— S’il vous plaît, monseigneur est en pleine prière. Si vous voulez bien attendre dans le parloir, je peux…
Ignorant les protestations du moine, John Comyn poussa les portes de l’église St Mary. La nef s’étirait devant lui, sa pénombre emplie d’une odeur d’encens. Après s’être accoutumé à la faible lumière, il aperçut un homme à genoux devant l’autel sur lequel étaient posées des chandelles. Au moment où Comyn faisait un mouvement pour le rejoindre, le moine vint se poster devant lui.
— Sir, je vous en prie. Il a demandé qu’on ne le dérange pas.
— Il fera une exception, affirma Comyn en avançant d’un pas décidé vers l’homme agenouillé.
Celui-ci leva subitement la tête en entendant Comyn s’approcher. Sur son visage, le soulagement succéda à la colère.
— Loué soit le Seigneur, vous avez reçu mon message.
Il fit signe au moine qui hésitait à s’en aller, puis revint à Comyn, non sans remarquer le renflement de l’armure sous la cape de l’homme, emblasonnée des armes de Comyn le Rouge : trois gerbes de blé sur fond rouge.
— Vous êtes un remontant pour un esprit inquiet.
Sous le regard impatient de Jean de Balliol, Comyn ressentit la morsure du ressentiment. Il eut du mal à s’en défaire, bien qu’il acceptât l’étreinte de son beau-frère. Son attention fut toutefois attirée par l’autel, qu’il apercevait par-dessus son épaule. Au centre du halo lumineux, sous une statue de la Vierge, se trouvait un coffret d’ivoire qui suscita sa colère. Le Galloway – dont Balliol hériterait à la mort de sa mère – était envahi par l’ennemi, et lui ne trouvait pas mieux à faire que de se mettre à genoux au fond de ce monastère isolé et de prier devant le cœur de feu son père. Si Comyn avait posé son doigt sur l’arbre généalogique de sa famille et remonté le temps, lui aussi aurait pu prétendre descendre de la famille royale de Canmore, même si c’était de façon plus indirecte que Balliol. Quelle chose fluctuante que le sang qui décidait arbitrairement lequel accédait au pouvoir. Il repoussa cette idée. Les Comyn Rouges avaient toujours prospéré dans l’ombre du trône. Le roi n’était qu’un instrument, comme son père avait l’habitude de le dire. Eux étaient les musiciens.
Balliol vit son beau-frère regarder le coffret d’ivoire. Il hocha tristement la tête, prenant l’air préoccupé de Comyn pour de la compassion.
— C’est la première chose que ma mère a emporté de Buittle quand nous nous sommes enfuis. Elle l’installe chaque soir à la table du dîner.
Levant les mains comme pour étreindre le foisonnement de piliers qui soutenaient les arches de chaque côté de la nef, Balliol fit un demi-tour sur lui-même.
— C’est incroyable, n’est-ce pas, ce que l’amour peut inspirer ? Ma mère a bâti cette abbaye à la mémoire de mon père. Je lui ai dit d’enterrer son corps ici quand le maître-autel a été terminé, mais elle a refusé de se séparer de ce coffret, même dans la mort, et elle a ordonné qu’on l’enterre avec elle. Je m’émerveille devant sa force ; une femme devenue veuve à l’hiver de sa vie, accomplir une œuvre pareille…
Perdu au loin, le regard de Balliol revint sur Comyn.
— Croyez-vous qu’ils pourraient le détruire ?
— Détruire quoi ? demanda Comyn, qui pensait encore au coffret contenant le cœur de l’ancien lord de Galloway.
— Cet endroit, répondit Balliol qui se mit à faire les cent pas. Ces enfants de putains viendront-ils me chercher ici ?
Comyn regarda Balliol fourrager dans ses cheveux, qu’il avait châtains, comme sa sœur avec qui Comyn s’était marié onze ans plus tôt. La ressemblance s’arrêtait là. Balliol n’avait ni la passion, ni l’agilité d’esprit de sa sœur. Comyn avait toujours pensé que les femmes de la famille Balliol avaient été dotées du courage qui manquait aux hommes.
— Avez-vous des nouvelles de leur position ?
— Oui, j’ai des nouvelles, répondit Balliol avec amertume. Les Bruce ont pris Buittle.
Comyn accusa le coup. Les attaques des Bruce contre les châteaux de Wigtown et Dumfries avaient frappé à la source du pouvoir des Comyn dans le sud-ouest de l’Écosse, mais bien que la prise de ces deux places fortes eût mis à mal la fierté de la famille, elle n’avait pour ainsi dire rien changé aux projets à long terme des Comyn. Buittle, le fief de Balliol, c’était une autre histoire.
— Comment savez-vous que le château est tombé ? Dans votre message, vous disiez que vous partiez à l’abbaye de Sweetheart par mesure de précaution, parce que les Bruce venaient d’entrer dans le Galloway.
— Le fils de mon intendant m’a tenu au courant. J’ai laissé son père à Buittle, avec une garnison, pour veiller sur les biens que je ne pouvais emporter. Mon intendant est mort au cours de l’assaut donné par le comte de Carrick. (Balliol en prononçant ce nom avec une grimace de dégoût.) Ainsi que huit de mes hommes. Huit !
— Quand est-ce arrivé ? le pressa Comyn.
— Il y a une quinzaine de jours.
— Et vous ne savez rien des mouvements des Bruce depuis lors ?
— D’après ce que j’ai appris, ils se seraient arrêtés à Buittle.
Comyn réfléchit un moment.
— Le fils de votre intendant, est-il encore ici ?
— Oui. Je l’ai recruté dans l’armée du Galloway. Sa haine des Bruce en fera un combattant redoutable, le moment venu.
— Je veux lui parler.
Balliol suivit Comyn qui traversait déjà la nef.
— Comme vous voudrez, mais d’abord occupons-nous d’organiser l’accueil de vos hommes. Derrière le domaine de l’abbaye, il y a un champ où ils pourront établir leur camp. Je vais demander à un moine de vous guider.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je n’ai que mes écuyers.
Balliol s’arrêta.
— Vos écuyers ? Mais alors, où est votre armée ?
Comyn posa son regard sur lui.
— Il n’y a pas d’armée. Je suis venu seul.
— Mais dans mon message, je vous disais que j’avais besoin d’hommes et d’épées pour arrêter les Bruce. Mes vassaux se sont dispersés, je n’ai pas eu la moindre chance de résister. Comment puis-je me battre seul ?
Balliol s’échauffait à mesure qu’il parlait.
— Je comptais sur vous, qui êtes à la fois mon frère et le Justicier du Galloway. Au nom de Dieu, pourquoi donc vous êtes-vous donné la peine de venir ?
— Laissez-moi parler à cet homme et je vous expliquerai.
Balliol voulait poursuivre la discussion, mais l’air obstiné de Comyn, le poussa à reprendre sa marche vers la sortie de l’église.
— Dans ce cas, venez, concéda-t-il. Nous trouverons Dungal près de la tombe de son père. Il l’a à peine quittée.
Plissant les yeux à cause de la lumière, d’autant plus éblouissante que l’église était obscure, Balliol guida son invité à travers le monastère. La lumière du soleil au zénith ne l’avantageait pas, il accentuait les cernes sous ses yeux, les plis aux commissures de sa bouche et la peau grêlée de ses joues, due à une maladie infantile. Il avait trente-sept ans, soit cinq de moins que Comyn, mais il semblait plus vieux. Les années avaient disséminé des taches de son sur son visage et il perdait ses cheveux.
— Les autres gardiens sont-ils au courant de ce qui se passe dans le Galloway ? demanda Balliol d’une voix amère. S’y intéressent-ils seulement ?
— Les rapports qui sont parvenus à Édimbourg étaient confus, mais tout le monde à la cour est maintenant au courant des attaques des Bruce.
— Il faut dire qu’ils n’ont pas fait grand-chose pour s’en cacher, répliqua Balliol. J’ai entendu dire qu’ils parcouraient la campagne en faisant flotter leurs bannières.
Il marchait dans le cloître en serrant les poings. Deux des frères lais qui aidaient les moines à s’occuper du monastère arrosaient les herbes du jardin, que le soleil de juin desséchait.
— En fait, il semble bien qu’ils veulent que toute l’Écosse soit au courant de ce qu’ils font.
— Ils veulent vous discréditer, dit Comyn après un moment de silence. Je crois que c’est le motif qui les pousse à vous attaquer. Quand j’ai eu connaissance des premiers rapports, j’ai craint que les Bruce n’aient eu vent de nos projets. Maintenant, avec la chute de Buittle, j’en suis certain. Cet intrigant de James Stewart a des yeux et des oreilles partout.
— Vous auriez dû être plus prudent !
— Nous n’aurions pas pu garder secrète bien longtemps notre intention de vous porter sur le trône.
Comyn toussa.
— Mais j’admets que nous aurions été mieux préparés à résister à nos rivaux s’ils l’avaient découverte moins tôt.
— Lord d’Annandale n’est pas un rival pour le trône. Il déclare qu’il se bat au nom de la Pucelle de Norvège.
— La Pucelle ?
— C’est comme cela qu’ils appellent la petite-fille d’Alexandre, Marguerite.
Balliol jetait sur son beau-frère un regard désespéré.
— Ils le considéreront bientôt tous comme une sorte de sauveur, tandis que je passerai au mieux pour un brigand, et au pire pour un coquin qui a trahi le serment prononcé et cherche à voler le trône à une enfant ! Je peux tout perdre, John !
— Ce n’est pas encore terminé, mon frère, et ne vous inquiétez pas trop pour votre réputation. Lord d’Annandale fait bien plus de mal à la sienne. Par leurs agressions dans le Galloway, les Bruce risquent d’ébranler le royaume tout entier. Je vais m’assurer que le ressentiment qui grandit à leur encontre est à notre avantage.
Balliol se réfugia dans un silence tendu tandis qu’ils sortaient du cloître par une allée couverte menant à une porte dans le mur d’enceinte. Dehors s’étalaient des champs jaunes qui ondoyaient sous la chaleur. Partout des nuées d’insectes voletaient autour des deux hommes qui cheminaient à travers le cimetière, à l’arrière de l’église dont les murs de brique rouge projetaient leur ombre sur les croix de bois alignées. Lorsqu’ils arrivèrent, Comyn vit un jeune homme accroupi à côté d’une tombe à la terre fraîchement retournée.
Le jeune homme se leva à leur approche.
— Sir, salua-t-il Balliol en s’inclinant avant de regarder Comyn à la dérobée, plein d’appréhension. J’ai accompli mes devoirs. Je vous jure que mes prières pour mon père ne me distraient pas des tâches qu’on attend de moi.
— Je ne suis pas ici pour vous punir, répondit Balliol. Cet homme, mon beau-frère, est sir John Comyn, Justicier du Galloway et lord de Bannedoch. Il désire vous parler.
Lorsqu’il le regarda de nouveau, Comyn vit à quel point ses traits étaient tirés. Il avait l’air de n’avoir pas dormi depuis des jours. Comyn supposa qu’il était encore à peine un homme. Il lui fit signe de le suivre à l’écart de la tombe.
— Dungal, c’est ça ?
— Oui, sir, Dungal MacDouall.
— Parle-moi de l’attaque de Buittle, Dungal.
Comyn écouta le récit du garçon. Sa voix, d’abord hésitante, se fit rapidement plus claire et plus ferme, et lorsqu’il raconta comment son père avait été tué par le comte de Carrick, il fulminait.
— Et tu es venu ici dire à sir Jean ce qui était arrivé à Buittle ? lui demanda Comyn quand il eut terminé.
— Pas tout de suite, répondit Dungal. Les autres hommes libérés à ce moment-là sont partis à Sweetheart informer sir Jean et lady Dervorguilla. Je leur ai confié le corps de mon père et je me suis porté volontaire pour surveiller le château. Je voulais savoir où iraient les Bruce, ensuite.
— Combien de temps es-tu resté ?
— Dix jours.
— Et pendant ce temps, les Bruce n’ont pas bougé ?
Comyn se tourna vers Balliol.
— Quand ils se sont emparés de Wigtown et Dumfries, les Bruce ont chaque fois établi une garnison et puis ils sont repartis. Ils ne sont restés que quelques jours, pas plus. Il est évident que quelque chose les retient à Buittle.
— Un cavalier est arrivé, dit lentement Dungal en fixant Comyn du regard. Je crois que c’était le quatrième matin après l’attaque. De là où j’étais caché dans les bois, je l’ai bien vu. On l’a fait entrer aussitôt.
Dungal baissa la tête après un regard fuyant en direction de Balliol.
— Je suis désolé, je l’avais oublié.
— Ce cavalier avait-il un équipement, quel qu’il soit ?
— Il avait un bouclier doré, avec une bande à damiers bleu et blanc.
— Les armes des Stewart, s’écria aussitôt Balliol.
Comyn se força à réprimer l’ire croissante que faisait naître en lui la preuve de l’implication du grand chambellan.
— Les délais correspondent, confirma-t-il avec raideur. Ce que je pense, c’est que les Bruce ont appris par ce cavalier que la cour est désormais au courant et c’est la raison pour laquelle ils marquent une pause.
Il s’éloigna du mur et fit signe à Balliol de le suivre.
— Je crois que la bataille est finie, dit-il calmement tandis qu’ils progressaient sur le sol inégal entre les tombes. Pour l’instant. Ce n’est pas encore annoncé publiquement, mais ça le sera bientôt. C’est pour cela que je suis venu. Je voulais vous le dire en personne.
Il s’était arrêté à quelque distance de Dungal et faisait maintenant face à Balliol.
— Me dire quoi ?
— La reine est enceinte, Jean.
Balliol donna l’impression d’avoir reçu un coup au visage.
— Elle a dû concevoir quelques semaines avant la mort d’Alexandre, reprit Comyn. La sage-femme qui l’a examinée a déclaré qu’elle était à cinq mois du terme. Elle montrait déjà des signes depuis quelque temps, mais on les a mis sur le compte de son chagrin après la mort du roi.
— Alors nous avons fait tout cela pour rien ? Tous ces risques, nous les avons pris pour rien ?
Balliol fixait Comyn, le visage révulsé.
— J’ai perdu ma maison, mes hommes. Mon honneur !
— Ce n’est pas fini, répondit vivement Comyn.
— Bien sûr que si. Ce n’est pas qu’un bébé dans une cour étrangère. Cet enfant sera le véritable héritier du roi !
— Oui, mais avec cet enfant, fille ou garçon, il faudra installer une régence qui gouvernera jusqu’à ce qu’il ait l’âge de le faire par lui-même.
Comyn planta son regard dans celui de Balliol pour l’empêcher de détourner les yeux.
— Nous avons toujours le temps.