuil du pont-levis, à l’intérieur. Il entreprit de trancher la corde, qui se dépenailla petit à petit sous ses coups. Tout en s’attaquant à la corde, il sortit une corne de sa tunique et, la portant à ses lèvres, il souffla. Une note unique, aigrelette, retentit.

Tout de suite, des bruits de sabots étouffés, venus des bois qui bordaient le château, se firent entendre. Bientôt ce fut le vacarme assourdissant d’une cavalcade, lorsque les soixante hommes environ, dont vingt à cheval, sortirent du couvert des arbres pour se ruer vers le pont-levis. Lorsqu’ils l’atteignirent, l’un des cavaliers se détacha du groupe et traversa, les fers de sa jument blanche martelant le bois. Il tenait une épée à la main et un bouclier, qui portait un chevron rouge sur fond blanc, était sanglé à son autre avant-bras. Sous sa cape blanche, ornée des mêmes armoiries, il portait une cotte de mailles et des chausses, elles aussi en mailles, qui s’effilaient jusqu’à la pointe des pieds. Un grand heaume protégeait son visage. Le cavalier lança sa monture vers les portes. Dispersant sur son passage les derniers gardes, qui tentaient de les fermer, il pénétra dans la cour.

Le cavalier ignora les gardes qui prenaient la fuite et arrêta la jument devant une grande salle. Les cris qu’il entendait derrière lui signifiaient que d’autres hommes à cheval le suivaient, alors de sa main libre il poussa les portes. Elles grincèrent, mais s’ouvrirent suffisamment pour qu’il puisse manœuvrer sa monture et entrer, en se baissant pour ne pas heurter le linteau. Seules quelques torches brûlaient à l’intérieur de la salle, néanmoins il y avait assez de lumière pour qu’il constate que l’endroit était vide. À en juger par les bols éparpillés sur la table, le panier de linge renversé par terre et le mur où un rectangle plus clair indiquait qu’une tapisserie avait été fixée récemment, les lieux avaient été abandonnés à la hâte. Le cavalier fit avancer sa jument sur les dalles, qui rendaient un son creux dans le vide. Au-dessus du dais, derrière la table, une énorme bannière bleue décorée d’un lion blanc rugissant pendait du mur. L’unique œil visible lançait des éclairs. Le cavalier dégaina son épée et retira son heaume, ce qui révéla les traits anguleux de son visage, ainsi que ses yeux d’un bleu glacial. Robert Bruce, comte de Carrick, croisa le regard du lion.

— Balliol, murmura-t-il.

Le comte entendait qu’on se battait dehors, mais le château n’était défendu que par une petite garnison. Il était clair que son principal occupant n’était plus ici, malgré les rumeurs qui prétendaient le contraire. En se penchant, il déposa son heaume sur l’une des tables et se débarrassa du bouclier fixé à son bras. Sa jument rongeait son frein, l’écume à la bouche. Robert se dégagea des étriers et mit pied à terre, sa cotte de mailles produisant un cliquetis de métal. S’approchant d’une des torches à sa portée, il la saisit et s’avança vers le dais. La mâchoire serrée, il grimpa les marches tandis que les courants d’air faisaient vaciller la flamme. Il s’immobilisa un instant, les yeux braqués sur le lion blanc, puis il approcha la torche du bas de la bannière. La soie s’embrasa instantanément et le comte recula. Un petit sourire malicieux rajeunit soudain son visage.

Il se tenait là, regardant les flammes dévorer la bannière, lorsqu’il sentit quelque chose le frapper dans le dos. Il se retourna vivement en lâchant la torche, qui roula sur l’estrade du dais, et découvrit un homme, les yeux arrondis, un couteau à la main. Son armure venait de lui épargner la vie en déviant la lame. Avec un grognement, Bruce lança son poing protégé par les mailles dans le visage de son agresseur. L’homme partit à la renverse, tomba du dais et s’écrasa sur une table, qui se fracassa sous son poids, projetant des bols d’argent partout sur le sol. Le comte descendit les marches d’un pas lourd en sortant son épée. Il donna un coup de pied dans un ustensile de cuisine qui traînait au sol et se pencha sur l’homme, étendu de tout son long au milieu des débris de la table.

— Je vous en supplie, implora l’homme en levant les mains. S’il vous plaît, je…

Le comte abattit sa lame en travers de la gorge de son agresseur. Celui-ci émit des gargouillis étranglés. De sa bouche grande ouverte puis de sa gorge jaillirent des flots de sang et le comte appuya sur l’épée jusqu’à toucher les dalles. Le corps de l’homme se convulsa quelques instants, puis se figea. Alors que le comte retirait la lame et entreprenait de l’essuyer sur la tunique du mort, les portes s’ouvrirent et une troupe d’hommes entra.

À sa tête se trouvait le père de Bruce. Le vieux lord d’Annandale avait calé son heaume sous son bras. Ses cheveux blancs étaient presque translucides dans le contre-jour. Son surcot arborait un lion bleu, les anciennes armes de la famille Bruce, qui dataient de David Ier, le roi qui leur avait offert le domaine d’Annandale. Au niveau de son cœur était attachée une feuille sèche et brune de palmier venue de Terre sainte, rappel pieux de leur participation aux croisades. Au comte, elle évoquait un paysage ocre qui s’étirait par-delà les murs d’Acre, capitale des croisés, sous un ciel vermillon, les appels à la prière qui se répercutaient d’un minaret à l’autre, noyés par les cloches des églises. Ils avaient combattu les Sarrasins sous la bannière du roi Édouard et il avait été récompensé de ses services et de sa loyauté par une élévation de leur statut déjà considérable en Angleterre. Le comte se sentit soudain déterminé à faire en sorte que ces jours de gloire ne soient pas qu’un simple souvenir desséché, épinglé sur la poitrine de son père.

Le lord observa la bannière de Balliol qui finissait de se consumer derrière son fils couvert de sang.

— La garnison s’est rendue. Buittle est à nous.

Un cri aigu se fit entendre. Il venait d’un des jeunes hommes que retenaient les chevaliers du comte. À force de se débattre, il réussit à se libérer de ses geôliers et courut vers l’homme mort étendu au milieu de la table brisée. Se jetant à genoux, il écarta les débris de bois et prit sa tête entre ses mains. Ses vêtements traînaient dans la flaque de sang. Ses yeux se tournèrent vers Bruce, dont la lame était toujours maculée de traînées de sang.

— Vous êtes une bête, dit-il dans un souffle, en se levant. Une bête !

Le comte le regarda avec mépris.

— Tuez-moi ce chien, ordonna-t-il à deux de ses vassaux, tous deux chevaliers de Carrick.

Les deux hommes s’avancèrent, mais la voix de lord d’Annandale les stoppa net.

— J’ai dit que c’était terminé. La garnison est libre de s’en aller.

Les chevaliers baissèrent leurs armes et regardèrent tour à tour le comte et son père.

— Tu peux partir, dit lord d’Annandale au jeune homme, insensible à la colère qui se lisait le visage de son fils. Aucun mal ne te sera fait.

— Pas sans mon père, émit difficilement le jeune homme. Il était l’intendant de sir Jean de Balliol. Il mérite d’être enterré dignement.

Après quelques secondes d’hésitation, le vieux Bruce fit signe à deux de ses hommes.

— Aidez-le.

Portant le corps ensanglanté de son père, aidé de deux chevaliers d’Annandale, le jeune homme passa devant le comte de Carrick.

— Que la malédiction de saint Malachie vous poursuive à jamais ! fit-il entre ses dents.

Bruce éclata d’un rire dédaigneux.

— Malachie ? Garde tes menaces pour les crédules, railla-t-il en avançant d’un pas.

Lord d’Annandale l’arrêta encore une fois.

— Laisse-le tranquille.

Il avait parlé d’une voix forte, implacable. Mais, alors qu’il regardait le jeune homme emporter le corps dans le matin brumeux, lord d’Annandale avait sur son visage une expression de peur.