Chapitre 8

Robert se faufila dans la chambre en faisant attention de ne pas déranger le sommeil de ses frères. Dans la faible lueur, il distingua Alexandre, couché sur le côté, le visage crispé par quelque rêve. Thomas, sur le dos, avait un bras qui pendait à l’extérieur du lit et la couverture emmêlée dans ses pieds. En passant devant Niall, il vit qu’il avait les yeux ouverts et qu’il l’observait. Mettant un doigt sur sa bouche, il se glissa par l’ouverture de la porte.

Il longea le couloir dans la pénombre, une main sur le mur pour se diriger, le bruit de ses pas couvert par le ressac de la mer. Il dépassa la chambre que ses sœurs partageaient. Plus loin, des pleurs provenaient de la petite chambre adjacente à celle de ses parents. La porte était entrouverte et une bougie éclairait la pièce. Robert avança à pas de loups, son genou enveloppé de lin l’élançait. Il aperçut le dos de la nourrice qui berçait Matilda, sa sœur. Et il poursuivit son chemin vers la chambre de ses parents.

Il s’arrêta devant leur porte, craignant d’entendre la voix de son père. Peut-être le conseil était-il déjà terminé ? Mais non, il était encore tôt et il ne l’avait pas entendu monter l’escalier. Seul le silence répondait à son angoisse. Robert tourna la poignée et ouvrit. Le courant d’air fit trembler les flammes des bougies à l’intérieur.

— C’est vous, Robert ?

Sa mère s’adressait à lui du fond de son lit, où elle avait remonté les draps lie-de-vin jusqu’à son cou.

— Non, murmura Robert, sachant qu’elle parlait de son père.

Elle repoussa les couvertures et s’assit. Ses cheveux dénoués tombaient sur ses épaules. Les ombres de la pièce lui dévoraient le visage, creusant ses yeux et ses joues. La naissance de Matilda, le mois dernier, n’avait pas été de tout repos et sa mère n’avait presque pas quitté le lit depuis lors.

— Vous avez mal ?

L’inquiétude perçait dans sa voix. Le genou de Robert ne se laissait pas oublier, de même que son entaille à la tête que le médecin avait recousue, mais ce n’était pas la raison de sa visite.

— Non, dit-il en s’approchant du lit, incapable d’imaginer la vieille sorcière dans cette belle chambre décorée de rideaux, de tapis et de meubles richement travaillés. Parlez-moi de ma naissance.

La surprise envahit le visage de sa mère, puis elle détourna la tête. Le ventre de Robert se noua. Il y avait de la culpabilité dans le regard de la comtesse.

— Pourquoi cette question ?

— Je…

Il hésita. Les pleurs du bébé comblaient le silence.

— Matilda, dit-il subitement. Depuis sa naissance, je me demande comment était la mienne. Fut-ce aussi difficile que pour elle ?

Sa mère le fixa un instant, puis soupira.

— Pendant un moment, nous avons cru que vous n’arriveriez jamais au monde.

Elle tendit la main et lui caressa la joue.

— Mais vous êtes là.

Robert se recula, il voulait des réponses. Et il décida qu’il ne servait à rien de louvoyer.

— J’ai menti aujourd’hui, dit-il tout à trac, et il baissa les yeux en voyant sa mère froncer les sourcils. Je n’étais pas seul dans les bois. Quelqu’un m’a trouvé. Et m’a aidé.

Sa mère s’était redressée sur son oreiller.

— La vieille femme aux chiens.

Ses doigts se serrèrent sur la couverture.

— Elle a dit quelque chose, poursuivit Robert en croisant le regard de sa mère. Elle a dit qu’elle m’avait accouché.

— C’est vrai, murmura la comtesse.

Robert secoua la tête, il ne voulait pas y croire.

— Mais c’est une sorcière ! Comment avez-vous pu…

Il ne termina pas. La seule pensée que les mains crasseuses de cette vieille femme avaient touché les premières son corps nu le rendait malade. Il ne lui vint pas à l’esprit qu’à l’époque, elle était plus jeune. Pour lui, elle avait toujours été une vieille bique.

— Certains la traitent de sorcière, dit doucement sa mère, d’autres la considèrent comme une guérisseuse.

— Je croyais que c’était Ede qui était là pendant mon accouchement. Vous m’avez dit qu’elle était présente pour nous tous, même Marguerite.

Robert remarqua que le visage de la comtesse s’était fermé à l’évocation de sa demi-sœur. Le premier mari de sa mère était un chevalier mort à la croisade alors qu’elle était enceinte. Le frère d’armes du chevalier, Sir Robert Bruce, était revenu de Terre sainte pour raconter à la veuve ce qui était arrivé et tous deux s’étaient rapprochés. Quelques mois plus tard, ils se mariaient, sans avoir demandé la permission au roi Alexandre, qui, dans sa colère, leur confisqua leurs terres. Seule l’intervention de lord d’Annandale avait calmé le roi et permis au père de Robert d’acquérir Carrick comme son mariage avec sa nouvelle femme lui en donnait théoriquement le droit.

— Ede était là et c’est elle qui m’a assistée, ou du moins qui a essayé. Vous mouriez à l’intérieur de moi, Robert.

Ses yeux brillaient à la lueur des chandelles.

— Le travail avait duré trop longtemps. Affraig vivait au village à cette époque. Elle était connue pour ses talents de guérisseuse. Elle a sauvé votre vie. Et la mienne.

Robert était certain que l’histoire ne s’arrêtait pas là. Les questions ne manquaient pas. Pourquoi ses parents ne lui en avaient-ils jamais parlé, par exemple quand Alexandre s’était fait mordre par un des chiens ? Et pourquoi cette femme avait-elle l’air tellement en colère ? Ne reviens pas ici, avait-elle dit. Ni toi, ni personne de ta famille. Robert tourna la tête en entendant marcher dans le couloir. Sa mère ne sembla pas les remarquer.

— Pourquoi a-t-elle quitté le village ? demanda-t-il vivement. Pourquoi s’est-elle installée dans les collines ?

— Elle a été bannie, répondit sa mère après une hésitation. Votre père…

Cette fois, elle avait perçu les bruits de pas. Elle s’arrêta en pleine phrase et ses joues s’empourprèrent.

— Retournez au lit, Robert, lui ordonna-t-elle d’une voix forte et peu naturelle.

La porte s’entrebâilla et Robert vit apparaître son père, qui semblait pensif. Le comte se renfrogna et ouvrit la porte en grand.

— Allez vous coucher.

Au moment où il allait obéir, Robert sentit la main froide de sa mère sur la sienne. Elle se pencha en avant et déposa un baiser sur sa cicatrice au front.

— Ne parlons plus de ça, maintenant, lui souffla-t-elle à l’oreille tandis que son mari ôtait sa robe doublée de fourrure et la suspendait à une perche.

Robert sortit de la chambre en regardant son père, qui s’asseyait sur un tabouret pour retirer ses bottes. Son visage était blême. Robert se demanda ce qui s’était passé dans le Galloway. Il avait envie d’aller voir son grand-père pour le savoir, mais il était tard, ses blessures le tourmentaient et trop de questions lui avaient déjà occupé l’esprit.

 

Marjorie suivit son fils des yeux. Son mari se frictionnait le pied et ne leva même pas la tête. Il pouvait être tellement adorable. Pourquoi ne l’était-il jamais envers leur fils ? Il lui avait toujours dit qu’il ne voulait pas que Robert devienne mou en grandissant, c’est pourquoi il le traitait si durement, mais Marjorie savait que ce n’était pas le fond de l’affaire.

— Qu’y a-t-il ?

Ainsi surprise à l’observer, elle se força à sourire.

— Je suis simplement fatiguée.

Elle le vit avec étonnement remettre sa botte.

— Vous ne vous couchez pas ?

— Dans un moment, dit-il en venant vers elle.

Marjorie reposa sa tête sur l’oreiller. Elle ferma les yeux et il l’embrassa. Elle n’était pas fatiguée, elle était éreintée. Elle avait l’impression que l’accouchement lui avait retiré les dernières sèves de sa jeunesse. Dix enfants, cela faisait beaucoup à porter pour n’importe quelle femme.

— Reposez-vous.

Elle sentit le lit bouger lorsqu’il se releva, puis elle l’entendit aller et venir dans la chambre, se servir une coupe de vin, ouvrir un coffre. Elle commença à dériver vers le sommeil, apaisée par les bruits familiers de son mari après tous ces mois qu’elle avait passés seule. Un peu plus tard, elle entendit qu’on toquait à la porte. Marjorie se réveilla, inquiète à l’idée que Robert soit revenu poser d’autres questions. Il n’avait pas idée à quel point son père serait en colère s’il apprenait qu’il était allé à la maison d’Affraig. Mais ce n’était pas son fils. C’était l’un des serviteurs de son mari. Elle vit le comte lui donner une bourse. Dans son autre main, son mari tenait un parchemin roulé.

— Ça suffira à vous payer le passage en France et le retour. Soyez prudent.

— Ne craignez rien, sir, dit l’homme en prenant la bourse et en la rangeant dans une petite poche attachée à sa ceinture à côté de son épée. Je l’apporterai sans encombre en Gascogne.

— Donnez-le en main propre au roi Édouard. Je ne veux pas qu’un de ses serviteurs le lise.

L’homme s’inclina et partit en emportant le rouleau. La comtesse ferma les yeux. Au bout d’un moment, elle sentit le corps familier de son mari se coller à elle. Dormir ne serait pas pour tout de suite.