Chapitre 7

Robert raffermit sa prise sur les rênes et ramena en arrière la grande tête noire de Pieds d’Airain. Il jura entre ses dents contre l’animal, employant un mot que l’un des garçons d’Antrim, en Irlande, lui avait appris, puis il remit la lance en position.

— Prends tes rênes plus bas ! cria Yothre.

Robert répéta le même mot tout bas, cette fois à l’adresse de son instructeur, et tout en gardant les yeux rivés sur la cible, il enfonça les talons dans les flancs musculeux du destrier. Pieds d’Airain s’élança sur la plage en se mettant rapidement au galop. Le garçon se pencha en avant, les genoux pliés pour accompagner son rythme. Le bouclier fixé sur le mât pivotant grandissait rapidement. Le sac de sable attaché de l’autre côté l’attendait, le défiait. D’un mouvement du bras, Robert allongea. La douleur fusa dans ses doigts et, à la dernière seconde, sa lance dévia. Il passa devant la quintaine sans toucher la cible, le fer fendant l’air juste au-dessus du bouclier.

Robert tira sur les rênes pour empêcher Pieds d’Airain de filer vers la mer, bleu turquoise et sereine. Yothre hurlait ses instructions. S’appuyant fermement sur les étriers, se redressa et força le cheval à s’arrêter abruptement, ce qui faillit l’éjecter de la selle.

— Trop faible, cria Yothre. Recommence.

Robert maintint le cheval, le temps de retrouver son équilibre. Il avait le souffle court et sa main lui faisait mal. Deux de ses doigts était liés par une attelle, sa prise sur la lance était d’autant plus délicate. Lors d’une précédente session d’entraînement, la semaine passée, il avait frappé la quintaine maladroitement et avec une telle force que ses doigts s’étaient retournés sur la hampe et que les os, sous le choc, s’étaient cassés. Il prit le temps de respirer et de savourer le vent frais et salé, sans écouter les ordres de Yothre qui lui intimait de faire demi-tour. On était en septembre, mais la chaleur était aussi forte qu’en juillet. Ce long été était marqué au fer rouge sur sa peau, et le jour où il avait eu douze ans était venu et reparti sans un mot de son père et de son grand-père. Cela faisait trois mois qu’ils étaient partis. Il aurait voulu être avec eux, servir sa famille, mais il savait qu’il n’était pas prêt. Pas encore. Plaçant la lance en position, Robert fit tourner le cheval et se mit en ligne, la cible en vue. Avec détermination.

— Concentre-toi ! lui lança Yothre.

Robert lança sa monture. Le château de Turnberry emplissait son champ de vision, mais il ne le voyait que comme une ombre monumentale surmontée d’un coin de ciel, toute son attention tournée sur le petit bouclier qui se rapprochait. Il poussa un cri en allongeant et tapa dans le mille, le cheval et lui se déplaçant à l’unisson en un instant de grâce fluide. La lance frappa le centre du bouclier avec un bruit mat et la cible bascula. Le mât pivota sur lui-même à toute allure. Robert se pencha, s’attendant à ce que le sac de sable vienne lui percuter l’arrière du crâne, mais il était déjà loin. Il afficha un grand sourire, gagné par l’euphorie.

— Bien, maître Robert. Encore.

Sans laisser à Pieds d’Airain la possibilité de repasser au trot, Robert décrivit une large boucle, pressé de réussir un deuxième coup d’affilée. Le destrier se déplaçait en obéissant à ses moindres coups de reins, aux moindres pressions des genoux. Le bouclier avait pratiquement fait un tour complet et retrouvé sa position initiale. Robert lança le cheval au grand galop, se dressa. Visa. De la mer leur parvinrent un cri et un tourbillonnement d’ailes. Deux mouettes s’élevaient en spirales au-dessus de l’eau en se disputant un poisson. Pieds d’Airain releva la tête en entendant ce bruit. Et alors, effectuant de lui-même un virage, il se précipita vers la plage.

Et sur le sable ils filèrent, toujours plus loin de Yothre qui leur courait après, par-delà les dunes puis sur les champs bourbeux qui entouraient le château. Robert, qui rebondissait follement sur sa selle, se rendit compte qu’il n’arrêterait pas si facilement Pieds d’Airain et jeta sa lance. Le cheval sauta un petit ruisseau sans prévenir. Violemment projeté en avant, Robert ne parvint pas à garder ses pieds dans les étriers. Il ne put faire autrement que de lâcher les rênes et il dut se rattraper au pommeau de la selle. Le cheval galopait sans fléchir en direction des bois précédant les collines au-delà de Turnberry. Robert s’agrippait et essayait de s’adapter au rythme du destrier, ses jambes pendant, inutiles, contre les flancs de l’animal, et de caler ses pieds dans les étriers qui balançaient. Les arbres se dressaient, menaçants. Et bientôt ils s’enfoncèrent dans le feuillage, où les branches le fouettèrent.

Le cheval continuait sa course folle, toujours plus loin. Une branche frappa Robert au visage et lui lacéra la joue. Il pencha la tête, ferma les yeux pour éviter qu’une autre ne l’aveugle. Se couchant sur l’animal, il chercha à récupérer les rênes. Ses doigts les frôlaient, mais il n’avait pas de prise. Soudain Pieds d’Airain vira à gauche pour contourner un arbre, et Robert glissa sur le côté en criant. Au passage, son genou heurta l’arbre et son cri se transforma en glapissement. Son attention distraite par la subite douleur, il ne vit pas la branche qui se précipitait à sa rencontre. Il la prit de plein fouet et tomba à la renverse. La chute, sévère, fit voler un nuage de poussière et de feuilles. Pieds d’Airain ne s’arrêta pas pour autant, il poursuivit sa fugue à travers les arbres, laissant Robert inanimé sur le sol de la forêt.

 

La lumière dansait sur ses paupières. Il lutta pour ouvrir les yeux, et la lumière le fit tressaillir. Tournant la tête de côté, il aperçut un alignement de fougères écrasées et des rosiers. Les champignons, charnus et empoisonnés, poussaient à même les troncs. Il avait quelque chose sur le visage. Il le sentait ramper sur sa joue. Il essaya de se redresser mais sa tête cognait si fort qu’il se crut prêt à vomir. S’affalant de nouveau, Robert resta immobile à attendre que sa vision soit moins floue. Là-haut, loin au-dessus de lui, les feuilles formaient des toiles lumineuses. Quand le martèlement sur son crâne se réduisit à des coups étouffés, d’autres douleurs s’imposèrent. Son genou, surtout, le martyrisait. Robert planta ses mains dans le sol et s’assit en ahanant. Ses doigts cassés l’élançaient. Sa chausse était déchirée au genou, et le sang avait noirci le tissu. En dessous, il distinguait la peau mise à nu, purulente. Il regarda autour de lui en essayant de se repérer. De toutes parts, il était cerné par les arbres qui formaient une grande muraille verte. L’après-midi était déjà avancé au moment où il avait quitté la plage, mais le ciel cuivré indiquait que c’était maintenant le crépuscule. Il se rendit compte qu’autour de lui, dans le bois, tout n’était que silence. À part le craquement des branches et le vent dans les feuilles, il n’y avait ni chants d’oiseaux, ni bruits de petits animaux dans les broussailles. C’est alors qu’il l’entendit – un grognement sourd.

En jetant un coup d’œil sur sa gauche, Robert vit les fougères bouger. Puis un grondement le fit pivoter d’un coup, sur sa droite cette fois. Il prit appui sur ses mains en repoussant les vagues de douleur et tenta de se lever. Cependant, lorsqu’il vit les fougères s’écarter, et une grosse tête noire en émerger, il se figea. L’espace d’un instant, il crut qu’il s’agissait d’un loup, mais la mâchoire anguleuse et la tête carrée étaient celles d’un chien. Ses babines se retroussèrent, révélant les gencives d’un jaune maladif et les crocs acérés. Les muscles roulaient sur son échine tandis qu’il s’approchait de lui, la tête en avant. Sortant des buissons sur sa droite, un deuxième chien se montra. Ses yeux injectés de sang lui donnaient un regard sauvage. Robert leur cria des ordres aussi fermement que sa peur le lui permettait, mais il ne réussit qu’à les faire gronder davantage. Ses doigts fouillaient le parterre de feuilles à tâtons, à la recherche d’un caillou, d’un bâton, n’importe quoi qui pût les effrayer. De quelque part au milieu des arbres, une voix se fit entendre. Les deux chiens se couchèrent à plat ventre. Celui qui avait les yeux injectés de sang se mit à gémir.

Apparut une vieille femme qui se frayait un chemin dans les broussailles, un bâton noueux à la main et une petite poche en cuir dans l’autre. Elle portait une cape marron dont le bas était couvert de fleurs épineuses et maculé de boue. Ses cheveux tombaient en une masse épaisse dans son dos, et s’ils étaient d’un noir foncé à l’extrémité, les racines étaient blanches. Des brindilles et des feuilles s’y étaient emmêlées. Son visage dégageait une forme de brutalité. Ses pommettes saillantes étaient parcourues d’arêtes qui partaient de sa bouche sévère pour remonter vers son front proéminent, creusé de rides et de plis crasseux. Robert l’avait déjà vue dans ces bois et une fois aussi, il y avait longtemps, au village. C’était la sorcière qui habitait la maison dans la vallée et les chiens, qui la couvaient d’un regard de vénération, étaient ceux qui les avaient pris en chasse, Niall et lui.

La femme s’arrêta en l’apercevant, et son front se plissa tandis qu’elle l’étudiait. Entre ses dents, elle émit un sifflement qui provoqua un spasme chez Robert, mais il ne lui était pas destiné. Sur son ordre, les chiens se levèrent et vinrent se coucher à côté d’elle. Lorsqu’elle s’approcha de lui, Robert vit quelque chose bouger à l’intérieur de la poche, des membres ou des écailles qui glissaient contre le cuir. Elle posa son bâton contre un arbre et se pencha en lui tendant sa main parcheminée. Robert se recula, horrifié par son odeur, mais surtout parce qu’il avait peur de son contact. Les yeux de la femme ne furent plus que de minces fentes.

— Reste ici alors, finit-elle par dire, et attends que les loups te dévorent.

Son gaélique était ample et pur, comme si elle n’avait jamais parlé aucune autre langue. Il était plus riche que le sien, lui dont la bouche s’était conformée au français, à l’écossais, au latin et au gaélique depuis qu’il avait appris à parler. Elle ramassa son bâton, s’enfonça dans les buissons avec les chiens à sa suite. Robert essaya de se mettre sur ses pieds, mais sa douleur au genou l’en dissuada.

— Attendez !

La femme continua de marcher. Elle était presque hors de vue, les branches se refermant sur son passage.

— S’il vous plaît !

Le silence dura quelques instants, puis les broussailles s’agitèrent de nouveau et il la vit réapparaître. Cette fois, Robert tendit la main. Sans un mot, la femme la prit. Sa force l’étonna. Il se releva rapidement, trop rapidement, et dut ravaler un cri lorsque son poids se porta sur son genou.

— Tiens, maugréa-t-elle en lui proposant son bâton.

Robert s’en saisit et se mit à penser à une image qu’il avait vue une fois dans un livre. Elle montrait une sorcière qui traçait sur le sol, avec une canne, un cercle dont le centre était occupé par un démon noir s’élevant d’un feu. Il s’attendait presque à ce que le bâton n’ait pas la texture habituelle du bois, mais ce ne fut pas le cas. Le bois était encore chaud à l’endroit où elle l’avait tenu.

Ensemble, la femme le soutenant par un bras, lui s’appuyant sur la canne, ils progressèrent lentement à travers bois pendant que les chiens couraient devant eux. Au bout d’un moment, les arbres s’espacèrent et le terrain descendit jusqu’à une vallée abritée. En reconnaissant la maison en bas de la colline, il se rendit compte que Pieds d’Airain l’avait emmené plus loin qu’il ne l’avait cru. Grimaçant à chaque pas, il leva la tête lorsqu’ils arrivèrent au chêne qui surplombait le logis. D’aussi près, il distinguait nettement ce qui pendait des branches. C’étaient des brindilles, débarrassées de leurs feuilles et de leur écorce, toutes blanches, et assemblées entre elles pour constituer des cages rudimentaires. Au centre, suspendus à des bouts de ficelle telles des araignées difformes, se trouvaient divers objets. Un chiffon jaune, une petite dague en argent, un rouleau de parchemin usé. La femme ouvrit la porte et ils entrèrent dans la maison.

Un feu crépitait au centre de la pièce, projetant un halo de lumière ambrée qui repoussait loin les ombres. Les chiens s’allongèrent près des flammes, langue pendante. À mesure que ses yeux s’habituaient à la lumière mouvante, Robert s’aperçut que la pièce était remplie de tout un bric-à-brac. Des casseroles étaient suspendues aux poutres qui frôlaient parfois la tête de la femme. Entre elles étaient accrochés des bouquets d’herbe, de fleurs. Robert avait l’impression de se trouver loin sous terre et de regarder les racines des plantes qui poussaient à la surface. Leur odeur entêtante lui tourna la tête. Une paillasse couverte de fourrures était posée à même le sol. Des crânes et des os étaient disposés par terre, juste devant. Des squelettes d’animaux, comprit-il une fois la stupeur passée. Il y avait des galets lisses pris sur la plage, des outils en bois et en pierre, et deux oiseaux dont les yeux morts brillaient comme des petites perles. Le plus surprenant dans tout cela, néanmoins, c’était la pile de livres entassés dans un coin près d’une liasse de peaux. Certains étaient de toute évidence très anciens, leur reliure se détachait. Robert observa la femme à la dérobée. Elle venait de ranger sa petite poche sur une étagère, près d’une rangée de marmites en terre cuite et de couteaux d’allure inquiétante. Il se rapprocha discrètement des livres, intrigué. Ses frères et sœurs, tout comme lui, savaient lire et écrire, mais d’ordinaire c’était réservé au clergé, à la noblesse et à certains riches marchands. Cette femme n’appartenait à aucune de ces conditions ni d’ailleurs à aucun groupe ; c’était une femme qui vivait seule, presque à l’état sauvage.

Lorsqu’elle réapparut en pleine lumière, la femme tenait un instrument qu’elle déposa près du feu.

— Brigid !

Robert sursauta en voyant les fourrures bouger sur la paillasse. Quelqu’un dormait là. C’était la fille qu’il avait suivie plusieurs mois plus tôt. Elle émergea en poussant un profond bâillement et se leva du lit. Elle portait la même robe grise froissée. Ses grands yeux se posèrent sur le garçon avec un mélange de curiosité et de surprise.

— Assieds-toi, dit la femme à Robert, et apporte-moi de l’eau, ajouta-t-elle en se tournant vers la fille.

Tandis que Robert s’asseyait, la fille sortit et la femme farfouilla sur une étagère, piochant ici et là des poignées d’herbes. Une odeur âcre chatouilla les narines de Robert. La fille revint avec un seau, ses maigres bras tendus par l’effort. Elle le déposa sur le feu, puis alla vers la femme. Elles échangèrent quelques paroles à voix basse que Robert ne réussit pas à entendre. Il regarda avec appréhension la fille s’approcher de lui, une bande de lin à la main. Accroupie près du seau, elle trempa le tissu. Sa robe se collait à son corps décharné et laissait voir ses côtes. Elle se leva et vint vers lui, la bande de lin dégoulinant dans ses mains.

Robert se recula quand il la vit tendre les mains.

— Je peux le faire.

Lui abandonnant le tissu, Brigid se mit à genoux près du feu, les bras autour de ses genoux osseux. L’un des chiens leva la tête et gémit à son intention. Elle l’ignora et regarda Robert nettoyer le sang sur son visage.

— Il a peut-être été attaqué ? dit-elle en s’adressant à la vieille femme.

— Je suis tombé de cheval, expliqua Robert.

— Il est comte, tu sais.

— Fils de comte, répondit abruptement Robert, mal à l’aise que la fille fasse comme s’il n’était pas là.

— Je sais qui il est, dit la vieille femme en sortant de l’ombre avec un bol rempli de matière noire. C’est moi qui l’ai accouché.

Robert arrêta instantanément de frotter sa joue.

— Non. Ce n’est pas vrai. Ma mère a eu la même sage-femme pour tous ses enfants, proclama-t-il, furieux du visage inexpressif de la femme. Elle n’aurait pas… laissé une…

Il ne termina pas sa phrase. Sans répondre, la femme saisit une poignée d’herbes dans sa mixture. Elle écarta le tissu déchiré de sa chausse et l’appliqua sur sa peau écorchée, ce qui le fit grimacer, puis lui tendit le bâton.

— Emmène-le aux bois, Brigid. Il saura comment rentrer, dit-elle sans le quitter des yeux. Ne reviens pas ici. Ni toi, ni personne de ta famille.

Elle avait prononcé ces mots d’un air hostile.

Robert se laissa guider par la fille dans le crépuscule. L’air était frais après la chaleur oppressante de la maison et il frissonna en passant devant le chêne, décoré de ses cages qui tournaient lentement sur elles-mêmes. Il avait les idées plus claires et la fraîcheur des herbes avait engourdi son genou, même si chaque pas lui donnait l’impression qu’on lui enfonçait une aiguille dans la rotule. Tout en claudiquant pour gravir la colline, il jeta un coup d’œil en coin à la fille qui marchait en silence à son côté.

— C’est ta mère ?

— Ma mère est morte. Je suis venu vivre avec Affraig cet hiver. Je suis sa nièce.

— C’est une sorcière ?

Brigid haussa les épaules en guise de réponse. Robert était sur le point de lui demander si elle pensait que sa tante avait menti à propos de sa naissance quand il entendit des cris au loin. C’est lui qu’on appelait.

— C’est mon instructeur, dit-il à la fille.

— Pourquoi as-tu besoin d’un instructeur ?

— Il m’apprend à monter à cheval. Pour faire la guerre.

Les lèvres de la fille ébauchèrent un sourire.

— Tu devrais en prendre un qui soit meilleur, dit-elle avant de s’en aller par les prés.

Robert la regarda partir, puis il se dirigea vers les voix en criant à son tour pour se faire entendre.

Outre Yothre, plusieurs serviteurs du château et les frères de Robert participaient à la battue. C’est Niall qui le découvrit le premier. Il poussa un cri de soulagement et courut à sa rencontre mais, en le voyant, ne put s’empêcher d’avoir l’air choqué. Derrière lui, Yothre se hâtait de les rejoindre et écartait les branches qui le ralentissaient.

— Où est Pieds d’Airain ? demanda Robert tandis que son instructeur passait son bras autour de sa taille pour le soutenir.

Il s’appuyait toujours sur le bâton pour marcher.

— On l’a retrouvé, il errait près du village, répondit Thomas en arrivant avec Alexandre et les serviteurs. On te cherche depuis des heures. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je suis tombé.

— Mais où es-tu allé ?

— Allons, coupa brusquement Yothre, rentrons à la maison. Votre mère voudra sans doute qu’un médecin l’examine.

Sur le chemin du château, Robert ne cessait de penser à la révélation de la vieille femme. Il était certain qu’il s’agissait d’un mensonge, mais il ne voyait pas à quoi lui servait de l’embobiner, à moins peut-être qu’elle ait agi par pure cruauté. Pourtant, n’était-ce pas ce que faisaient les sorcières ? Jouer avec les émotions des hommes et exploiter leurs faiblesses ? Les réflexions de Robert prirent fin quand ils arrivèrent à proximité du château, où une troupe entrait à la file.

Les hommes étaient de retour de la guerre.

Robert essaya de marcher plus vite, mais il dut se contenter de grimacer de douleur et de frustration et de regarder ses frères courir devant lui en lançant des cris de joie. En entendant les appels des garçons, quelques hommes tournèrent dans leur direction leur visage las et tanné par le soleil. Deux chariots tirés par des bœufs les suivaient. Robert laissa échapper un soupir de soulagement en apercevant son grand-père au milieu de la foule. Devant lord d’Annandale, le comte de Carrick montait sa jument blanche. Un mélange d’émotions contradictoires envahit Robert, mais il fut distrait par l’un des chariots qui passait en cahotant. Voyant une dizaine d’hommes à l’arrière du chariot, Yothre et lui s’arrêtèrent.

Robert observa leurs vêtements défraîchis et leurs membres bandés. Le premier qu’il vit avait une bourre de tissu sur l’œil droit, et dessous, sa joue était couverte d’une croûte de sang. Un autre n’avait plus qu’un moignon à la place de la main gauche, du lin en grande quantité était enroulé sur son poignet et il avait le teint cireux. La plupart étaient assis sur les côtés du chariot et dodelinaient de la tête au gré des cahots de la route. Trois d’entre eux étaient étendus au milieu, dont l’un, caché sous une couverture, ne montrait que ses pieds nus, blancs et gonflés. Ainsi entassés, ces infirmes aux plaies ignobles semblaient absents, comme si ce n’était pas leur corps, mais leur âme qui avait été amputée. Robert ne parvenait pas à les quitter des yeux, même après que Yothre l’eut conduit à l’écart et que le chariot, qui emmenait les blessés au château, se fut éloigné. Il avait déjà vu des corps mutilés : des bandits ficelés dans des cages à l’extérieur du château, sur la route d’Annandale, dont les oiseaux dévoraient la chair. Mais ceux-là, à l’époque, avaient quelque chose d’irréel. Ce n’étaient pas des gens qu’il connaissait.