Chapitre 9

Robert se dépêchait de traverser les bois, maintenant de la main la capuche qui le protégeait de la pluie qui s’égouttait à travers le feuillage. Les arbres étouffaient le murmure lointain des vagues sur la plage de Turnberry. Les premières tempêtes de l’automne étaient arrivées tôt cette année. La semaine dernière encore, les hommes de Carrick travaillaient sous un ciel bleu pour finir les dernières récoltes. S’ils avaient eu quelques jours de retard, les moissons d’avoine et d’orge auraient été noyées. Depuis, on avait emmené le bétail vers les hauts pâturages. Les animaux qui ne passeraient pas l’hiver allaient être tués afin de fournir de la viande. C’était une saison de labeur, toutes les mains participaient à l’exploitation de la terre. Les hommes que la famille Bruce avait perdus au cours des attaques manquaient cruellement aujourd’hui.

Robert s’aidait du bâton noueux pour avancer et s’enfoncer toujours plus avant dans les bois. Il se sentait idiot de prendre prétexte du bâton, mais il n’avait pas trouvé d’autre excuse. Pourtant, Dieu sait qu’il y avait réfléchi durant le tumulte des dernières semaines.

Les victoires de Wigtown, Dumfries et Buittle avaient été pratiquement balayées par la nouvelle de la grossesse de la reine, qui s’était rapidement propagée dans le royaume. Robert n’avait pas été convié à assister aux différents conseils qui avaient suivi le retour des hommes, mais d’après les bribes de conversation qu’il avait surpris, son grand-père avait décidé de se retirer du Galloway et de laisser une petite garnison dans chacun des châteaux en attendant que la naissance d’un héritier mette un terme aux ambitions de Comyn et de Balliol. Son père n’avait, semble-t-il, pas du tout apprécié cette décision et, lorsque le vieux Bruce était parti une quinzaine de jours plus tôt, son départ avait eu lieu dans un silence tendu. Malgré l’agitation de sa famille, Robert avait ses propres préoccupations. Mais aujourd’hui, pour la première fois depuis le début des récoltes, il avait réussi à s’échapper sans qu’on le remarque.

Lorsque le bois devint moins touffu, il aperçut la maison au pied de la colline. Des flaques grises cernaient le tronc du chêne aux feuilles rousses. La gloire ultime de l’été finissant. Les cochons se tassaient dans un coin de l’enclos, essayant de s’abriter sous une avancée du toit. Trois génisses se trouvaient maintenant avec eux.

Tout en se demandant comment la vieille femme avait les moyens d’acheter les animaux, Robert descendit la pente boueuse, la canne l’aidant à garder l’équilibre.

Quand il arriva près de la porte, des aboiements féroces se firent entendre. Sur le côté de la maison apparurent bientôt les deux chiens noirs, qui couraient en jappant. Résistant à l’envie de s’enfuir, Robert demeura immobile. Les chiens ralentirent et progressèrent ventre à terre, épaules basses. Robert tendit sa main ouverte, la paume levée vers le ciel, vers les bêtes, comme il le faisait avec les chiens de chasse de son grand-père. De grosses gouttes de pluie roulaient continuellement sur son nez. Le plus gros des deux vint vers lui en grondant. Levant le museau, il approcha sa truffe de la main tendue, et Robert éclata de rire, soulagé, quand il vit sa langue rose lui lécher la paume. La porte s’ouvrit avec fracas et la vieille femme s’encadra dans l’embrasure. Les chiens allèrent aussitôt la rejoindre en contournant les flaques.

— Je t’ai dit de ne pas revenir.

Elle parlait d’une voix forte et belliqueuse, pour se faire entendre par-dessus le déluge. Robert fit quelques pas en avant, tendant la canne.

— Je voulais vous la rendre.

À peine eut-il prononcé ces mots qu’il comprit à quel point cela sonnait faux. Ce mensonge piteux eut pour effet de provoquer une moue dédaigneuse chez la vieille femme. Comme elle s’apprêtait à refermer la porte, il ajouta :

— Et pour voir Brigid.

La femme suspendit son geste, et son visage semblait hésiter entre humour et irritation. Il était évident que, pour elle, il était risible.

— Elle est partie, mon garçon.

— Partie ?

— À Ayrshire. Un maréchal-ferrant s’est pris de béguin pour elle.

Affraig fit un signe du menton en direction de la canne :

— Laisse-la dehors, dit-elle en fermant la porte.

Robert considéra le bâton noueux qu’il tenait entre ses mains. Il se sentait en colère, une colère alimentée par l’humiliation et la déception. Jusqu’à cet instant, il ne s’était pas vraiment rendu compte que sa deuxième excuse était vraie : il voulait revoir l’étrange fillette. Poing fermé, il cogna à la porte. Elle s’ouvrit.

— Pourquoi l’avez-vous laissée partir ?

Une expression d’ironie cruelle se dessina sur les traits de la femme.

— Si j’avais su que l’héritier d’un comte s’intéresserait à elle, j’aurais attendu. Peut-être que la fille m’aurait rapporté plus que trois vaches !

Un rire obscène découvrit ses dents jaunâtres et Robert éprouva de la répugnance pour cette femme. Il jeta la canne à terre et tourna les talons. Puis, trouvant en lui une soudaine assurance, il fit volte-face :

— Quand je serai comte, je ferai en sorte que vous soyez toujours bannie. Vous n’entrerez jamais plus à Turnberry.

Son rire méprisant s’évanouit.

— Comme tu ressembles à ton père, dit-elle d’une voix mordante. Je n’aurais pas cru que deux avortons naissent du grand lord d’Annandale, mais tu es la preuve vivante de l’échec de cette puissante lignée. C’est bien dommage. Oui, bien dommage, répéta-t-elle d’une voix toujours plus basse.

— Comment osez-vous ! s’emporta Robert, les joues en feu. Vous ne connaissez même pas mon grand-père !

La vieille femme pointa du doigt les branches hautes du chêne. Robert vit qu’elle désignait l’une des cages que le vent faisait osciller. Il n’avait pas remarqué celle-là la fois précédente, à cause de l’épais écran de verdure. Usée par les intempéries, prête à se casser, cette cage paraissait plus ancienne que les autres. À l’intérieur se trouvait une cordelette en forme de nœud coulant, noircie par la pluie.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en reportant son attention sur la femme.

Elle avait disparu à l’intérieur de la maison en laissant la porte ouverte. Robert hésita, mais sa curiosité était plus vive que sa colère et il s’avança donc sur le seuil.

— Quel est le rapport avec mon grand-père ?

Affraig soufflait sur les braises pour raviver le feu. Des étincelles volaient autour d’elle. Elle ne répondit pas.

— Cet arbre, qu’est-ce que c’est ?

— Un chêne, répondit-elle sèchement.

— Ce n’est pas ce que je vous demandais.

— Je le sais.

Affraig se redressa pour lui faire face. Tandis que la pluie battait le toit, elle le dévisagea un moment dans la pénombre.

— Ferme la porte. Tu fais entrer le froid.

Robert s’exécuta. Rabattant sa capuche en arrière, il s’aperçut que sa cape et ses bottes dégoulinaient sur le sol. La vieille femme ne semblait pas l’avoir remarqué. Elle s’était juchée sur un tabouret et se penchait vers le feu, fixant les flammes d’un regard lointain. Ses cheveux tombaient par-dessus ses épaules, formant comme un rideau. Les chiens étaient couchés à ses pieds, la tête posée sur les pattes avant, éclairés par la lueur rouge des flammes.

— Des destins.

Robert secoua la tête en entendant ce mot, ne sachant trop comment le comprendre. Il attendit qu’elle en dise plus.

— Quand ils désirent quelque chose, les hommes et les femmes viennent me voir. Je tisse leurs désirs dans la trame de leur destin. J’utilise le pouvoir du chêne pour faire en sorte qu’ils se réalisent.

— Ils feraient mieux d’aller à l’église et de prier. De demander à Dieu sa bénédiction, répondit Robert, intrigué par sa franchise, mais également mal à l’aise.

Ce que tout cela impliquait portait un nom. Un nom encore plus fort que sorcellerie. C’était de l’hérésie. Dieu seul pouvait faire en sorte que le futur advienne, décider du sort des hommes.

Les yeux de la femme se posèrent sur lui.

— Il y a des prières auxquelles Dieu ne répond pas. Pas ce Dieu.

Robert éprouva un frisson de terreur, mais il avança d’un pas vers le feu, oubliant que ses vêtements étaient trempés.

— Il n’y en a pas d’autre.

— Que sais-tu de la terre que tu arpentes ? rétorqua-t-elle, sa voix se faisant de nouveau mordante, dominatrice. Du passé ?

Robert se souvint d’un tuteur qui lui avait fait écrire encore et encore les noms des rois d’Écosse, de Kenneth mac Alpin à Alexandre, en passant par Malcolm Canmore, jusqu’à ce qu’il les connaisse par cœur.

— Ma mère a hérité du comté par son père, Niall de Carrick, et des terres d’Antrim par sa mère. Quand mon père est revenu de Terre sainte, il…

— Tu crois que l’histoire commence avec ta famille ? Non, mon garçon. Que sais-tu de ces îles ? (Elle fit un grand geste comme pour embrasser le monde.) L’Écosse, l’Angleterre, l’Irlande, les vieux royaumes du pays de Galles ?

Des images évanescentes et disparates lui vinrent à l’esprit, et il entendit une nouvelle fois la voix de son tuteur lui décrivant l’arrivée des Romains ; ces grands hommes de l’ancien monde qui avaient conquis la Bretagne avec leur vaste armée, tuant tous les païens qui s’opposaient à eux. Puis les Normands, sous la bannière du Conquérant. Quand ils arrivaient à cette époque, la voix de son tuteur se faisait toujours plus douce, plus gracieuse. Ce n’est qu’en entendant une version différente que Robert avait commencé à soupçonner son tuteur d’avoir quelque peu altéré l’histoire de la conquête pour complaire à son élève, lui-même descendant d’un seigneur normand, Adam de Brus. La voix de son tuteur s’éteignit, remplacée par les intonations bourrues de son grand-père lui parlant de la bataille de Lars contre les Norois dans leurs vaisseaux dont les proues étaient des dragons, il y avait à peine plus de vingt ans. Et il y avait les saints, bien sûr ; Colomba et Ninian, André et Marguerite. Il y avait tant d’images et de noms qu’il ne savait pas par où commencer. Finalement, il se contenta de hausser les épaules.

Affraig réagit par un petit sifflement qui fit lever la tête à un chien. Son aboiement fut réprimé par un coup de pied et il se recoucha en geignant.

— Oui, les Romains, fit Robert avec un soupir, et puis les Saxons, et les Normands. Je sais tout ça.

Affraig le dévisagea.

— Les Romains adoraient-ils le Dieu chrétien dans leurs temples ? Leurs sacrifices, c’était pour Lui ?

— Ils étaient païens, admit Robert, jusqu’à Constantin.

— Et les hommes venus de l’est ? Quelles déités honoraient-ils ? Que fais-tu de Wotan, de Frigg ?

— Les Saxons aussi sont devenus chrétiens, rétorqua Robert.

— Et tes ancêtres irlandais, du côté de ta mère, vers quels dieux se tournaient-ils ? Et les dieux de la Bretagne ? Lug et sa lance magique, Dagda ? Rhiannon et Beli ?

Elle reprit, sans laisser le temps à Robert de répondre :

— En voilà, d’autres dieux, non ?

— Mais ce sont de faux dieux. Plus personne ne les honore.

— Vraiment ? Qui donc les femmes implorent-elles pour calmer les douleurs de l’enfantement ? Tu as dû entendre ta mère prononcer son nom pendant ses prières.

— Sainte Brigitte, répondit aussitôt Robert. C’est une sainte chrétienne.

— Autrefois elle s’appelait Brigantia, déesse de la fertilité et du printemps. Les curés font comme s’ils l’oubliaient, dit-elle en se penchant pour mettre une bûche au feu.

Quand les flammes illuminèrent son visage, Robert se fit la réflexion qu’elle n’était pas aussi âgée qu’il l’avait d’abord pensé, elle n’avait peut-être que quelques années de plus que sa mère. Sous la crasse et la sueur accumulées, il aperçut quelque chose dans son visage, une parenté avec Brigid, la fille, mais avec la dureté de l’os, de la pierre, du fer. Il se demandait comment elle en savait tant, puis il se rappela que la présence de livres l’avait surpris la première fois. Robert jeta un coup d’œil à la pile, juste derrière le feu, puis il posa la question dont il cherchait toujours la réponse.

— Pourquoi m’avez-vous montré la cage, dans l’arbre, après avoir parlé de mon grand-père ?

— Tu connais sans doute saint Malachie ?

Affraig rit de nouveau quand Robert se signa, mais cette fois avec respect.

— Oui, reprit-elle, c’est une puissante malédiction que ce saint a fait peser sur ta famille. Assez puissante pour faire déborder la rivière d’Annan et emporter le château. Assez puissante pour demeurer comme une ombre sur la famille Bruce, plus d’un siècle après que Malachie l’eut lancée.

Robert hocha la tête en silence. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il avait toujours connu cette malédiction. Au siècle dernier, Malachie, l’archevêque d’Armagh, était passé par Annandale en se rendant à Rome. Alors qu’il logeait au château d’Annan, qui appartenait à l’un des ancêtres de Robert, il découvrit qu’un homme accusé de vol par la famille Bruce était sur le point d’être pendu. Malachie implora qu’on épargne le voleur, requête qui lui fut accordée par le lord. Pourtant le lendemain, Malachie trouva l’accusé pendu au gibet. Depuis lors, sa malédiction vengeresse contre la famille Bruce était toujours invoquée pour expliquer la destruction ultérieure de leur forteresse, ainsi que tous leurs malheurs. Robert avait vu les ruines du château de son ancêtre à Annan et il connaissait bien la terrible histoire de la crue. Il comprenait désormais pourquoi un nœud coulant, pareil à ceux des pendus, avait été fait sur la cordelette à l’intérieur de la cage.

Affraig reprit la parole.

— Lors du voyage qui l’a ramené de Terre sainte, ton grand-père a brûlé un cierge à la chapelle de ce saint. Mais il y a quelques années, il est venu me voir. Il pensait que ses prières n’avaient pas été exaucées, et il m’a demandé de lever la malédiction. Il voulait que sa lignée se libère de ce poids.

Robert observa qu’une étrange expression traversait son visage, de l’affection peut-être, mais il écarta ce détail tant il était abasourdi par cette révélation que son grand-père avait demandé un sortilège à une sorcière. Néanmoins, il demeurait intrigué.

— Quand la malédiction sera-t-elle levée ?

— Cela, je ne peux le dire. Le chêne doit faire son œuvre. Quand ce sera fait, la cage tombera.

Robert se demanda s’il n’aurait pas été plus simple de la détacher, puisqu’il fallait qu’elle tombe, mais bien sûr elle lui aurait dit que ça ne devait pas se passer de cette façon. Il y avait encore une chose qu’il ne comprenait pas. Le jour où Alexandre s’était fait mordre par le chien, son père lui avait dit de ne jamais retourner auprès de la maison de la vieille femme. Robert avait supposé que c’était en raison de la menace des chiens, plutôt que de la femme elle-même, car le comte avait toujours méprisé toute forme de superstition. Mais puisque sa mère avait laissé entendre que l’exil d’Affraig était dû à son père, cela pouvait suggérer que cette recommandation cachait autre chose.

— Pourquoi êtes-vous bannie de Turnberry ?

Aussitôt le visage de la femme se referma.

— Tu devrais partir, dit-elle en se levant et en allant vers l’étagère où elle avait confectionné la compresse pour son genou.

Robert était trop proche des réponses qu’il cherchait pour se laisser bousculer si facilement.

— Dites-le moi. Je veux savoir.

— Je t’ai dit de partir.

Le dos tourné, elle saisit un bouquet de racines et prit un couteau.

— Je peux demander à mon père.

Elle fit volte-face, la lame scintillant dans son poing. La lueur meurtrière dans ses yeux fit reculer Robert de plusieurs pas. Il crut une seconde qu’elle allait l’attaquer. Mais finalement son expression s’adoucit, les rides reprirent possession de son visage aux traits coupants. Puis, lentement, elle laissa retomber le couteau. Sa main tremblait.

— J’ai tissé le destin de ton père, jadis.

Robert la regarda, incrédule. La révélation à propos de son grand-père avait déjà été un choc, mais il n’arrivait tout simplement pas à imaginer son père demandant à cette marâtre un sortilège pour son avenir. L’idée même était si absurde que c’en était risible. Robert se souvenait que son père s’était moqué de la fervente veillée de son grand-père au sanctuaire de saint Malachie, quand il s’était efforcé de lever la malédiction. Même quand Robert parlait de Fionn mac Cumhaill et des héros irlandais dont il avait appris l’existence à Antrim, il prenait un air menaçant et lui demandait de se taire.

— Je l’ai pendu au chêne pour lui, murmura Affraig, mais il est arrivé quelque chose. Un de ses hommes…

Elle s’arrêta un instant, le front plissé, les yeux baissés sur son couteau.

— Je lui ai demandé son aide pour une affaire, qu’il me rende justice. Il a refusé, dit-elle en relevant la tête et en fixant Robert de ses yeux fiévreux. J’ai arraché son destin et je l’ai réduit en miettes devant le château.

Malgré sa stupéfaction, un frisson parcourut Robert. Affraig se détourna et reposa le couteau sur l’étagère.

— Après, il m’a bannie du village. Je sais qu’il voulait me bannir de Carrick, mais ta mère l’en a empêché parce que j’avais sauvé la vie de son premier-né. Toi, conclut-elle en lui présentant son dos.

Une bûche glissa et se brisa dans le feu, mais Robert ne détacha pas ses yeux de la vieille femme.

— Quel était le destin de mon père ?

Affraig attendit quelques instants avant de répondre :

— Devenir roi d’Écosse.

 

Les six hommes remplissaient l’espace confiné de la pièce. Les serviteurs avaient accumulé le bois dans la cheminée pour que le château tout entier profite de la chaleur, même si la pièce, avec ses précieux occupants, se trouvait à quelque distance dans le couloir. Cependant, cette distance n’abolissait pas les hurlements. Entre les plaintes de la torturée, des voix de femmes leur parvenaient, haut perchées, inquiètes. De temps à autre, les cris diminuaient pour n’être plus que gémissements et les voix des femmes devenaient presque inaudibles. Les hommes, qui parlaient très peu entre eux, se réfugiaient alors dans le silence, comme s’ils craignaient d’entendre encore la parturiente. Cela faisait maintenant quatre heures que durait cette tension dans cette chaleur de four.

James Stewart était adossé, près de la porte, au mur en pierre dont la fraîcheur le soulageait légèrement. Des rideaux épais cachaient les vitres, derrière lesquelles une pluie fine crépitait sans fin. Il se demanda quelle heure il était, mais il résista à l’envie de traverser la chambre et d’écarter les rideaux. James changea de position pour soulager ses pieds douloureux. Il n’y avait que deux tabourets dans la pièce et ils étaient réquisitionnés par Comyn le Noir, comte de Buchan, et le comte de Fife, un homme obèse qui avait hérité du droit de couronner un nouveau roi. Le chambellan jeta un coup d’œil à l’évêque de St Andrews, plongé dans ses prières près du feu. Il s’étonnait que ce frêle vieillard endure de rester sur ses genoux si longtemps. La silhouette trapue de Robert Wishart passa devant lui. L’évêque de Glasgow faisait les cent pas. James croisa les yeux de John Comyn, qui se tenait debout près de la fenêtre.

Lord de Badenoch soutint son regard, qui semblait le défier. James, sentant son hostilité, ne broncha pas. Les deux hommes ne s’étaient jamais aimés. Leurs rapports à la cour étaient exclusivement fondés sur la nécessité, mais depuis les attaques des Bruce sur le Galloway, l’animosité de Comyn le Rouge avait atteint un paroxysme. James avait la nette impression que lord de Badenoch était au courant du rôle qu’il avait joué dans l’invasion. Quoi qu’il en soit, ça n’avait plus d’importance désormais. D’ici quelques heures, les tentatives de Comyn pour installer leur beau-frère sur le trône vacant seraient nulles et non avenues.

Un nouveau hurlement déchirant perça le silence, plus long et plus fort que les autres, davantage un cri de détresse que de douleur. Il fut suivi par un long silence. Lorsque des bruits de pas se firent entendre dans le couloir, James détacha son regard de Comyn. L’évêque de Glasgow s’immobilisa et son homologue de St Andrews releva la tête de ses mains jointes. Le comte de Buchan se leva de son tabouret. Seul le comte de Fife, qui s’était endormi, le menton posé sur la poitrine, ne bougea pas lorsque la porte s’ouvrit.

La femme qui apparut contempla un instant les hommes qui attendaient l’issue. Son tablier blanc était couvert de sang. James sentait son odeur âcre. Son regard se posa sur lui.

— Un garçon, lord Stewart, déclara-t-elle.

— Dieu soit loué, dit Wishart.

James, néanmoins, continua de scruter le visage de la femme qui conservait une grande gravité. Au bout d’un moment, elle répondit à la question qu’il n’osait formuler.

— Il est mort avant de naître, sir. Je n’ai rien pu faire pour le sauver.

Wishart jura bruyamment.

Se détournant, James se passa la main dans les cheveux. Au même instant, il aperçut John Comyn, dont les yeux brillaient d’une flamme intense.