Chapitre 11

De tous côtés retentissaient des cors, leurs appels stridents faisant écho aux aboiements des chiens. La meute courait à toute allure. Il y avait des heures qu’ils poursuivaient leur proie, l’aube glaciale et son brouillard dense avaient cédé la place à la brume diaphane du milieu de matinée. La mort était proche maintenant et, encouragés par les cors, ils couraient tête la première à sa rencontre.

Robert pressait son cheval à travers les bois. Les arbres étaient couverts de jeunes bourgeons et l’odeur des nouvelles pousses emplissait ses poumons tandis qu’il s’efforçait de suivre le rythme, le coursier obéissant aux moindres de ses pressions sur les rênes qu’il tenait dans ses mains gantées. Devant lui il y avait un arbre couché, victime des tempêtes hivernales. Il enfonça les talons dans les flancs du cheval et se leva pour accompagner son mouvement. Le coursier sauta par-dessus le tronc pourri et retomba dans un bruit de tonnerre en faisant s’élever une gerbe de feuilles. Les chiens avaient disparu derrière une crête escarpée. Robert entendait leurs hurlements, plus puissants que les cors qui sonnaient dans son dos. Animé d’une détermination farouche, il guida le cheval dans le raidillon. En haut, le terrain redescendait dans une clairière incurvée comme un bol, qui se terminait par un talus élevé où s’enchevêtraient des racines. Une ouverture se distinguait dans le talus. Attroupés devant, les chiens aboyaient de frustration.

Comprenant que la proie avait réussi à échapper au piège, Robert poussa un juron et mit pied à terre avant de rejoindre les chiens. La brume était plus épaisse par ici, de même que les odeurs de mousse et de terre. Il chercha le cor qui pendait à sa ceinture. Alors que ses doigts venaient de s’en saisir, il entendit un bruit à l’intérieur de la cavité. Robert lâcha le cor et agrippa son épée par le pommeau. Les vieux chiens grondaient, les oreilles rabattues, le poil hérissé. Les plus jeunes geignaient comme des biches apeurées et exténuées. Avec n’importe quelle autre proie, même un cerf adulte ou un sanglier féroce, ils n’auraient pas eu autant d’appréhension. Robert tira son épée et traversa leur cercle protecteur, s’obligeant à rester calme. Il entendit qu’on l’appelait au loin, dans le brouillard, mais il continua.

En s’approchant, le souffle coupé, il vit que l’ouverture n’était pas profonde, c’était plutôt un creux devant lequel pendaient les racines. Il voyait une forme recroquevillée à l’intérieur, plus sombre encore que l’ombre. Elle était plus imposante qu’il ne s’y était attendu, mais pas autant toutefois que ce que certains rapports avaient laissé entendre. Son museau était long et fin, la mâchoire déjetée vers l’avant, les babines ourlées ne cachant rien des incisives crochues. Son pelage était noir et épais, la fourrure hivernale n’était pas encore complètement tombée. Mais le plus frappant, c’étaient ses yeux : deux billes jumelles d’or en fusion. Combien d’animaux étaient morts en contemplant ce regard brûlant, se demanda-t-il ? Au cours de l’hiver, il avait vu le résultat sanglant de ses destructions aux abords du village, les moutons éventrés, les vaches écorchées vives et vidées de leurs entrailles. Le loup, lui avait appris son grand-père, ne tuait pas seulement pour se nourrir, mais par plaisir. C’était un chasseur que seul le sang pouvait rassasier. Son cœur était ténébreux et sa morsure mortelle.

Les cors avaient fait silence. Robert entendait les hommes crier et les chevaux converger vers la clairière. Serrant fermement son épée dans sa main moite, il s’arma de courage et visa la forme sombre au fond de la cavité. Le loup fut le plus rapide. Il jaillit hors de son trou, ses yeux couvant un incendie. Robert tenta de le toucher, mais il ne réussit qu’à lui frôler le flanc quand il passa devant lui. Le loup attaqua l’un des chiens puis, se voyant cerné, il se retourna et sauta sur Robert, lequel, en cherchant à l’esquiver, se prit le pied dans une racine et s’affala par terre. Il ne put que crier quand la gueule du loup se referma sur sa cheville. Ramassant son épée qui, elle aussi, était tombée, Robert la fit tournoyer et frappa la créature au cou. La lame affûtée s’enfonça dans son pelage et pénétra sa chair épaisse. Le loup relâcha sa prise, voulut bondir de nouveau, mais trois chiens lui sautèrent dessus par-derrière et il hurla en sentant les crocs se ficher dans sa croupe et ses pattes arrière. S’écartant à croupetons des corps livrés au combat, Robert se releva au moment où deux autres chiens se jetaient dans la mêlée, achevant de clouer le loup au sol. Il hurlait de rage et de douleur, la chair déchirée. Du sang coulait sur le sol poussiéreux. Tenant son épée à deux mains, Robert s’avança et planta la lame dans le flanc de l’animal. Le sang jaillit, gicla sur sa tunique et son visage, la puanteur et sa chaleur lui obstruant la gorge. Il tourna la tête en essayant de ne pas s’étouffer tandis que les hommes à cheval investissaient la clairière.

Les chasseurs arrivèrent en premier, descendant la crête au galop, des cannes fourchues à la main, prêts à acculer la proie. En voyant Robert penché sur le loup, au milieu des chiens, ils ralentirent. Deux d’entre eux prirent les fouets attachés à leur ceinture afin de disperser les chiens. Les autres sortirent les laisses. Robert entendait les appels qu’on lui lançait, mais il regardait la flamme qui s’éteignait dans le regard du loup. Sa tête pendait en arrière et il ne respirait plus que faiblement. Finalement, un dernier frisson le parcourut et il demeura immobile. Robert se releva et tira son épée d’un coup sec. Alors que les chasseurs mettaient de l’ordre dans la meute, il se tourna vers son grand-père. Derrière lui venaient son père et son frère, Édouard, ainsi que dix hommes du cru mobilisés pour accompagner la chasse. Robert croisa le regard d’acier de son grand-père. Fier de lui, il voulut sourire mais le vieil homme se dirigea vers les chasseurs qui faisaient cercle autour des chiens. Le loup gisait prostré dans la poussière, le sang formant une mare près de sa dépouille. Deux chiens avaient été blessés lors du combat. Le vieux lord se pencha sur l’un d’eux pour examiner sa blessure. C’était Scáthach, sa chienne préférée. Robert inspecta avec embarras les traces de crocs sur sa botte.

Le vieux lord, se redressant, se tourna vers lui.

— Pourquoi ne t’es-tu pas servi de ton cor ?

Robert passa sa langue sur ses lèvres sèches.

— Je n’ai pas eu le temps, mentit-il en sentant son triomphe s’échapper.

Son grand-père fronça davantage encore les sourcils.

— Assurez-vous que ces plaies sont bien nettoyées, lança-t-il aux chasseurs.

— La blessure est grave ? demanda Robert à son père, qui s’en allait examiner les chiens sans même accorder un regard à son fils.

Robert regarda les hommes s’affairer auprès des chiens blessés. L’excitation de la chasse l’avait quitté. Aussi morte que le loup, elle était oubliée. Tournant les talons, il partit vers les arbres, repoussant les branches pour se frayer un chemin. Il s’assit sur une souche pourrissante et posa à terre son épée tachée de sang. Avec des gestes lents, il remonta sa chausse. Deux marques rouges faisaient le tour de sa cheville.

— Est-ce que ça saigne ?

Robert sursauta et vit Édouard qui arrivait près de lui.

— Non, répondit-il. La peau n’est pas ouverte.

— Tu as de la chance. J’ai entendu dire que le seul moyen de guérir d’une morsure de loup, c’est de se baigner nu neuf fois dans la mer.

Occupé à remettre sa botte, Robert ne répondit pas. Édouard s’adossa à un arbre devant lui. Robert leva les yeux, prenant soudain conscience que son frère, nonchalamment appuyé, était vraiment grand. Sa tunique verte et ses chausses marron le faisaient se confondre avec la forêt, ses mèches de cheveux noirs étant cachées sous un chapeau à plume. À quatorze ans, il avait un visage potelé, enfantin, que des fossettes creusaient encore lorsqu’il souriait. Alors qu’ils avaient un an d’écart, tout le monde disait toujours qu’ils se ressemblaient, et Robert se demanda quelles transformations lui-même avait connu en deux étés, depuis qu’il occupait le rang d’écuyer de son grand-père. Cela faisait un an qu’il n’avait pas vu son frère, lui-même revenu d’Irlande juste avant son départ.

— Cette créature était une brute sauvage, reprit Édouard avec une pointe de soulagement. Si je l’avais tuée, je la ferais empailler et accrocher dans le salon, même si l’odeur devait rebuter les invités. Elle dégageait la même odeur que les bottes de père ! ajouta-t-il en tordant le nez.

Robert se mordit les lèvres, mais ne put s’empêcher de sourire. Édouard riait de bon cœur en secouant la tête.

— Tu devais avoir le feu sacré pour t’attaquer à ce loup alors qu’il était acculé.

Le sourire de Robert disparut. Il récupéra son épée, ramassa une poignée de feuilles et nettoya le sang sur la lame.

— On le cherche depuis des mois. On avait pris les autres de la meute, mais celui-ci réussissait toujours à s’échapper.

Il se leva pour faire face à son frère. Il avait envie de crier à Édouard qu’il n’avait pas vu les champs couverts de sang après le passage des loups, qu’il n’était pas là au beau milieu de l’hiver avec les hommes d’Annan et Lochmaben, à tendre des pièges, à attendre des heures durant dans l’obscurité, les doigts gelés par le froid, le souffle formant des nuages de vapeur tandis que les outres de vin passaient de main en main. Le jour de sa première chasse, quand il avait aidé à ramener un loup dans les filets, son grand-père lui avait tracé une ligne sur le front avec le sang de l’animal, en lui disant qu’il était un homme maintenant. Il se détourna, incapable de prononcer ces mots. Ils n’étaient pas destinés à son frère, mais à son père.

Après la cruelle déception qui avait suivi son retour d’Irlande – la tutelle permanente du comte était si accablante et ingrate –, Robert avait enfin commencé à s’épanouir dans la maison de son grand-père. Aux côtés du vieux lord, il avait fait les premiers pas qui mènent à la condition d’homme, s’approchant chaque jour davantage, avec une confiance et une certitude croissantes, du noble lord qu’il était appelé à devenir. Il se rappelait bien sa première nuit au château de Lochmaben, son grand-père l’avait fait asseoir dans la grande salle et avait insisté longuement, gravement, sur l’importance de l’héritage dont il était le destinataire.

— Considère ta lignée comme un grand arbre, lui avait dit le vieux lord. Un arbre dont les racines remontent à l’époque du Conquérant et au règne de Malcolm Canmore, et encore plus loin, par ta mère, jusqu’aux anciens rois d’Irlande. Les racines sont profondes, elles nourrissent les branches qui poussent, s’entrelacent par les mariages, passent par la maison royale d’Écosse et la noblesse d’Angleterre, jusqu’à mon père et à moi. Toi, Robert, tu es un bourgeon qui pousse sur des branches maîtresses.

Mais ces mots sonnaient creux désormais. Le comte n’était arrivé à Lochmaben que depuis deux jours et déjà Robert avait l’impression d’avoir de nouveau douze ans, et non quinze – comme si les dernières années et tout ce qu’il avait fait s’étaient effacés. Il pouvait chasser et tuer une bête malfaisante, il restait impuissant face au regard désapprobateur et glacial de son père.

— Nous aussi, nous avons cru qu’il y avait des loups à Turnberry l’hiver dernier, dit Édouard en regardant Robert s’accroupir et reprendre le nettoyage de sa lame. Des agneaux ont disparu. Père pensait que c’étaient les chiens de la sorcière.

— Affraig ? demanda Robert en s’asseyant sur ses talons.

Il n’avait pas pensé à la vieille femme et à son arbre à cages depuis longtemps.

— Je n’arrive toujours pas à croire ce que tu m’as raconté avant de partir, reprit Édouard. Est-ce que tu en as parlé à grand-père ?

Robert acquiesça tout en frottant le plat de l’épée avec une poignée de feuilles.

— Alors ?

— Il n’a pas voulu en parler.

— Il n’a pas nié ?

— Non. Mais il n’a pas confirmé.

Robert se releva et glissa l’épée dans le fourreau pendu à sa ceinture. Il la nettoierait convenablement plus tard.

— Je suppose que tu n’as pas parlé à père ?

— Je ne cherche pas à attirer les coups de fouet. Père se met facilement en colère, ces derniers temps. Il s’est occupé de Niall avec sa ceinture la semaine dernière. Il a eu une fièvre il y a quelques mois, mère pense que c’est l’explication de son irritabilité.

Édouard eut un petit rire désabusé.

— Mais je l’ai assez entendu râler à propos de Salisbury pour savoir que le médecin pourrait lui appliquer des sangsues par centaines qu’il ne changerait pas d’humeur.

— Qu’est-ce qu’il disait ? demanda Robert, son attention à présent éveillée.

— Que ce n’était pas juste qu’il ne soit pas impliqué dans les négociations avec le roi Édouard. Qu’il aurait dû être à Salisbury avec grand-père.

Robert éprouva une certaine satisfaction. Certes, il n’était pas présent au conseil au cours duquel le traité de Salisbury avait été scellé, mais il s’était rendu en ville avec l’escorte de son grand-père et il avait vu les émissaires du roi arriver pour les négociations.

Après que la reine eut accouché d’un enfant mort-né, des tensions avaient menacé d’éclater, mais aussitôt après, des missives étaient arrivées de France au nom du roi Édouard, ordonnant à tous les hommes du royaume de s’en remettre au conseil des gardiens jusqu’à ce que Marguerite soit couronnée. Le grand-père de Robert, ravi par cette décision, avait retiré ses dernières troupes du Galloway et, pour le bien du royaume, il avait restitué les châteaux conquis à Balliol et aux Comyn. Après cela, le calme était revenu : la plupart des hommes avaient accepté de bon gré les ordres d’Édouard, et les autres n’avaient pas envie de mettre en danger leurs domaines en Angleterre en s’opposant au roi. Quand Robert était allé vivre avec son grand-père, le royaume avait retrouvé la paix.

Et à l’automne dernier, le roi Édouard, après avoir passé trois ans en Gascogne, était revenu et avait contacté les gardiens pour discuter des modalités du voyage de Marguerite, qui avait presque sept ans désormais, de la Norvège jusqu’à l’Écosse. Lord John Comyn s’était placé à la tête de la délégation qui devait se rendre en Angleterre pour ces négociations, mais avec l’aide de James Stewart, lord d’Annandale avait réussi à se joindre au groupe. Robert avait accompagné son grand-père en Angleterre, où les attendait l’une des plus importantes conférences des dernières décennies, conférence où l’on avait résolu que Marguerite viendrait en Écosse d’ici la fin de l’année. Il ne restait plus que les détails à régler, ce qui serait fait bientôt, lors de l’assemblée qui allait se tenir dans la ville de Birgham.

Robert aurait voulu que son père ne soit pas invité à participer aux ultimes pourparlers, mais étant l’un des treize comtes, il était impossible qu’on ne le convoquât pas. Néanmoins, il était résolu à ne pas laisser traiter avec mépris la position qu’il avait acquise dans le cercle de son grand-père. La chasse ne s’était pas conclue par le succès escompté. Il voulait tellement prouver sa valeur qu’il s’était montré imprudent, mais maintenant qu’il était au courant des frustrations de son père, il ne se sentait plus aussi impuissant.

— Viens, lança-t-il à son frère, allons voir la curée.

Les deux frères rebroussèrent chemin pour rejoindre le groupe des chasseurs, qui avaient déjà entrepris de vider le loup de ses entrailles. Une fois son estomac enlevé, on nettoierait la cavité avant de la remplir d’un mélange de mouton et de céréales. On lâcherait alors les chiens pour qu’ils se régalent, ce rituel constituant leur récompense pour une chasse réussie. Les hommes se passaient des outres de vin, l’ambiance était joviale.

Robert se dirigea vers son grand-père. En passant devant son père, il veilla à marcher la tête haute.

— Scáthach va-t-elle bien ? demanda-t-il en regardant la chienne qui léchait ses plaies.

— Elle en a vu d’autres, répondit son grand-père au bout d’un moment.

Robert leva les yeux vers lui.

— Je suis désolé, grand-père, s’excusa-t-il d’une petite voix. J’aurais dû vous attendre.

Le vieux lord grommela.

Mortifié, Robert le salua d’un signe de tête et alla s’occuper de son cheval, qui broutait des buissons à proximité. Il entendit la voix de son grand-père dans son dos.

— Je parie que les bergers d’Annandale dormiront mieux ce soir.

Quand il saisit les rênes de son coursier, un grand sourire éclairait le visage de Robert.